Conseil d’État : siéger ou ne pas siéger en annulation et en suspension dans la même affaire ?

par David Renders - 20 avril 2018

La question a récemment été posée par un internaute visiteur de Justice-en-ligne de savoir si le conseiller d’État ayant statué sur une demande de suspension peut faire partie du siège appelé à statuer sur le recours en annulation dans la même affaire.

Cette question a donné lieu à des controverses, tranchées en définitive par la Cour constitutionnelle.

David Renders, professeur à l’Université catholique de Louvain et avocat au barreau de Bruxelles, ci-après, commente ces controverses et critique la solution donnée. C’est l’occasion aussi de rappeler le rôle du Conseil d’État.

1. Depuis 1946, le Conseil d’Etat est investi du pouvoir de connaître des recours en annulation dirigés contre un acte administratif unilatéral de portée réglementaire ou individuelle. C’est à la condition qu’un autre juge n’ait pas été investi d’un tel pouvoir.

Pour obtenir gain de cause devant le Conseil d’État, le requérant doit avoir la capacité, la qualité et l’intérêt requis. Il doit, par ailleurs, observer les multiples exigences d’une procédure minutieusement décrite, le conduisant par exemple à devoir respecter un délai pour agir ou pour déposer les écrits de procédure subséquents. Des exigences sont également consacrées à destination de la partie adverse (c’est-à-dire l’administration qui a pris l’acte contesté) et, s’il en est, de la partie sollicitant d’intervenir ou ayant obtenu de ce faire.

S’il est déclaré recevable et qu’une critique de légalité régulièrement soulevée est, en bout de course, jugée fondée, le recours conduit à l’annulation de l’acte entrepris, en sorte que cet acte est censé n’avoir jamais existé.

2. Depuis 1989, et dans une plus large mesure 1991, le Conseil d’État est, par ailleurs, investi du pouvoir de connaître des demandes destinées à obtenir, au provisoire, la suspension de l’exécution d’un acte administratif unilatéral dont l’annulation est, par ailleurs, sollicitée.

Pour obtenir gain de cause devant le Conseil d’Etat, le requérant doit, ici encore, disposer de la capacité, de la qualité et de l’intérêt requis. Il doit, par ailleurs, observer les multiples exigences d’une procédure minutieusement décrite, le conduisant par exemple à devoir démontrer que sa demande est urgente. Des exigences sont également consacrées à destination de la partie adverse et, s’il en est, de la partie sollicitant d’intervenir ou ayant obtenu de ce faire.

Si toutes les conditions de recevabilité ont été observées, que l’urgence de la demande est établie et qu’une critique de légalité régulièrement soulevée est, à ce stade, déclarée sérieuse, la demande de suspension est accueillie, ce qui conduit à la neutralisation provisoire des effets de l’acte objet du recours, en attendant que le Conseil d’État ne statue au fond, autrement dit ne tranche le recours en annulation.

3. Il faut avoir à l’esprit que le Conseil d’État de Belgique compte quarante-quatre conseillers d’État, dont vingt-deux francophones et vingt-deux néerlandophones, répartis en chambres spécialisées en telle ou telle matière.

Trois conseillers d’État sont affectés à chaque chambre et c’est très exactement le nombre de magistrats requis, en principe, pour trancher un recours en annulation.

Très généralement, c’est un conseiller d’État agissant seul qui tranche les demandes de suspension. La question se pose de savoir si celui des trois conseillers en cause qui a été appelé à devoir trancher l’éventuelle demande de suspension introduite en complément du recours en annulation peut — ou non — faire partie du siège appelé à devoir connaître de l’affaire au fond.
À cette question, les lois coordonnées sur le Conseil d’Etat omettent de répondre, tout autant que les arrêtés chargés de fixer le déroulement des procédures d’annulation et de suspension.

Les pratiques semblent, pour leur part, multiples. Certains conseillers ne voient aucune difficulté à cumuler les deux rôles. D’autres s’abstiennent d’endosser le rôle de conseiller-rapporteur dans la procédure au fond lorsqu’ils ont eu à connaître de l’affaire en suspension (le conseiller-rapporteur est celui des trois membres du siège qui prépare le dossier, en ce compris, en principe, un projet d’arrêt, à délibérer ensuite avec ses collègues). D’autres encore jugent devoir ne pas faire partie du siège dans ce cas, tout au moins en certaines circonstances.

4. Si l’on a égard aux enseignements qui se dégagent en termes d’impartialité du juge, l’on a déjà pu apprendre de la Cour européenne des droits de l’homme que :
 il faut non seulement que « le tribunal ne manifeste aucun parti pris ni préjugé personnel », mais qu’il soit « objectivement impartial », en ce sens qu’il offre « des garanties suffisantes pour exclure, à cet égard, tout doute légitime » ;
 « même les apparences peuvent revêtir de l’importance » : « il y va de la confiance que les tribunaux d’une société démocratique se doivent d’inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure » ;
 le « simple fait, pour un juge, d’avoir déjà pris des décisions avant le procès ne peut passer pour justifier en soi des appréhensions relativement à son impartialité » ;
 lorsqu’un juge tranche « la même affaire », contrôle « une même décision » ou résout « une question analogue », il semble bien contrevenir à l’exigence d’impartialité au sens où cette exigence s’impose à lui (sur les enseignements recensés de la Cour européenne des droits de l’homme, voy. notamment les arrêts suivants, avec les références qu’ils citent : Procola c. Luxembourg, 28 septembre 1995, §§ 41 et s. ; Kleyn et autres c. Pays-Bas, 6 mai 2003, §§ 190 et s. ; Sacilor Lormines c. France, 9 novembre 2006, §§ 59 et s.).

5. Sans préjudice de la mesure dans laquelle le contentieux administratif entre dans le champ d’application de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme dont la jurisprudence ici rappelée est issue, et en ayant égard au fait qu’il semble indiscuté que le principe d’impartialité s’applique au Conseil d’État en tous contentieux, l’on peut, à notre estime, et avec prudence compte tenu des circonstances qui doivent toujours être prises en compte, inférer des enseignements ainsi rappelés que :
 si, au contentieux de la suspension, le conseiller d’État statue exclusivement sur la condition requise de l’urgence, il ne présente pas les symptômes d’une partialité objective, cette question n’intervenant plus dans l’examen au fond de l’affaire ;
 si, au contentieux de la suspension, le conseiller d’Etat statue sur le sérieux d’un ou de plusieurs moyens, il juge, au provisoire, d’une question dont il aura à rejuger définitivement, en sorte qu’on peut objectivement craindre qu’il ne dispose pas de l’impartialité requise ;
 si le conseiller d’Etat a statué sur une question de recevabilité ouvertement débattue au contentieux de la suspension qui est appelée à se représenter au contentieux de l’annulation, l’on peut, ici encore, objectivement craindre que l’impartialité requise fasse défaut dans son chef.

6. Des considérations qui précèdent, il résulte que le fait, pour un même conseiller d’État, de siéger, dans une même affaire, en suspension puis en annulation ne paraît pas, en toute hypothèse, constituer un problème de partialité. Mais, à l’inverse, cette situation n’exclut pas qu’un tel problème se présente.

Tout au moins jusqu’ici, la Cour constitutionnelle n’a pas vu de problème à ce qu’un même conseiller d’Etat connaisse de l’affaire en référé et au fond, tant au regard des règles constitutionnelles de l’égalité et de la non-discrimination consacrées aux articles 10 et 11 de la Constitution, qu’au regard de ces dispositions combinées avec l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, voire combinés avec l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui garantissent le droit à un procès équitable (voir les arrêts suivants de la Cour : n° 18/99, 10 février 1999 ; n° 48/99, 20 avril 1999).

Comme à d’autres, la position de la Cour constitutionnelle nous paraît cependant partiellement contestable (voici quelques références d’écrits de juristes sur ces questions : D. Lagasse, « Peut-on récuser un conseiller d’État ? Qu’est-ce qu’un conseiller d’État impartial ? », Journal des Tribunaux., 1999, pp. 152 à 155 ; J. van Compernolle, « Impartialité du juge et cumul de fonctions au fond et au provisoire : réflexions sur des arrêts récents », in Les droits de l’homme au seuil du troisième millénaire, Mélanges en hommage à Pierre Lambert, Bruxelles, Bruylant, 2000, pp. 935 à 947 ; M. Dumont, « Le Conseil d’Etat, Tribunal indépendant et impartial », Mélanges en hommage à Pierre Lambert, cité ci-avant, pp. 321 à 342 ; M. Leroy, Contentieux administratif, 5e éd., Limal, Anthémis, 2011, pp. 782 à 786).

Votre message

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Votre message

Les messages sont limités à 1500 caractères (espaces compris).

Lien hypertexte

(Si votre message se réfère à un article publié sur le Web, ou à une page fournissant plus d’informations, vous pouvez indiquer ci-après le titre de la page et son adresse.)

Ajouter un document

David Renders


Auteur

Professeur à l’Université catholique de Louvain
Avocat au barreau de Bruxelles

Partager en ligne

Articles dans le même dossier

Avec le soutien de la Caisse de prévoyance des avocats, des huissiers de justice et des autres indépendants
Pour placer ici votre logo, contactez-nous