Le Conseil constitutionnel français et la reconnaissance du principe de fraternité : La confusion des sentiments

par Carolina Cerda-Guzman - 24 septembre 2018

Par une décision du 6 juillet 2018, le Conseil constitutionnel français a consacré pour la première fois la valeur constitutionnelle du principe de fraternité à l’occasion de l’examen d’une loi sur l’aide apportée à des étrangers en situation irrégulière.

Cette décision révolutionne-t-elle les principes en la matière ?

Carolina Cerda-Guzman, maître de conférences à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, nous propose sa lecture.

1. Une joie teintée d’amertume. Tel est le sentiment que suscite la décision du 6 juillet 2018 du Conseil constitutionnel français.

2. Dans cette affaire, le Conseil avait été saisi de la constitutionnalité de deux articles du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. La lecture combinée de ces deux articles permet de condamner pénalement toute aide à l’entrée et à la circulation des étrangers en situation irrégulière, mais d’exonérer ceux qui apportent une aide au séjour.

Le Conseil y consacre pour la première fois la valeur constitutionnelle du principe de fraternité et, sur ce fondement, il estime que la limitation à la seule aide au séjour est inconstitutionnelle car séjour et circulation peuvent être étroitement liés.

3. À la lecture de la décision, la joie est réelle car elle naît d’un soulagement.

Le principe de fraternité est enfin reconnu.

« Enfin » est le terme adéquat car la reconnaissance a été plus que tardive. Alors que la Liberté et l’Egalité ont l’honneur d’être mentionnées dès l’article 1 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, et que la devise de la République a été consacrée officiellement en 1848, la Fraternité a longtemps été le frère oublié de ce triptyque.

4. Une joie intense, car elle naît de la surprise.
Aucun signe précurseur n’était apparu dans la jurisprudence du Conseil : la fraternité est un terme rarissime dans ses décisions.

De plus, elle appartient à une catégorie juridique peu commune : les principes à valeur constitutionnelle. Jusqu’alors, on ne dénombrait que cinq principes ayant ce label. Les autres droits et libertés jurisprudentiels appartiennent à d’autres catégories comme celle des Principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, qui sont une douzaine, ou celle des Objectifs à valeur constitutionnelle, également une douzaine.
Les principes à valeur constitutionnelle sont eux plus rares car ils sont réputés « découler de la Constitution ». Or, la Constitution française de 1958 est un texte technique, aride en droits fondamentaux et il a été jusqu’alors difficile d’en faire émerger des droits et libertés.

5. Une joie fervente, car elle confirme une certaine conception de la fraternité.

La notion de fraternité est complexe et a pu être utilisée par divers courants philosophiques ou politiques. Qui sont ces « frères et sœurs » à qui il faut tendre la main ? Les « frères et sœurs de sang » ? Les « frères et sœurs de la Nation » ? Ou tous les frères et sœurs quels qu’ils soient ? Dans sa décision, le Conseil indique clairement que la fraternité doit s’entendre de manière universelle, sans considération de la nationalité ni même de la régularité du séjour.

6. Pour autant, cette joie est teintée d’amertume et de craintes.
L’amertume a été instantanée car cette consécration n’a pas eu d’effet immédiat. Certes, le Conseil constitutionnel affirme qu’il y a inconstitutionnalité. Mais l’abrogation de l’article litigieux a été repoussée au 1er décembre 2018.

En outre, il est possible d’avoir des craintes pour l’avenir de ce principe. Va-t-on le distinguer de la notion, moins connotée religieusement, de « solidarité » ? D’autres libertés seront-elles reconnues sur son fondement ?
Ce principe a de grandes potentialités, en termes de lutte contre le racisme, la xénophobie, l’homophobie ou pour protéger les politiques d’insertion. Mais il doit être concilié avec d’autres objectifs constitutionnels.

7. Vu le poids élevé que le Conseil constitutionnel accorde à l’objectif de sauvegarde de l’ordre public, difficile de savoir s’il faut rester optimiste ou pessimiste à l’égard de la décision du 6 juillet 2018.

Votre point de vue

  • Guy Laporte
    Guy Laporte Le 27 septembre 2018 à 11:22

    Je n’ai pas fait de recherches particulières sur cette question de la reconnaissance du principe de fraternité, et je remercie de leur indulgence les personnes qui ont davantage creusé la question. Cependant deux observations me viennent à l’esprit.

    Première observation : l’article 2 de la Constitution française du 4 octobre 1958 énonce la devise de la République : "Liberté, Egalité, Fraternité". Le principe de fraternité a donc au départ la même valeur constitutionnelle et supra légale que les principes de liberté et d’égalité. Si les principes de liberté et d’égalité peuvent se traduire (plus ou moins bien il est vrai) dans divers textes juridiques, le principe de fraternité, plus abstrait, a un contenu essentiellement moral, et rarissimes sont les situations dans lesquelles il pourrait être juridiquement opérant à l’encontre d’une loi ou de tout autre texte juridique. C’est peut-être pour cela qu’il ne l’avait jamais été jusqu’à présent, et un cas de figure assez original et rare en pratique a donné au Conseil constitutionnel l’occasion de l’affirmer.

    Seconde observation : Il est vrai que le texte même de la Constitution française de 1958 est assez technique est essentiellement axé sur l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics. C’est le rôle premier d’une constitution.
    Mais l’article préambule de cette constitution dispose que : « Le Peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’Homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu’ils sont définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu’aux droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement de 2004 ». Or le préambule de la constitution de 1946 est extrêmement riche et détaillé dans l’énumération des droits et libertés et, sauf erreur de ma part, a la même valeur constitutionnelle que la constitution de 1958 elle-même.

    • Carolina Cerda-Guzman
      Carolina Cerda-Guzman Le 27 septembre 2018 à 18:11

      Bonjour, je me permet de répondre à vos observations et j’espère que mes précisions vous seront utiles. Concernant votre première observation, je ne pense pas que le principe de fraternité ait au départ une valeur constitutionnelle. En effet, le fait qu’ils soit mentionné à l’article 2 de la Constitution comme faisant partie de la devise de la République n’en faisait pas pour autant un principe constitutionnel. C’est en réalité la devise qui était considérée comme constitutionnelle et non les principes qu’elle énonçait. Jusqu’à présent, jamais le Conseil constitutionnel n’avait appuyé ses décisions portant sur le principe de liberté ou d’égalité sur le fait qu’ils faisaient partie de la devise de la République. C’est parce qu’ils avaient une reconnaissance autonome qu’ils étaient reconnus comme constitutionnels. Bien sûr le caractère moral a été un frein important à la reconnaissance du principe de fraternité. L’originalité du cas de figure, comme vous le dites très bien, peut en partie expliquer cette décision. Cependant, je ne pense pas qu’il s’agisse uniquement du cas de figure. Le Conseil constitutionnel avait déjà par le passé eut à contrôler des législations relatives à l’immigration et n’avait jamais choisi d’invoquer le principe de fraternité. Il s’agit plus d’une création jurisprudentielle (justifiée par un contexte) que d’un simple article non encore appliqué jusqu’ici à mes yeux. Concernant la seconde observation, en effet, la DDHC, et le préambule de la Constitution de 1946 sont riches en droits et libertés et ont la même valeur que la Constitution (depuis 1971 et non depuis 1958). Ici, je cherchais simplement à souligner le fait qu’il est toujours intéressant quand le Conseil constitutionnel consacre un nouveau principe non pas sur le préambule (qui a vu sa valeur constitutionnelle reconnue plus tardivement) mais sur le texte même de la Constitution (donc les articles rédigés formellement par le constituant en 1958). Il ne faut pas oublier que la Constitution de 1958 a été écrite dans l’urgence (en à peine 3 mois) et que la mention faite à la DDHC et à la Constitution de 1946 dans le préambule avait été faite pour compenser la sécheresse du texte constitutionnel. Un nouveau principe qui s’appuie sur les articles mêmes de la Constitution et non pas sur le préambule : c’est assez rare pour le souligner ! Cordialement, CCG

    • Guy Laporte
      Guy Laporte Le 28 septembre 2018 à 12:06

      Bonjour,
      Je vous remercie vivement de votre réponse précise et détaillée qui permet, à tous les lecteurs comme à moi-même, d’avoir un ensemble d’éléments d’appréciation très complet pour saisir la portée de la décision du Conseil Constitutionnel relative à ce principe de fraternité. Je n’avais pas fait de recherches spécifiques sur ce sujet et je suis tout à fait convaincu par les observations que vous avez bien voulu faire.
      Bien cordialement
      GL

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  • skoby
    skoby Le 25 septembre 2018 à 17:15

    C’est un excellent principe mais le moment est peut-être mal choisi, car actuellement
    c’est toute l’Afrique noire qui voudrait évoquer la fraternité,c’est-à-dire venir en
    Europe avec une préférence pour l’Angleterre, qui n’a d’ailleurs pas l’intention d’ouvrir
    ses frontières. Je pense que l’Europe et même le reste du monde doit sérieusement
    réfléchir à l’attitude à adopter. Sujet hyper délicat, qui n’a rien à voir avec le racisme.

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