Abattage rituel religieux, bien-être des animaux et dialogue des juges : la Cour constitutionnelle interroge la Cour de justice de l’Union européenne

par Stéphanie Wattier - 27 mai 2019

Certaines pratiques d’abattage rituel religieux placent constamment en tension, d’une part, la défense du bien-être des animaux et, d’autre part, la protection de la liberté de religion. Une affaire emblématique devant la Cour constitutionnelle vient de l’illustrer, qui a conduit celle-ci à interroger la Cour de justice de l’Union européenne.

Stéphanie Wattier, chargée de cours à l’Université de Namur, nous en dit plus.

1. Les religions comme le judaïsme et l’islam exigent, pour que la viande soit propre à la consommation (« casher » dans le cas de la religion juive et « halal » dans le cas de la religion musulmane), que la mort de l’animal survienne du fait de son abattage par hémorragie (et donc pas par étourdissement), ce qui s’oppose à la réglementation européenne, qui impose que l’animal soit étourdi préalablement à son abattage afin de limiter sa détresse et sa souffrance. Cette exigence d’étourdissement préalable est consacrée par l’article 4, § 1er, du règlement n° 1099/2009 du 24 septembre 2009 ‘sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort’ .

Toutefois, afin de garantir la liberté de religion, ce même article 4 contient
une exception en son paragraphe 4, qui dispose que, « [p]our les animaux faisant l’objet de méthodes particulières d’abattage prescrites par des rites religieux, les prescriptions visées au paragraphe 1 ne sont pas d’application pour autant que l’abattage ait lieu dans un abattoir ». Autrement dit, le droit européen autorise, à titre dérogatoire, les abattages rituels religieux sans étourdissement pour autant qu’ils aient lieu dans un abattoir. En outre, l’article 26, paragraphe 2, alinéa 1er, c), de ce règlement autorise les États membres à adopter une réglementation plus sévère en vue d’une plus grande protection des animaux au moment de leur mise à mort, à condition de le notifier à la Commission européenne.

2. Outre ces prescriptions européennes qui s’imposent à elle, la Belgique doit, en matière d’abattage, tenir compte du fait que la matière du bien-être des animaux a été régionalisée en 2014 à l’occasion de la Sixième réforme de l’Etat.
Depuis lors, les régions ont vu leur liste de compétences fixée par l’article 6, § 1er, de la loi spéciale ‘de réformes institutionnelles’ du 8 août 1980 complétée par une onzième matière (XI) : « le bien-être des animaux ».
C’est dans ce contexte que la Région flamande a adopté, le 7 juillet 2017, un décret ‘portant modification de la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux, en ce qui concerne les méthodes autorisées pour l’abattage des animaux’. Par ce nouveau décret, la Région flamande a supprimé la dérogation autrefois permise par la loi du 14 août 1986, qui permettait que l’abattage ait lieu sans étourdissement lorsqu’il s’agissait d’un rite religieux.

La Région wallonne a décidé d’une suppression identique de la dérogation par son décret du 4 octobre 2018 ‘relatif au Code wallon du Bien-être des animaux’.

En Région de Bruxelles-Capitale, la loi de 1986 reste, pour le moment, d’application, de même que l’exception en matière religieuse, et ce, en attendant l’adoption d’une ordonnance en la matière.

3. Tant en Région flamande qu’en Région wallonne, l’étourdissement préalable est donc devenu, en toutes situations, obligatoires. Néanmoins, il est prévu que, si l’abattage fait l’objet de méthodes particulières d’abattage prescrites par un rite religieux, le procédé d’étourdissement doit être réversible et il ne peut entraîner la mort de l’animal.

4. Plusieurs recours ont donc été introduits à l’encontre des décrets wallon et flamand par des associations musulmanes et israélites, qui invoquent la violation des articles 10 et 11 de la Constitution (principe d’égalité et de non-discrimination), lus en combinaison avec les articles 4, paragraphe 4 et 26 du règlement européen n° 1099/2009, en ce que les deux décrets empêchent les croyants islamiques et juifs de bénéficier de l’exception d’abattage rituel dans un abattoir sans étourdissement préalable, comme le permet ledit règlement.

5. Par rapport à cette première violation invoquée par les requérantes, il est intéressant de noter que la Cour constitutionnelle ne peut directement vérifier la constitutionnalité d’une norme belge avec une règle européenne. En effet, les normes internationales et européennes ne font pas partie des normes dites « de référence », c’est-à-dire du « bloc de constitutionnalité » sur lequel la Cour peut se fonder pour exercer son contrôle. Pour pallier ce défaut de compétence, la Cour emploie ce que les juristes ont coutume de qualifier de « méthode combinatoire », par laquelle elle opère une lecture combinée des normes européennes et internationales avec les articles 10 et 11 de la Constitution afin qu’il soit fait application desdites normes dans le respect du principe d’égalité et non-discrimination (voir à ce sujet l’article de Géraldine Rosoux, « Les droits fondamentaux, une substance malléable pour le juge ? Propos sur la « dématérialisation » des droits fondamentaux » ).

6. Dans son appréciation, la Cour constitutionnelle rappelle d’abord dans son arrêt n° 53/2019 du 4 avril 2019 que l’abattage rituel religieux constitue bien un « rite » au sens de l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ce qui implique qu’il bénéficie de la liberté de religion garantie par ce même article 10.
Notant que l’exception à l’obligation d’étourdissement contenue dans l’article 4, paragraphe 4, du règlement n° 1099/2009 vise à garantir la liberté de religion, la Cour constate toutefois que l’habilitation contenue dans l’article 26, § 2, alinéa 1er, c), du même règlement – qui permet aux Etats de prendre des mesures plus sévères pour garantir le bien-être des animaux – ne précise pas les limites que les États membres doivent observer à cet égard.
La Cour constate, en outre, que l’obligation d’étourdissement préalable ne vaut pas pour les animaux issus de la chasse et de la pêche.
Aussi, par son arrêt n° 53/2019 du 4 avril 2019, devant le nombre d’interrogations de droit européen se posant à elle, la Cour constitutionnelle, avant de statuer sur le fond du recours en annulation, décide de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne. En effet, l’article 267, paragraphe 3, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne oblige les juridictions dont les décisions ne sont pas susceptibles de recours – comme c’est son cas –, si un doute surgit quant à l’interprétation ou la validité d’une disposition du droit de l’Union européenne importante pour la solution d’un litige, d’interroger la Cour de justice de l’Union européenne à ce sujet.

7. Dans une première question, la Cour constitutionnelle demande si l’article 26, paragraphe 2, alinéa 1er, c), du règlement doit être interprété comme permettant, en dérogation à l’article 4, paragraphe 4, du même règlement, à l’instar de ce que prévoient désormais les décrets flamand et wallon, l’interdiction absolue d’abattage sans étourdissement et, dans le cas d’un abattage rituel religieux, un étourdissement réversible et qui ne peut entrainer la mort de l’animal.
Dans une deuxième question, la Cour demande, en cas de réponse affirmative à la première question, si l’article 26, paragraphe 2, alinéa 1er, c), du règlement ne viole pas la liberté de religion garantie par l’article 10 de la Charte.
Dans une troisième question, la Cour demande, en cas de réponse affirmative à la première question, si l’article 26, paragraphe 2, alinéa 1er, c), lu en combinaison avec l’article 4, § 4, du règlement ne viole pas les principes d’égalité, de non-discrimination et de diversité religieuse consacrés par les articles 20, 21 et 22 de la Charte en ce que l’obligation d’étourdissement ne vaut pas en matière de chasse, de pêche et de manifestations culturelles et sportives.

8. Une fois qu’elle aura reçu les réponses à ces différentes questions, la Cour constitutionnelle devra, dans ce processus de dialogue de juge à juge, se prononcer sur le fond du recours en annulation en respectant l’interprétation donnée par la Cour de justice de l’Union européenne.
Justice-en-ligne fera écho tant à l’arrêt à venir de la Cour de justice de l’Union européenne qu’à celui de la Cour constitutionnelle.

Votre point de vue

  • David yan
    David yan Le 11 mars 2020 à 18:58

    Bonjour ,
    On est bien d’accord que c’est le bien animal qui compte
    Dans cette affaire , ça veux dire moins de souffrance pour l’animal ,
    alors il faut faire appel à des scientifiques neutres pour
    Déterminer si l’abattage rituel et plus ou moins souffrant pour l’animal que les pratiques utilisées actuellement dans les abattoirs belge .
    Sur base des ces reponses les homme de lois rédigéront des lois .

    Répondre à ce message

  • cathy catowl
    cathy catowl Le 15 juin 2019 à 19:16

    le végétarisme et la consommation de viande de culture (lab-grown meat) mettra fin à cette polémique. La fin des abattoirs signifiera la fin des abattages rituels.

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  • Amandine
    Amandine Le 28 mai 2019 à 20:50

    Deux propositions pour ne pas contrevenir aux rites imposés au nom des religions sans causer de souffrance aux animaux :
    écologique : le végétarisme,
    scientifique : viande in vitro.

    https://www.lci.fr/sciences/de-la-vraie-viande-sans-tuer-d-animaux-etes-vous-prets-a-passer-au-steak-artificiel-etats-unis-2062877.html

    Répondre à ce message

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