La détention des familles avec enfants mineurs dans le centre 127bis suspendue par le Conseil d’État : un premier (petit) pas en faveur des droits de l’enfant étranger

par Anne-Catherine Rasson - 17 juillet 2019

La détention d’enfants et de leurs familles dans le Centre 127bis, sur la base de leur statut migratoire, est un dossier qui a suscité de vifs débats dans l’actualité belge ces derniers mois. Luc Lebœuf, dans un article publié le 16 septembre 2018 sur Justice-en-ligne , soulignait que ces débats s’inscrivent dans « la recherche permanente d’une politique migratoire efficace et cohérente, dans le plein respect des valeurs fondamentales de notre société ».

Le 4 avril 2019, une nouvelle étape a été franchie par un arrêt du Conseil d’État suspendant certaines dispositions de l’arrêté royal du 22 juillet 2018 organisant la privation de liberté des familles avec enfants mineurs étrangères en séjour irrégulier.

Anne-Catherine Rasson, chercheuse à l’Université de Namur et experte en droits de l’enfant chez UNICEF Belgique, revient sur cet arrêt important qui marque un premier (petit) pas en faveur des droits des enfants étrangers en Belgique.

1. Depuis 2009, la privation de liberté des familles étrangères en séjour irrégulier en centre fermé a été remplacée par l’obligation de séjourner dans des « maisons de retour » organisées par un arrêté royal du 14 mai 2009.
Cette obligation constitue une forme de détention des familles même si ces maisons sont « ouvertes ». Les enfants peuvent en théorie aller à l’école et les adultes peuvent, par exemple, faire une course, moyennant le respect de certaines conditions inscrites dans une convention conclue avec l’Office des étrangers.

2. Cette alternative à la détention en centre fermé faisait suite à une série de condamnations de la Belgique par la Cour européenne des droits de l’homme, qui ont été développées dans l’article de Luc Lebœuf dont il est question ci-dessus, ainsi qu’aux pressions de la société civile.

3. Une loi du 16 novembre 2011 a ensuite modifié la loi du 15 décembre 1980, qui organise le statut des étrangers en Belgique, en consacrant le principe selon lequel une famille avec enfants mineurs en séjour irrégulier n’est « pas placée dans un lieu […] [de détention], à moins que celui-ci ne soit adapté aux besoins des familles avec enfants mineurs » (article 74/9, §1er).
Cette détention est autorisée, pour une durée limitée, si la famille ne respecte pas les conditions de la convention précitée, « à moins que d’autres mesures radicales mais moins contraignantes puissent efficacement être appliquées » (article 74/9, § 3).

4. La Cour constitutionnelle a validé cette loi du 16 novembre 2011 par un arrêt prononcé le 19 décembre 2013 .

S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, elle considère que le principe de l’enfermement des familles avec enfants mineurs en séjour irrégulier ne contrevient pas aux droits fondamentaux des intéressés. Elle souligne cependant que les lieux de détention devront être « adaptés aux besoins des familles avec enfants mineurs » et qu’il y a lieu à cet égard de se référer à la directive « retour » 2008/115/CE , qui prévoit notamment ce qui suit :

« 1. Les mineurs non accompagnés et les familles comportant des mineurs ne sont placés en rétention qu’en dernier ressort et pour la période appropriée la plus brève possible.

2. Les familles placées en rétention dans l’attente d’un éloignement disposent d’un lieu d’hébergement séparé qui leur garantit une intimité adéquate.

3. Les mineurs placés en rétention ont la possibilité de pratiquer des activités de loisirs, y compris des jeux et des activités récréatives adaptés à leur âge, et ont, en fonction de la durée de leur séjour, accès à l’éducation.

4. Les mineurs non accompagnés bénéficient, dans la mesure du possible, d’un hébergement dans des institutions disposant d’un personnel et d’installations adaptés aux besoins des personnes de leur âge.

5. L’intérêt supérieur de l’enfant constitue une considération primordiale dans le cadre de la rétention de mineurs dans l’attente d’un éloignement ».
La Cour constitutionnelle ajoute qu’
« il appartient au Roi de veiller à ce que les lieux dans lesquels des enfants mineurs peuvent être maintenus remplissent ces conditions. Il n’appartient pas à la Cour, mais bien au Conseil d’État et aux cours et tribunaux de veiller au respect de ces exigences par le Roi » (B.8.4).

5. Dans son Accord du 9 octobre 2014, le gouvernement Michel a prévu d’étendre les lieux de détention et notamment d’aménager les lieux d’hébergement pour certains groupes vulnérables, comme les familles avec enfants.
C’est ainsi qu’en 2017, des travaux ont débuté au Centre 127bis, près de l’aéroport de Bruxelles, pour y construire, dans l’enceinte du centre, quatre maisons familiales fermées, prétendument adaptées aux besoins des familles avec enfants mineurs.

6. L’arrêté royal qui était nécessaire pour mettre en œuvre la loi du 16 novembre 2011 a été adopté le 22 juillet 2018 et fixe les modalités de détention dans ces maisons familiales fermées. Il est entré en vigueur le 11 août 2018.

7. Trois jours plus tard, soit le 14 août 2018, la première famille, composée d’une maman et de ses quatre enfants dont un bébé, a été détenue au Centre 127bis.
Entre le 14 août 2018 et le 15 mars 2019, neuf familles et, au total, 22 enfants ont été enfermés. Le séjour le plus long fut celui de la première famille, qui aura été détenue une première fois 28 jours et une seconde fois 26 jours, soit 54 jours.

8. L’entrée en vigueur de l’arrêté royal du 22 juillet 2018 ainsi que les premiers enfermements ont suscité de vives réactions, notamment de la société civile. Il est renvoyé sur ce point à la campagne « On n’enferme pas un enfant. Point », de la Plate-forme Mineurs en exil et d’UNICEF Belgique soutenue par plus de 300 organisations et par plus de 45.000 personnes via une pétition en ligne. Un recours en annulation ainsi qu’une demande de suspension ont ainsi été introduits contre l’arrêté royal par l’Ordre des barreaux francophones et germanophone et quinze associations.

9. Le Conseil d’Etat a statué sur la demande de suspension dans son arrêt du 4 avril 2009.
Pour obtenir gain de cause, les parties requérantes devaient démontrer deux conditions : l’urgence et l’existence d’au moins un moyen sérieux, c’est-à-dire fondé à première vue (article 17 des lois coordonnées ‘sur le Conseil d’État’).

10. Sur l’urgence, le Conseil d’Etat considère en l’espèce qu’à cause de la « nature » de l’arrêté royal attaqué et de ses « conséquences », les recours en justice contre les décisions individuelles, dont disposent en principe les étrangers concernés eux-mêmes, n’empêcheraient pas « la réalisation du préjudice allégué, qu’il convient pourtant de prévenir dès que possible, singulièrement lorsqu’il est subi par des personnes vulnérables, tels les enfants mineurs d’âge ». Par conséquent, l’arrêt conclut que l’arrêté royal cause « une atteinte suffisamment grave aux intérêts des personnes » que les parties requérantes défendent conformément à leur objet social et que l’urgence est donc justifiée (§ 16).

11. Le Conseil d’Etat a également considéré plusieurs moyens comme étant « sérieux », dont la possibilité de traitements inhumains ou dégradants et d’atteinte au respect de la vie privée et familiale. Quatre dispositions de l’arrêté royal ont ainsi été suspendues :
 l’article 83/8, qui permet de restreindre l’accès à l’extérieur des maisons familiales jusqu’à 22 heures par jour « [l]orsqu’il existe des raisons sérieuses de craindre que des incidents de nature à mettre en danger l’ordre ou la sécurité surviennent » [le Conseil d’Etat rappelle à cet égard que, « selon la Cour européenne des droits de l’homme, des périodes de détente en plein air sont une nécessité pour les enfants détenus en vue de leur éloignement et le régime de détention doit leur être le moins carcéral possible » (§ 46)] ;
 l’article 83/9, qui permet au personnel du Centre 127bis de pénétrer dans les maisons entre 6 heures et 22 heures sans même devoir avertir la famille [le Conseil d’Etat considère que cette mesure « est de nature à nuire à l’intimité et la tranquillité » des familles et que l’atteinte au droit à la vie privée et familiale et au domicile, protégés par l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, n’est a priori pas justifiée (§ 37)] ;
 l’article 83/10, qui permet de placer un enfant d’au moins seize ans au cachot et de le faire sortir du régime des maisons familiales [selon le Conseil d’Etat, cette possibilité paraît ne pas respecter l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui interdit les traitements inhumains et dégradants, car l’enfant, dont les droits sont déjà limités par le fait d’être dans une maison familiale fermée, voit encore ses droits réduits par le fait d’être séparé de ses parents et placé dans un local non adapté à ses besoins (§ 48)].
 l’article 83/11, qui « prévoit que le maintien en maison familiale peut durer jusqu’à un mois sans exclure des centres sur les sites desquels des maisons familiales peuvent être construites, ceux où les enfants seraient exposés à des nuisances sonores particulièrement importantes » (dispositif).
Sur ce point, qui a pour conséquence d’interdire actuellement tout enfermement d’enfants au Centre 127bis, le Conseil d’Etat reproche à l’arrêté royal de ne pas formellement interdire la détention des familles dans tous les lieux qui exposeraient les enfants mineurs, dont des enfants en bas âge, à de graves nuisances sonores, compte tenu de la durée de cette détention pouvant aller jusqu’à un mois. Il prend ainsi pour exemple les maisons familiales du Centre 127bis « situé en bordure de pistes de l’important aéroport belge de ‘Brussels Airport’ situées le long des pistes de ‘l’important’ aéroport de Bruxelles ».
Il en conclut qu’au regard du délai de détention, l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme est a priori non respecté (§ 45).

12. L’arrêt ayant été rendu dans le cadre de la demande de suspension, le Conseil d’Etat devra encore se prononcer, dans les prochains mois, sur la requête en annulation. Une suspension n’a en effet qu’une portée provisoire, jugée d’ailleurs dans des délais assez brefs, et c’est l’arrêt sur l’annulation qui doit être considéré comme définitif.

13. Cet arrêt du Conseil d’Etat du 4 avril 2019 montre la difficulté, voire l’impossibilité, de construire un centre de détention adapté aux familles avec enfants mineurs, conforme à leur intérêt supérieur.
Néanmoins, même si, grâce à l’arrêt du Conseil d’Etat, il n’est plus possible de détenir des familles avec enfants au Centre 127bis, à cause des graves nuisances sonores, l’enfermement des enfants et de leurs familles pour motif migratoire n’est pas formellement interdit en Belgique.
Dès demain, un tel enfermement pourrait recommencer dans un nouveau centre « adapté » aux enfants pourvu qu’un tel lieu soit trouvé et que l’arrêté royal du 22 juillet 2018 soit amendé.

Cette solution, comme la suggestion farfelue de mieux isoler les maisons familiales du Centre 127bis, n’est cependant pas compatible avec les droits fondamentaux des enfants.

Rappelons que le Comité des droits de l’enfant des Nations unies, chargé d’examiner les progrès accomplis par les États parties dans l’exécution des obligations contractées par eux en vertu de la Convention relative aux droits de l’enfant, a déclaré en 2017 que « la détention d’un enfant au motif du statut migratoire de ses parents constitue une violation des droits de l’enfant et est contraire au principe de l’intérêt supérieur de l’enfant » (observation générale conjointe n° 23) et a d’ailleurs demandé instamment à la Belgique, en février 2019 , de mettre un terme à cette pratique. Il a en effet été démontré que, « quelles que soient les conditions de détention, des études montrent que cette pratique a une incidence néfaste et profonde sur la santé et le développement de l’enfant, et ce, même si la détention est de courte durée. » (rapport de l’UNICEF, 2019 ).

Espérons donc que le prochain gouvernement, plutôt que de poursuivre une politique de privation de liberté des enfants et de leurs familles, choisira, conformément au droit international, d’investir dans des alternatives à la détention et que la loi du 15 décembre 1980 sur le statut des étrangers sera modifiée dans l’objectif d’interdire définitivement la détention des enfants migrants en centre fermé à cause de leur statut migratoire. Ainsi que l’exprime la campagne de la Plate-forme Mineurs en exil et d’UNICEF Belgique, dont il est question plus haut, « On n’enferme pas un enfant. Point ».

Votre point de vue

  • Amandine
    Amandine Le 18 juillet 2019 à 21:01

    Nous n’avons pas, nous citoyens de l’Union européenne, de semblables problèmes quand nous allons chez "eux". Nous pouvons visiter "leurs pays" plus ou moins comme bon nous semble, en touristes, acheter leurs terres, les faire exploiter par nos multinationales, exploiter leurs matières premières, intervenir militairement, avec ou sans drones et avions bombardiers, tanks et missiles, tout cela sans l’aval des Nations-Unies.
    Mais si, parce que crevant de faim, de misère, ou fuyant devant les guerres,"ils" tentent de rejoindre les rives de l’espace Schengen, alors nos destroyers les rabattent sur les côtes libyennes, et si des ONG inconscientes se permettent d’appliquer le droit de la mer, en les recueillant sur leurs bateaux, alors on interdit le débarquement et l’on emprisonne les capitaines de ces bateaux.
    Et si ces gens se noient parce que les bateaux pourris des passeurs tombent en panne, alors qu’ils aient le bon goût de sombrer au plus profond de la mer, et qu’ils n’échouent pas, sous forme de cadavres sur leurs propres rives, destinées à nous, touristes européens.
    Et s’ils parviennent malgré tout jusque chez nous, ni visa, ni papiers, ni asile, mais chasse à l’homme avec emprisonnement et expulsion.

    Lecture proposée : Grégoire Chamayou, "les chasses à l’homme"
    https://www.cairn.info/les-chasses-a-l-homme--9782358720052.htm

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  • skoby
    skoby Le 18 juillet 2019 à 15:33

    On n’enferme pas un enfant. Point. Bien, mais il faut donc prévoir autre chose
    et en Belgique on n’est nulle part. Notre Justice ne fait que se contredire.
    On va en appel pour n’importe quoi et cela dure des années avant que les décisions
    définitives ne tombent. Où en est l’Europe au point des migrations ? Nulle part.
    Les méchants refusent touts les migrants, les gentils les acceptent tous et personne
    ne mesure les conséquences de leurs souhaits ou de leurs décisions.
    C’est assez lamentable, mais il faut reconnaître que le problème migratoire est
    très vaste et peut avoir des conséquences désastreuses.

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Anne-Catherine Rasson


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chercheuse à l’Université de Namur, experte en droits de l’enfant chez UNICEF Belgique

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