Que dit la Cour de justice de l’Union européenne lorsqu’une juridiction d’un État membre viole le droit européen ? Quelle est la responsabilité de cet État ?

par Benjamin Bodson - 30 novembre 2019

Jusqu’où vont les obligations européennes des juridictions des États membres de l’Union européenne ? Ces juridictions engagent-elles la responsabilité de leurs États si elles ne respectent pas le droit européen ?

Ces questions étaient en filigrane d’un message déposé par une internaute (Gisèle Tordoir) sur Justice-en-ligne, sous l’article de Frédéric Dopagne, « Un recours méconnu à charge des États désobéissants de l’Union européenne : l’action en manquement » .

Voici les précisions de Benjamin Bodson, assistant à l’Université catholique de Louvain.

1. En droit de l’Union européenne, il est de jurisprudence constante que la responsabilité d’un État membre peut être engagée si une violation d’une règle de droit de l’Union européenne (soit tout texte, tout principe général de droit de l’Union européenne ou toute jurisprudence bien établie de la Cour de justice) lui est imputable. Une précision toutefois : la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ne dispose pas d’une portée autonome ; en conséquence, la violation seule de l’une de ses dispositions, non combinée à une autre règle de droit de l’Union, ne peut donc servir de fondement à une telle action en responsabilité.
Un particulier peut ainsi agir en responsabilité contre un État membre en vue d’obtenir la réparation du dommage qui résulterait d’une violation, par cet État, d’une règle de droit de l’Union européenne.

2. La Cour de justice de l’Union européennea érigé ce droit à réparation dans le chef du particulier en principe général de droit de l’Union européenne.
La Cour a justifié celui-ci en s’appuyant sur le principe de primauté (et son corollaire, l’exigence d’uniformité d’application du droit de l’Union), le principe de l’effet utile du droit de l’Union européenne et le principe de la coopération loyale, rendant ainsi la possibilité d’engager la responsabilité d’un État défaillant inhérente au système des traités.
En effet, l’absence d’une telle voie de recours nuirait à la protection effective des droits que le droit de l’Union européenne confère aux particuliers.

3. L’action en responsabilité qui découle de ce droit à obtenir réparation est soumise au droit de la procédure civile – en vertu du principe de l’autonomie procédurale, qui signifie que chaque État membre est en principe libre de fixer ses règles de procédure, en ce compris pour faire assurer le respect du droit européen – et au droit de la responsabilité civile de l’État défaillant (fautif).
Ainsi, un particulier qui souhaiterait obtenir réparation du dommage subi en raison de la violation, par la Belgique, d’une règle de droit de l’Union européenne, agira sur la base de l’article 1382 du Code civil devant la juridiction que lui indique le droit judiciaire belge.

4. La Cour de justice n’en a pas moins édicté certaines conditions « nécessaires et suffisantes » dans ses célèbres arrêts Francovich et Bonifacidu 19 novembre 1991 (affaires jointes C-6/90 et C-9/90) et Brasserie du Pêcheur et Factortame du 5 mars 1996 (affaires jointes C-46/93 et C-48/93) .
Ces conditions, au nombre de trois, sont : l’existence (i) d’une violation suffisamment caractérisée par l’État d’une règle de droit ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers, (ii) d’un dommage résultant de l’atteinte portée à un droit du particulier et (iii) d’un lien de causalité entre la violation suffisamment caractérisée et le dommage.

5. Le critère décisif retenu pour qualifier une violation de « suffisamment caractérisée » est celui de la « méconnaissance manifeste et grave », par un État membre, des limites qui s’imposent à « l’exercice de ses pouvoirs » voire « à son pouvoir d’appréciation ».

La Cour, dans son arrêt Brasserie du Pêcheur et Factortame, a donné une liste non exhaustive d’éléments pouvant aider le juge national dans son appréciation : l’étendue de la marge d’appréciation que la règle enfreinte laisse aux autorités nationales, le caractère intentionnel ou involontaire du manquement commis ou du préjudice causé, le caractère excusable ou inexcusable d’une éventuelle erreur de droit, la circonstance que les attitudes prises par une institution européenne ont pu contribuer à l’omission, ou encore l’adoption ou le maintien de mesures ou de pratiques nationales contraires au droit européen. Elle a en outre précisé que remplit en tout état de cause cette condition une violation qui perdurerait « malgré le prononcé d’un arrêt constatant le manquement reproché, d’un arrêt préjudiciel ou d’une jurisprudence bien établie de la Cour en la matière, desquels résulte le caractère infractionnel du comportement en cause ».
6. Il est par ailleurs nécessaire de s’interroger sur ce que recouvre la notion d’« État » dans ce contexte.
Comme dans d’autres domaines, la Cour de justice en retient une conception large.
Bien qu’elle ait considéré que la responsabilité de l’État membre puisse être établie « quel que soit l’organe de l’État membre dont l’action ou l’omission est à l’origine du manquement », un doute subsistait à une époque quant aux organes du pouvoir judiciaireétant donné que les affaires susmentionnées avaient trait à des organes relevant du pouvoir exécutifou du pouvoir législatifdes États concernés.

7. Ce doute a disparu depuis que la Cour de justice a rendu, le 30 septembre 2003, l’arrêt Köbler (C 224/01) .
La Cour y a reconnu, à l’appui des mêmes arguments précédemment cités, que la notion d’État pouvait également couvrir une juridiction statuant en dernier ressort dudit État.

8. Ainsi que l’a précisé ultérieurement l’arrêt Traghetti del Mediterraneo du
13 juin 2006
(C-173/03, EU:C:2006:391) .seules les juridictions de dernier ressort, c’est-à-dire celles dont les décisions ne peuvent plus faire l’objet d’un recours, peuvent être visées en raison de l’une ou de plusieurs de leurs décisions étant donné que ces juridictions sont « chargées d’assurer, à l’échelle nationale, l’interprétation uniforme des règles de droit ». Elles constituent le refuge ultime des particuliers désireux de voir protégés leurs droits issus du droit de l’Union européenne.
Si une telle juridiction viole ces droits, « les particuliers ne sauraient être privés de la possibilité d’engager la responsabilité de l’État afin d’obtenir par ce biais une protection juridique de leurs droits », nous dit l’arrêt Köbler.
C’est d’ailleurs en considération du rôle joué par les juridictions statuant en dernier ressort que la Cour de justice, dans des arrêts Commission c. Italie du 9 décembre 2003 (C‑129/00, EU:C:2003:656) et Commission c. Espagne du 12 novembre 2009 (C-154/08, EU:C:2009:695) , a considéré que, « si des décisions de justice isolées ou fortement minoritaires [prises par des juridictions inférieures] dans un contexte jurisprudentiel marqué par une autre orientation, ou encore une interprétation démentie par la juridiction suprême nationale, ne sauraient être prises en compte, il n’en est pas de même d’une interprétation jurisprudentielle significative non démentie par ladite juridiction suprême voire confirmée par celle-ci ».

9. Compte tenu de la spécificité de la fonction juridictionnelle et des exigences de sécurité juridique, la Cour de justice a précisé que la violation suffisamment caractérisée devait dans ce cas correspondre à une méconnaissance manifeste du droit ou de la jurisprudence applicable.

Dans son appréciation, le juge national amené à statuer sur la responsabilité de l’État membre « doit tenir compte de tous les éléments qui caractérisent la situation qui lui est soumise », notamment le degré de clarté et de précision de la règle violée, le caractère délibéré ou non de la violation, le caractère excusable ou inexcusable de l’erreur de droit commise, la position prise, le cas échéant, par une institution européenne, ou encore l’inexécution, par la juridiction en cause, de son obligation de renvoi préjudiciel (article 267, alinéa 3 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne), dont la portée a été précisée dans son arrêt Cilfit du 6 octobre 1982 (C-283/81).

10. En 2006, la Cour a eu la possibilité de préciser la portée du caractère manifeste de la méconnaissance dans l’arrêt Traghetti del Mediterraneo (C-173/03), précité.

Dans cet arrêt, la Cour a jugé contraire au droit de l’Union une législation nationale qui exclurait de manière générale la responsabilité de l’État membre au motif que la violation visée résulterait d’une interprétation des règles de droit ou d’une appréciation des faits et des preuves par la juridiction en cause (ce qui équivaudrait à une exclusion générale de la responsabilité, étant entendu que l’interprétation est le propre de la fonction de juger), tout comme une législation nationale qui disposerait que seuls les cas de dol (c’est-à-dire, pour faire court, les cas de manœuvres frauduleuses) et de faute grave du juge peuvent engager la responsabilité de l’État membre.

Comme le souligne la Cour, « s’il ne saurait être exclu que le droit national précise les critères, relatifs à la nature ou au degré d’une violation, qui doivent être remplis pour que la responsabilité de l’État puisse être engagée […], ces critères ne sauraient, en aucun cas, imposer des exigences plus strictes que celles découlant de la condition d’une méconnaissance manifeste du droit applicable ». Selon l’arrêt Köbler, il est cependant possible que la législation nationale prévoie des conditions moins restrictives permettant d’engager la responsabilité de l’État membre.

11. Avec l’arrêt Köbler et la jurisprudence subséquente, nous pouvons dire que la Cour s’aligne sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui reconnait également l’existence d’un droit à réparation lorsqu’un particulier subit un dommage résultant de la violation d’un droit fondamental issu de la Convention européenne des droits de l’homme dans le contenu d’une décision d’une juridiction statuant en dernier ressort (voy. l’arrêt Dulaurans c. France du 21 mars 2000 de la Cour européenne des droits de l’homme ).

12. Pour conclure, notons qu’un tel manquement, en plus d’ouvrir le cas échéant la voie à un droit à réparation, peut donner lieu à une action en manquement intentée par la Commission européenne (ou un autre État membre) contre l’État membre concerné en vertu des articles 258 et suivants du TFUE.

Cela fut encore le cas récemment dans une intéressante affaire Commission c. République française (C-416/17), dans laquelle la Cour a jugé, le 4 octobre 2018, que le Conseil d’État français n’avait pas respecté son obligation de saisir la Cour de justice d’une question préjudicielle en interprétation en vertu de l’article 267, alinéa 3, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Précisons, à toute fin utile, que le succès d’une telle action en manquement n’est en rien un préalable obligé à une action en responsabilité.

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