La Cour constitutionnelle fait correspondre le régime linguistique au travail et au tribunal

par Frédéric Gosselin - 4 octobre 2010

1. Le 16 septembre 2010, la Cour constitutionnelle a rendu un très intéressant arrêt, n° 98/2010, sur l’interprétation qu’il convient de réserver aux dispositions de la loi du 15 juin 1935 relative à l’emploi des langues en matière judiciaire, en particulier celles qui fixent la langue requise pour l’introduction des causes devant les juridictions bruxelloises, notamment dans le cadre des conflits relatifs au droit du travail.

2. Selon la législation relative à l’emploi des langues en matière administrative, lorsque le siège d’exploitation d’une entreprise est localisé dans la région bilingue de Bruxelles-Capitale, les actes et documents destinés au personnel d’expression française sont établis en français.
Les relations sociales entre parties au contrat de travail (l’employeur et le travailleur) peuvent donc tout à fait légalement se dérouler en français, même si le siège social de l’entreprise est, contrairement au siège d’exploitation, localisé dans la région de langue néerlandaise.

3. La loi sur l’emploi des langues en matière judiciaire précise, quant à elle, que, si un différend survient entre les parties et que le travailleur assigne son employeur devant les juridictions bruxelloises, il doit utiliser la langue de la région linguistique dans laquelle est localisé le domicile de ce dernier, c’est-à-dire son siège social lorsqu’il s’agit d’une personne morale selon l’interprétation donnée par la Cour de cassation.

Cette disposition ainsi interprétée aboutit à une situation paradoxale puisqu’alors que toutes les relations entre parties, écrites et orales, se sont déroulées exclusivement en français dans le strict respect de la législation relative applicable, et ce en raison de la localisation du siège d’exploitation de l’employeur dans la région bilingue,, l’introduction d’une action en justice devra se faire exclusivement en néerlandais, parce que le siège social de l’employeur est localisé en région de langue néerlandaise.

4. La Cour constitutionnelle a mis un terme à cette interprétation par son arrêt du 16 septembre 2010.

Elle considère que, si l’article 4 de la loi du 15 juin 1935 « doit s’interpréter en ce sens que, lorsque le défendeur est une personne morale, la langue de l’exploit introductif d’instance est déterminée en fonction de son siège social, même dans les litiges relatifs au droit du travail, alors que les parties n’y ont en rien noué des ‘relations sociales’, il crée au détriment des travailleurs qui accomplissent leurs prestations dans la région bilingue de Bruxelles-Capitale, une différence de traitement qui n’est pas raisonnablement justifiée ».

« En effet », poursuit la Cour de façon heureusement pragmatique, « rien ne justifie que le procès qui oppose un travailleur et un employeur qui ont utilisé le français ou le néerlandais dans leurs relations sociales, conformément à leurs obligations légales, y compris dans la phase contentieuse de ces relations, doive se dérouler dans l’autre langue, en prenant pour critère de localisation le siège social de la société qui emploie le travailleur, alors qu’ils n’y ont pas noué de relations sociales ».

Et la Cour de constater que cette obligation de mener une procédure judiciaire dans une autre langue que celle des relations de travail n’est conforme ni aux droits de la défense du travailleur, qui devra s’exprimer dans une langue qui n’est pas la sienne (la Cour constitutionnelle consacre ainsi, pour la première fois à notre connaissance, que les droits de la défense d’un demandeur peuvent être méconnus s’il doit mener un procès dans une langue qui n’est pas la sienne), ni au bon fonctionnement de la justice dans la mesure où le juge devra faire appel à des traducteurs puisque toutes les pièces sont libellées dans une autre langue que celle imposée pour introduire la procédure.

Pour respecter la Constitution, et notamment ses articles 10 et 11 qui consacrent le principe d’égalité et de non-discrimination, l’article 4 de la loi du 15 juin 1935 doit donc, dans les litiges relatifs au droit du travail, être interprété comme imposant au travailleur d’utiliser pour l’acte introductif d’instance la langue de la région linguistique du siège d’exploitation où il a noué les relations sociales avec son employeur personne morale.

5. L’arrêt de la Cour constitutionnelle du 16 septembre 2010 confirme que la législation sur l’emploi des langues en matière administrative, qui règle notamment l’emploi des langues au sein des entreprises, a une incidence directe sur l’emploi des langues en matière judiciaire.

Mais il met surtout en avant la nécessité de recourir à un pragmatisme linguistique dans les procédures judiciaires, qui privilégie les droits de la défense et le bon fonctionnement de la justice et exclut qu’un procès soit mené dans une autre langue que celle dans laquelle ont eu lieu les relations orales et écrites entre parties.

Si cet arrêt a été prononcé dans le strict cadre d’un litige relatif au droit du travail, il nous semble de bon augure pour l’interprétation future de la loi du 15 juin 1935 en ce qui concerne d’autres types de litiges.

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Frédéric Gosselin


Auteur

Conseiller d’État
Maître de Conférences à l’Université libre de Bruxelles

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