Le présent dossier consacré à l’arrêt Salduz de la Cour européenne des droits de l’homme et à ses suites en Belgique est déjà bien fourni d’articles et d’interviews. D’autres suivront.

Mais voici l’opinion de Paul Van Thielen, directeur général de la police judiciaire, qui, avec la collaboration de Sophie Magerotte, juriste à la police judiciaire fédérale, donne le point de vue de la hiérarchie policière.

1. Que pensez-vous de cette jurisprudence ? Est-ce à vos yeux une avancée pour les droits de la défense des personnes placées dans une situation vulnérable ou pensez-vous que l’on va trop loin ?

La jurisprudence « Salduz » existe et a été confirmée par de multiples arrêts ultérieurs. Cette jurisprudence constante nécessite donc des adaptations de notre système judiciaire actuel. Cependant, ce que l’on constate, c’est que ce n’est pas chose aisée. Et cela, c’est le travail du législateur. La police ne sera qu’un exécutant de ce qui aura été décidé politiquement. Il n’y a donc pas lieu de se poser la question ni de l’opportunité ni de cette jurisprudence.

Quant au cas d’espèce que la jurisprudence « Salduz » entend régler, je peux dire qu’il est rare, voire très rare, qu’une condamnation, en Belgique, ne se fonde que sur des aveux. Au contraire, les services de police sont plutôt à la recherche d’indices ou de preuves matérielles permettant de trouver la vérité et d’asseoir la culpabilité de la personne entendue que d’aveux lors de leurs auditions. Ainsi, bien que cette jurisprudence impose une adaptation de notre système judiciaire, il ne me semble pas que nous soyons visés par ces cas de figures où l’aveu initial fonde une condamnation.

2. Quelles sont les éventuelles difficultés pratiques auxquelles la police est ou serait confrontée par l’effet de la présence de l’avocat lors des interrogatoires ?

Comme j’ai eu l’occasion de le mentionner devant la Commission Justice du Sénat, il y a des difficultés pratiques multiples qui se posent et auxquelles le législateur doit être attentif.

On peut citer par exemple les problèmes suivants :

 des difficultés matérielles : disponibilités de locaux (en suffisance lors d’arrestation de multiples suspects) permettant un entretien confidentiel avec son avocat mais sous surveillance, matériel informatique et de téléphonie pour prendre contact avec l’avocat choisi (éventuellement permettant un entretien téléphonique confidentiel avec la permanence des avocats), sans oublier les frais inhérents qui découleront de ces adaptations matérielles ;

 des difficultés organisationnelles : délai d’attente pendant lequel la personne doit être maintenue sous surveillance par des policiers, surveillance pendant l’entretien préalable avec l’avocat, nécessité de procéder à des fouilles des avocats et de leurs clients avant et après cet entretien, présence d’interprètes à prévoir aussi pour l’entretien préalable avec l’avocat ;

 des difficultés liées à la brièveté du délai de 24 heures dans lequel il faut parfois trouver plusieurs interprètes et plusieurs avocats, interruptions éventuelles de l’audition lors de l’arrivée de l’avocat ou d’une demande de suspension ;

 la nécessité d’adapter la formation donnée aux policiers pour y intégrer la présence de l’avocat ;

 des difficultés budgétaires : il faudra prévoir plus de personnel notamment pour la surveillance, la fouille, la recherche et la prise de contact avec l’avocat ;

3. Comme les autres Etats membres du Conseil de l’Europe, la Belgique est tenue d’appliquer la jurisprudence « Salduz », ce que le Parlement est en train de préparer. Quel est votre point de vue à l’analyse de la proposition récemment adoptée par le Sénat en ce sens ?

La proposition de loi telle qu’adoptée par le Sénat a le mérite de mettre fin au chaos juridique qui existe actuellement : d’un arrondissement à l’autre, d’un juge d’instruction à l’autre, les règles changent. De plus, la Commission de la Justice du Sénat a procédé aux auditions circonstanciées des différents acteurs du monde judiciaire avant de commencer son travail, ce qui est, sans conteste, la manière la plus adéquate pour aborder une telle problématique.

La proposition de loi adoptée par le Sénat me semble être un compromis des différents points de vue des acteurs de terrain.
Cependant, il y a deux aspects qui, à mon sens, devraient être davantage pris en compte par cette proposition de loi :

 Le seuil à partir duquel la présence de l’avocat lors de l’audition policière doit être prévue : le seuil prévu par la proposition actuelle est trop large (cela concerne aussi des faits de « moindre » importance). Il faut limiter cette présence aux cas de crimes non correctionnalisables, par exemple. Pour les autres cas, moins graves on pourrait développer la technique de la déclaration volontaire avant toute audition. Cette technique consiste à permettre à toute personne suspectée de faits délictueux de faire une déclaration volontaire (sans l’intervention ou les questions de l’enquêteur) qui permettra un premier éclairage sur la situation. Après cette déclaration volontaire, le magistrat est contacté et décide soit de libérer l’intéressé, soit de faire procéder à son audition en présence de son avocat. Cette technique permettrait de faire sortir du champ de la proposition toute une série de cas « simples » et ainsi de ne pas bloquer le travail policier pour les autres dossiers plus complexes ou sur le terrain à des fins de sécurité.

 Le rôle de l’avocat lors de l’audition : je suis d’avis que les considérations qui se trouvent dans les « commentaires des articles » de la proposition de loi initiale quant à ce point, devraient être formalisés dans la loi. En effet, il est essentiel, pour le bon déroulement de l’audition ainsi que la recherche de la vérité que les règles du jeu soient clairement et explicitement mentionnées dans la loi. Je pense notamment aux éventuelles manœuvres de certains avocats pour interrompre sans arrêt une audition et ainsi briser la nécessaire dynamique de l’audition, aux interventions juridiques intempestives que certains avocats pourraient avoir tendance a faire pour déstabiliser un policier qui rappelons-le n’est pas juriste.

4. Une personne peut être auditionnée en qualité de témoin, victime ou suspect, et ce, soit par un magistrat instructeur, par un officier de police ou encore par un membre du parquet. Aucune distinction ne doit-elle être faite entre ces différents cas de figure ? Pensez-vous que l’on pourrait se contenter de faire intervenir l’avocat après l’intervention des policiers ? Dans un tel cas de figure, ne risque-t-on pas de ne pas rencontrer les enseignements de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ?

La proposition de loi accorde des droits différents en fonction de la « qualité » (victime, témoin ou suspect) de la personne entendue. Il est vrai qu’il n’est pas toujours évident de déterminer au préalable si la personne devant nous est victime, témoin ou suspect. Prenons l’exemple de coups et blessures où il est souvent difficile de savoir, avant l’audition, si la personne entendue est témoin, victime ou auteur. Lorsque, au cours de l’audition, cette qualité change, il y a lieu d’interrompre l’audition et de notifier, au besoin, à l’intéressé les droits nouveaux auxquels il peut prétendre.

L’intervention de l’avocat, de manière générale, après l’audition policière me semble contraire à la jurisprudence « Salduz », même si je souhaite que le seuil à partir duquel cette intervention est obligatoire soit modifié. Ainsi, la loi qui sera finalement votée doit, impérativement, répondre à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Aux responsables politiques de faire en sorte que cette loi soit praticable pour l’ensemble des acteurs de terrain tout en préservant un juste équilibre entre droits de la défense et recherche de la vérité ; à nous ensuite de nous adapter à cette loi.

5. Quel rôle doit être réservé à l’avocat durant les auditions ?

Tout comme je l’ai déjà mentionné dans ma réponse à la question 3, j’estime que ce rôle doit être strictement déterminé et limité pour permettre au travail judiciaire de recherche de la vérité et de protection de la société de se poursuivre dans les meilleures conditions. La loi doit aussi prévoir le cas où l’audition se passe mal en raison du comportement de l’avocat et permettre au policier, en accord avec le magistrat compétent, d’écarter l’avocat pour le reste de l’audition.

6. Peut-on autoriser l’avocat à avoir accès au dossier répressif à ce stade ?

Non. Je pense que la réponse que Mme Defraigne donne à votre question dans son interview publiée sur votre site est judicieuse. La proposition de loi exclut d’ailleurs cet accès, à juste titre. Une information succincte des faits est suffisante à ce stade.
Il existe aussi des raisons de faisabilité de cet accès, notamment dans le cas d’un dossier volumineux qui entraîne une énorme perte de temps pour sa consultation.

7. A l’écoute de Mme Defraigne, il semble que les représentants de la police judiciaire fédérale sont opposés à la présence de l’avocat durant le travail policier. Faut-il craindre une influence des avocats ?

Cette présence serait-elle perçue comme une forme de contrôle ? A l’inverse, sa présence ne peut-elle pas mieux assurer le bon déroulement des procédures et, en conséquence, éviter des invalidations de celles-ci ?

Il est évident que la présence des avocats lors des auditions policières est destinée à un contrôle quant au déroulement de l’audition. Ce n’est pas une perception mais une réalité. Il est aussi clair que la police n’est pas demandeuse de cette présence des avocats mais la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme nous l’impose. Il appartient donc aux responsables politiques de décider de quelle manière ces nouvelles exigences seront intégrées dans notre système judiciaire actuel. La police appliquera ce qui sera décidé.
Pour ce qui concerne l’influence de la présence des avocats, je renvoie aux réponses données aux questions 3 et 5.

Par contre, je souhaite insister encore une fois sur un point essentiel : le travail policier en général, et les auditions en particulier, ne sont pas destinées à obtenir des aveux, et encore moins des aveux non fondés (qui ne seraient pas le reflet de la vérité). L’enquête policière doit, au travers des auditions, parvenir à rassembler le maximum d’indices et d’éléments de preuves (pensons aux preuves matérielles, telles que l’arme du crime, des traces biologiques, ou autres) pour découvrir la vérité sur les faits qui font l’objet de l’enquête. Bref, non les aveux mais la vérité est l’objectif de nos activités. Tout comme je le précisais dans ma réponse à la question 1, il n’y a pas beaucoup de dossiers qui se fondent uniquement sur des aveux pour mener à une condamnation ; au contraire, bon nombre de dossiers se basent, par exemple, sur des traces ADN sans qu’il n’y ait eu d’aveu de la part du suspect.

8. Si la présence de l’avocat représente une difficulté, pensez-vous que la solution de la vidéo pourrait concilier les différents points de vue ?

La circulaire n° COL 7/2010 du Collège des Procureurs généraux près les cours d’appel du 4 mai 2010 « concernant l’assistance d’un avocat lors de la première audition de police d’un suspect compte tenu de la récente jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme » a tenté de remédier temporairement à l’absence de modification légale pour transposer cette jurisprudence. Cette circulaire prévoyait l’enregistrement audiovisuel des auditions pour des infractions graves en priorité.

La police a donc tenté de mettre en place, dans la mesure des moyens disponibles, le matériel nécessaire pour parvenir à répondre au mieux à cette exigence. A mon sens, l’enregistrement audiovisuel des auditions pouvait rencontrer l’objectif de contrôle de la manière dont l’audition s’est déroulée. Si tel n’était pas le cas, le Collège des Procureurs généraux près les cours d’appel ne l’aurait pas proposé.

Cependant, cette option n’a pas été retenue par la Commission de la Justice du Sénat pour des raisons budgétaires mais aussi eu égard au fait qu’il semble que la jurisprudence « Salduz » ne valide pas cette solution comme permettant efficacement une protection accrue des droits de la défense.

Par ailleurs, je pense que la présence de l’avocat ne doit pas systématiquement effacer les avantages de l’enregistrement audiovisuel de l’audition.

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Paul Van Thielen


Auteur

Directeur général de la police judiciaire

Sophie Magerotte


Auteur

Juriste à la police judiciaire fédérale

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