Après le printemps arabe, la charia des droits fondamentaux passe par la Justice internationale

par Xavier Delgrange - 14 novembre 2011

A mesure qu’ils se débarrassent des dictatures, les peuples arabes doivent construire de nouvelles institutions politiques. Pointe alors la question de la place de l’islam dans l’architecture institutionnelle. Certains projets suscitent la crainte, comme ceux évoqués par Moustapha Abdeljalil, le président du Conseil national de transition libyen, qui entend fonder le régime politique libyen sur la charia, entendue cette fois comme la loi islamique. En revanche, la nette victoire du parti islamiste Ennahda aux élections à l’Assemblée constituante tunisienne ne semble guère inquiéter les diplomaties occidentales pour la raison que celui-ci affirme prôner un islamisme modéré, sur le modèle de l’AKP turc.

La Justice n’est pas absente de ce débat.

Xavier Delgrange, premier auditeur chef de section au Conseil d’Etat, chargé d’enseignement aux Facultés universités Saint-Louis (Bruxelles) et maître de conférences à l’Université libre de Bruxelles, vous en dit plus.

1. La Charia (ou Shari’a), dans son sens premier, c’est le chemin, la voie prescrite (U. Manço, H. Bouhoute et A. Medhoune, Comprendre l’islam, Bruxelles, Luc Pire, 2008, p. 101)..

Quelle est sa place dans les pays musulmans ? Plus spécialement, comment la charia peut-elle se concilier avec les droits de l’homme ?

2. Commençons par la Turquie, à forte majorité musulmane certes, mais proclamant la laïcité parmi ses principes constitutionnels de base.

Ce pays se veut un laboratoire de la conciliation de l’islam et de la démocratie, sous le contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme. L’AKP (parti pour la justice et le développement) est au pouvoir depuis 2002. Il est issu du Refah Partisi, dissout par la Cour constitutionnelle turque en 1998 pour activités contraires au principe de laïcité. Les dirigeants de ce parti introduisirent un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme, qui valida la dissolution [Cour eur. dr. h., arrêts Refah Partisi c. Turquie du 31 juillet 2001 (3e chambre) et du 13 février 2003 (Grande Chambre) ]. Il fut ainsi donné à la Cour de se prononcer sur la compatibilité d’un régime politique fondé sur la charia et les exigences démocratiques.

La Cour rappelle tout d’abord, de manière générale, qu’il « n’y a pas de démocratie lorsque la population d’un État, même majoritairement, renonce à ses pouvoirs législatif et judiciaire au profit d’une entité qui n’est pas responsable devant le peuple qu’elle gouverne, que cette entité soit laïque ou religieuse ». Plus particulièrement, « la Charia, reflétant fidèlement les dogmes et les règles divines édictées par la religion, présente un caractère stable et invariable. Lui sont étrangers des principes tels que le pluralisme dans la participation politique ou l’évolution incessante des libertés publiques […]. Il est difficile à la fois de se déclarer respectueux de la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir un régime fondé sur la Charia, qui se démarque nettement des valeurs de la Convention [européenne des droits de l’homme], notamment eu égard à ses règles de droit pénal et de procédure pénale, à la place qu’il réserve aux femmes dans l’ordre juridique et à son intervention dans tous les domaines de la vie privée et publique conformément aux normes religieuses » (arrêt de 2001, § 72, repris par l’arrêt de Grande Chambre de 2003, § 123).

3. La Cour condamne donc les régimes théocratiques en ce qu’ils closent le débat démocratique avant de l’avoir ouvert et en ce qu’ils ignorent la séparation du culte et de l’État, tout ayant été décidé dans les saintes écritures. Pareille condamnation ne pourrait être étendue à un Etat qui afficherait la charia comme source d’inspiration sans aucunement sacrifier aux valeurs démocratiques.

La Convention européenne des droits de l’homme compte des membres ayant une religion d’État, comme la Norvège, dont le caractère démocratique n’a jamais été mis en doute. Il faut simplement veiller à ce que ceux qui n’adhèrent pas à cette religion ne doivent souffrir aucune forme de discrimination (Cour eur. dr. h., arrêt Folgero e.a. c. Norvège, 29 juin 2007 ; sur cette question, il est renvoyé à S. Van Drooghenbroeck, « Les transformations du concept de neutralité de l’État. Quelques réflexions provocatrices », dans J. Ringelheim (dir.), Le droit belge face à la mixité culturelle, Bruxelles, Bruylant, à paraître).

Ce serait faire preuve d’une foi désarmante dans la force de la Justice européenne de croire que les partis islamistes turcs sont devenus compatibles avec la démocratie par la seule grâce de la Cour européenne des droits de l’homme, qui charrie jusque dans les geôles d’Ankara les valeurs universelles de la démocratie et des droits de l’homme. Mais, à l’inverse, l’on ne peut sous-estimer l’apport que procurent les balises posées par la Cour de Strasbourg dans le renforcement de la démocratie.

4. A moins de se fâcher définitivement avec la géographie et d’assumer de surcroît de légitimes accusations d’européano-centrisme, l’on ne pourrait prôner l’adhésion des pays arabes à la Convention européenne des droits de l’homme. Mais d’autres instruments régionaux ou universels pourraient soutenir ces États sur le chemin de la démocratie (sur les voies de recours ouvertes aux ressortissants de pays africains contre des atteintes aux droits de l’homme, voy. le site de l’Unesco : « Invoquer les droits de l’homme », http://www.claiminghumanrights.org).

5. La Charte arabe des droits de l’homme manifeste la volonté des États arabes de progresser dans le respect des droits fondamentaux (adoptée par le Conseil des États de la Ligue arabe en 1994, modifiée en 2004 et entrée en vigueur en 2008, son texte peut être consulté sur www.droitshumains.org/Biblio/Txt_Ar...).

Elle demeure toutefois bien timide, tant du point de vue de la consécration des droits que du système de contrôle. Ainsi, le statut de la femme demeure flou, la lapidation n’est pas prohibée, même à l’égard des mineurs. Ainsi, selon Eric Sottas, directeur de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) « ce compromis entre la charia et la Déclaration des droits de l’homme laisse à désirer. Certains passages, notamment sur la femme, la torture, la liberté d’association et la peine de mort pour les enfants, restent flous » (« Une charte arabe des droits de l’homme controversée », http://www.humanrights-geneva.info/...). De même, selon Louise Arbour, Haut Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme, « tout au long de l’élaboration de la Charte arabe, mon bureau a fait connaître aux rédacteurs mes préoccupations quant à l’incompatibilité de certaines de ses provisions avec les normes internationales. Ces préoccupations concernent son approche vis-à-vis de la peine de mort pour les enfants, et les droits des femmes et des non-citoyens » (« Statement by UN High Commissioner for Human Rights on the entry into Force of the Arab Charter on Human Rights », Genève, le 30 janvier 2008, http://www.unhchr.ch).

Le mécanisme de contrôle se limite au Comité arabe des droits de l’homme, qui a pour seule compétence l’examen des rapports déposés par les Etats (articles 45 à 48), alors qu’en vertu de la Convention européenne des droits de l’homme toute victime d’une violation de cet instrument peut obtenir de la Cour européenne des droits de l’homme un arrêt de condamnation de l’État coupable. Cette timidité n’a même pas favorisé une adhésion massive, seuls sept des vingt-deux États membres de la Ligue arabe y ayant adhéré. Preuve de son efficacité, parmi les sept figure la Syrie…

6. La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples a été adoptée en 1981 à Nairobi par la Conférence de l’Organisation de l’Unité africaine, devenue l’Union africaine (www.achpr.org). Son mécanisme de protection se veut un peu plus ambitieux puisqu’elle institue une Commission africaine des droits de l’homme et des peuples qui peut recevoir des communications (plaintes) individuelles. Mais elle ne pourra mener des investigations qu’à l’invitation des chefs d’État et de gouvernement de l’Unité africaine, et si, de l’avis de la Commission, ces communications « relatent des situations particulières qui semblent révéler l’existence d’un ensemble de violations graves ou massives des droits de l’homme et des peuples » (articles 55 à 58).

Ont ratifié cette Charte, parmi les pays arabes, l’Algérie, l’Égypte, la Libye et la Tunisie notamment. La Cour africaine de justice et des droits de l’homme et des peuples (www.african-court.org/fr), siégeant à Arusha, a été mise en place en 2006. Le premier défi qu’elle devra relever sera d’assurer un accès effectif des particuliers à son prétoire, celui-ci dépendant de la ratification d’un protocole facultatif (J.-L. Atangana Amougou, « Avancées et limites du système africain de protection des droits de l’homme : la naissance de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples », Droits fondamentaux, 2003/3, pp. 175-178, www.droits-fondamentaux.org ; Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme, « L’UA adopte le Protocole sur la Cour africaine de justice et des droits de l’homme », www.fidh.org). Parmi les États arabes, se sont soumis à l’autorité de cette Cour l’Algérie, la Libye et la Tunisie.

7. En attendant l’essor de la justice internationale arabe et africaine, le ressortissant d’un pays arabe qui s’estime victime d’une violation de ses droits fondamentaux peut se tourner vers le Comité des droits de l’homme de l’ONU, siégeant à Genève, qui contrôle le respect par les États du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, conclu au niveau de l’ONU. Ce comité a démontré son efficacité aux Belges en sortant les époux Sayadi de la mort civile dans laquelle le Conseil de sécurité des Nations Unies les avait plongés sans que les juridictions belges ne parviennent à les en sortir (F. Krenc, « La Belgique ‘condamnée’ pour la première fois par le Comité des droits de l’homme sur fond de lutte contre le terrorisme - Cap sur Genève ! », Journal des tribunaux, 2009, pp. 621-629).

Ce Comité ne revêt peut-être pas tous les attributs d’une juridiction mais son aura onusien confère un poids certain à ses « constatations » qui se révèlent être de véritables condamnations. Il peut en outre présenter l’intérêt, pour les ressortissants arabes, d’être davantage sensible aux exigences universelles des droits de l’homme que la plupart des Etats de cette région sans pour autant développer la vision occidentale en cours à Strasbourg ; ainsi, un autre comité onusien, le Comité des droits de l’enfant s’est-il dit préoccupé par des lois interdisant aux enseignantes de porter le voile dans les écoles publiques car cela n’aide pas l’enfant à comprendre le droit à la liberté de religion et à adopter une attitude de tolérance, conformément aux buts de l’éducation énoncés à l’article 29 de la Convention (« Examen des rapports présentés par les États parties en application de l’article 44 de la Convention. Observations finales : Allemagne », 26 février 2004, http://www2.ohchr.org/french/bodies...).

Pareille attitude tranche avec celle adoptée par la Cour européenne des droits de l’homme, notamment dans l’arrêt Leyla Sahin c. Turquie du 10 novembre 2005. Encore faut-il, pour y avoir accès, que l’État dont on entend contester l’attitude ait non seulement ratifié le Pacte relatif aux droits civils et politiques de 1966 mais également adhéré au Protocole facultatif de la même date (voy. sur le site du Haut-Commissariat des Nations-Unies aux droits de l’homme, http://www2.ohchr.org/french/bodies..., la page consacrée au Comité des droits de l’homme). C’est le cas de l’Algérie, de la Libye et de la Tunisie.

Serait-il envisageable que, dans les relations diplomatiques et commerciales ainsi que dans le cadre de la coopération au développement (E. Cerexhe, « Des relations liées aux droits de l’homme », La Libre Belgique, 27 octobre 2011, pp. 54-55), les États du Conseil de l’Europe mettent l’accent sur la nécessité de développer la justice internationale des droits de l’homme et sur l’urgence à se soumettre sans délais aux recours individuels devant le Comité des droits de l’homme des Nations Unies ? Aux spécialistes du droit international de prendre le relais…

Votre point de vue

  • Philippe Frumer
    Philippe Frumer Le 14 novembre 2011 à 11:44

    Il y a peut-être également un autre biais par lequel les normes de protection des droits de l’Homme peuvent jouer un rôle face aux interrogations légitimes que suscite la Charia : c’est celui de la conditionnalité de l’aide octroyée par l’Union européenne aux pays concernés. Je pense à l’Union pour la Méditerranée, pour autant que celle-ci, lancée en 2008, soit véritablement activée... Je pense également aux plans d’action PEV que l’Union européenne a développés avec ses voisins dans le contexte de la Politique européenne de Voisinage, notamment avec la Tunisie, l’Egypte, le Maroc, le Territoire palestinien occupé (avec la Libye, il n’y a pas encore de plan PEV à ma connaissance...). L’UE devra sans doute préciser et renforcer les critères et les normes de respect des droits de l’Homme qui devront être respectés par les Etats destinataires pour continuer à bénéficier de l’aide européenne, afin d’obvier aux dangers potentiels de la Charia. Sans doute n’est-ce pas une voie qui doit se substituer à celle développée dans l’article, mais elle pourrait me semble-t-il la compléter...

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Xavier Delgrange


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Premier auditeur chef de section au Conseil d’Etat
Chargé d’enseignement à l’Université Saint-Louis (Bruxelles)
Maître de Conférences à l’Université libre de Bruxelles

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