Les criminels, les avocats et les victimes au cinéma

par Bruno Dayez - 10 décembre 2012

Comme nous vous l’annoncions, Bruno Dayez a présenté récemment les trois dernières conférences de 2012 de son cycle « Justice et cinéma » aux Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles . Les sujets étaient les suivants : les criminels au cinéma (9 octobre 2012), les avocats au cinéma (8 novembre 2012) et les victimes au cinéma (22 novembre 2012).

Justice-en-ligne a pris l’habitude de proposer le texte des exposés faits par Bruno Dayez à l’occasion de chacune de ses séances.

Ce sera chose faite cette fois aussi.

On lira ci-après, successivement, les trois exposés en question. Vous lirez qu’ils suscitent des questions fondamentales, d’ordre moral principalement, qui dépassent largement les questions liées au seul fonctionnement d’ordre technique de la Justice.

Les criminels au cinéma (9 octobre 2012)

Les criminels au cinéma : quel est l’intérêt de ce thème ? Après tout, les journaux télévisés sont déjà combles de faits divers sanglants et les séries ont pratiquement toutes pour toile de fond le monde judiciaire. Les œuvres de fiction dignes du grand écran qui traitent des figures du crime sont également innombrables. A vouloir trop embrasser, que pouvons-nous étreindre ?
La matière est, de fait, infinie. Il fallait d’office renoncer à toute ambition encyclopédique. Dès lors, que choisir et pourquoi ?

M’adressant à des acteurs de justice, j’ai voulu privilégier ce qui constituait notre expérience commune. Des criminels, nous en avons tous côtoyé pour de vrai. Nous les avons défendu, accusé ou jugé, ou, du moins, nous avons assisté à leur procès, attendu et entendu leur condamnation. Nous connaissons les règles du jeu et, dans notre for intérieur, nous savons pertinemment que rendre la justice est un exercice de style qui comporte, comme toute interprétation du réel, ses forces et ses faiblesses. Ainsi, le procès pénal n’est qu’affaire de mots ; c’est là l’une de ses limites essentielles. J’aurai l’occasion de revenir sur tout ce que cela implique.
Retenons à ce stade que les images sont les grandes absentes du procès. A peine si, lors des procès criminels, on projette à l’attention des jurés quelques diapositives de l’autopsie et de la reconstitution. Et cela dans un but purement explicatif et didactique. En essayant, notons-le, d’ôter aux images tout caractère spectaculaire, toute force d’impact : ainsi la victime est-elle remplacée par un mannequin dépourvu de tout réalisme lors de la reconstitution du meurtre. Quant aux photos d’autopsie, si sanguinolentes qu’elles soient, leur caractère horrifique découle davantage du démantèlement du cadavre par le médecin légiste que des violences qu’il a subies de la part de son agresseur. Bien souvent, le scalpel de l’expert supplante en cruauté le couteau du meurtrier !

Le procès est donc exempt d’images : le poids des mots y a remplacé le choc des photos. Au public, à la cour de se faire une représentation des choses telles qu’elles ont dû se dérouler grâce à la force d’évocation du langage. Il faut que, par leur verbe, les acteurs du procès fassent fleurir les images, qu’ils donnent une consistance à ce qui n’est bien sûr qu’une construction de l’esprit, dont la force de vérité tiendra bien davantage à sa cohérence logique et à sa perfection formelle qu’à sa ressemblance avec l’original ! J’y reviendrai, bien sûr.

D’où l’idée d’un fil conducteur permettant de relier des œuvres très diverses ayant le crime de sang pour thème central : si les juristes doivent juger des faits non pas d’après les faits eux-mêmes, mais bien d’après leur traduction en mots et, qui plus est, dans un langage éminemment codé, qu’auraient-ils à gagner à pouvoir visionner la scène du crime ? Quel apport à la vérité pourrait représenter cet accès direct aux choses ? Juger sans le truchement du langage, en fonction de ce que la réalité donne à voir, et non plus de ce qu’elle donne à penser lorsqu’on n’en a qu’un récit, n’est-ce pas le moyen le plus sûr de ne pas faire erreur ? Autrement dit, les faits ne parlent-ils pas toujours d’eux-mêmes ? Sans le travestissement du langage, mais dans la crue lumière des images, ne révèlent-ils pas d’office leur vérité ? En un mot comme en cent, jugerait-on mieux, plus sûrement, plus justement, si l’on pouvait rembobiner le fil du temps et se repasser le film des événements ?

Etant donné que les acteurs du procès parlent de faits largement imaginaires, puisque ceux-ci sont passés successivement par le filtre de l’enquête puis par l’arbitraire de leur propre partialité, pourrait-on espérer que la vérité nue soit enfin accessible à seule condition d’assister à ce qui s’est réellement passé ? Le cinéma devient alors un laboratoire d’expériences inédites où l’on peut voir de ses propres yeux, en tant que simple spectateur (donc sans responsabilité dans l’action), la scène d’un crime. Quel meilleur point de vue, a priori, pour en juger ?

Je résumerais donc ma question de la manière suivante : à supposer que l’on puisse assister à un crime sans y être aucunement impliqué, détiendrait-on à coup sûr les moyens d’en découvrir la vérité essentielle et d’en juger avec justice ?

Pour mener cette réflexion, j’ai choisi de vous présenter en premier lieu quelques extraits d’un film de Richard Brooks, De sang-froid, tiré du roman-vérité homonyme de Truman Capote.
Il s’agit en effet sans aucun doute de la tentative la plus aboutie de rendre compte d’un fait criminel et d’en mettre au jour la signification. Au départ, un fait divers particulièrement odieux : les quatre membres d’une famille de fermiers sont tués sous leur propre toit sans mobile apparent : on leur a dérobé quarante dollars, médiocre butin contrastant avec la sauvagerie des auteurs.

Des années durant, Capote va se passionner pour cette affaire, dont il a choisi de faire une relation quasiment exhaustive, comme si la minutie du détail et le souci d’être complet pouvaient en quelque sorte venir à bout de ce qui, dans cet acte insensé, échappe à première vue à toute raison. Il va nourrir une relation suivie avec les deux meurtriers après que ceux-ci auront été identifiés, leur rendant de fréquentes visites jusqu’à leur exécution et devant attendre qu’ils soient pendus pour pouvoir mettre le point final à son livre (au grand dam de son éditeur et pour sa propre ruine : son investissement dans ce projet sera tel qu’il y épuisera sa veine créatrice et ne parviendra plus jamais à mener à terme un autre livre). Pour éviter de vous impatienter, voici déjà trois courts extraits de ce film.

Extraits nos 1, 2 et 3

Le problème a résoudre est posé d’entrée de jeu : « C’est un crime dénué de sens. Une force aussi mystérieuse que brutale vient détruire des gens honnêtes ». Tel est le point de vue du journaliste (qui remplace Capote dans le film et joue en quelque sorte le rôle du narrateur). A quoi répond le point de vue du flic, payé pour identifier l’auteur des faits, moyennant quoi, pour lui, l’affaire sera close : « Un meurtre n’a rien de mystérieux. Il n’y a que le mobile qui l’est ». Donc, lui répond le journaliste, « Si nous découvrons le mobile, nous découvrons le tueur ? ». Idée qu’il est très loin de partager. Preuve à l’appui, le rapport psychiatrique dont il détaille les conclusions. Que nous pourrions résumer ainsi : le crime est sans pourquoi.

Ce qui est en jeu dans ce dialogue est fondamental : il s’agit de savoir si le crime est réductible à un ou à plusieurs mobiles. S’il est en quelque sorte raisonnable et, par conséquent, susceptible d’être jugé selon des critères rationnels, en fonction de concepts et de catégories juridiques ou moraux qui sont tous fondés sur le même a priori selon lequel chaque individu se détermine librement et en raison, ce qui le rend responsable de ses actes.

Le troisième extrait nous laisse entrevoir une réalité que le droit n’appréhende pas : « Qui sait quand les choses commencent vraiment ? Plus on avançait, plus ça devenait réel. Comme si ce numéro de dingue possédait une vie propre que rien ne pouvait arrêter », dit l’assassin, extrêmement lucide sur cette dépossession de lui-même concomitante au passage à l’acte, « Comme si je lisais un roman et qu’il fallait que je connaisse la suite. Puis comment ça allait finir ».

On ne saurait mieux dire, et d’ailleurs c’est l’un des plus grands écrivains américains qui l’a écrit et placé dans la bouche d’un criminel récidiviste qu’il a fait accoucher patiemment de sa vérité. Retenons à ce stade que la violence criminelle, échappant à son auteur même, n’est pas forcément rationalisable.
Pour l’anecdote, vous devez savoir que Richard Brooks, le réalisateur de ce film, a voulu poursuivre la démarche de Capote en collant du plus près au réel : entre autres nombreux détails, il a choisi ses acteurs pour leur ressemblance avec les vrais protagonistes du drame, alors que les producteurs voulaient lui imposer Paul Newman et Steve Mc Queen dans le rôle des deux tueurs !

Quatre des jurés du film ont fait partie du jury qui a jugé les assassins. La scène du crime a été tournée dans la maison même où il a eu lieu. La fuite des auteurs a été filmée en suivant leur itinéraire. Etc. Comme si ce mimétisme était un gage de l’authenticité de l’entreprise. Comme si la crédibilité de la fiction dépendait à tout prix de sa conformité à l’original.

On se rend bien compte de ce que ce parti pris a de fétichiste. Voyons-y cependant un louable souci de restituer fidèlement le cours des choses, en y imprimant le moins possible de soi-même, comme si l’écrivain puis le cinéaste couchaient sur papier ou sur pellicule la réalité même. C’est bien sûr chose impossible (on dira que l’objectif du réalisateur n’est pas objectif), mais on peut mettre au crédit de Capote et de Brooks d’avoir observé autant qu’ils en étaient capables un principe de neutralité.

Je vais maintenant vous infliger trois versions de ce quadruple meurtre. C’est que nous disposons au sujet de cette affaire d’un matériau absolument exceptionnel puisque, outre le film de Brooks, deux autres ont été tournés récemment sur l’histoire de Capote et sa fascination pour les deux meurtriers.
Vous verrez donc successivement un nouvel extrait de De sang-froid, un extrait de Capote, qui a valu à Philip Seymour Hoffman l’Oscar du meilleur acteur, et un extrait de Scandaleusement célèbre, traduction assez ridicule d’Infamous, où vous retrouverez notamment le nouveau James Bond avant qu’il ait été promu à cet honneur suprême !

Extraits nos 4, 5 et 6

Ce qui est frappant, de mon point de vue, dans ces trois versions, c’est leur étroite parenté. Quelques divergences de détail n’enlèvent rien aux traits majeurs de ce crime affreux. Il se commet sur une impulsion quasi instantanée, dans un débordement subit, avec une rage que dément le soin avec lequel nos tueurs disposent les victimes sur un couchage improvisé.
On peut gloser à perte de vue sur ce qu’on voit. Ce qui frappe essentiellement, c’est l’imprévisibilité de la chose pour celui qui la commet, son irrationalité (ne fût-ce qu’en termes de coûts/bénéfices), sa démesure, son caractère incompréhensible, tant pour l’auteur que pour Capote, pourtant avide de découvrir la clé.

Ce n’est donc pas un hasard si les trois versions reprennent la même phrase du meurtrier : « Clutter était un type bien. Je l’ai pensé jusqu’à ce que je l’égorge ». Phrase déterminante, puisqu’elle résume à elle seule l’échec de toute tentative tendant à comprendre les faits. Il est en effet impossible de leur donner un sens.

La question de départ se révèle par conséquent sans réponse : il n’y a pas d’explication à donner. Il faut admettre que le crime échappe dans ce cas-ci à la rationalisation. S’il comporte une logique, c’est une logique irréductible à ce que j’appellerais la raison raisonnante, fondée sur des idées claires et distinctes, une causalité linéaire, un raisonnement cohérent et non contradictoire, etc.

Ainsi ces trois films mettent-ils admirablement en lumière ce qui ne peut pas s’exprimer dans un prétoire. Avant de développer cette idée, je vous propose de voir un dernier extrait de De sang-froid. : la scène du procès proprement dit.

Extrait n° 7

Le sens de cet extrait est immédiatement perceptible : le procès pénal est construit de telle façon qu’il puisse produire le résultat escompté : faire taire le scandale public en châtiant les coupables comme ils le méritent. Le procès, étant institué en principe pour assigner un responsable a ce qui a eu lieu, doit aboutir en principe (c’est-à-dire sauf exception qui confirme la règle) à juger l’accusé coupable et à lui infliger une peine suffisamment sévère pour que la morale publique soit sauve et que les honnêtes gens repartent convaincus que le crime ne paie pas.

Pour arriver à ce résultat, la justice doit opérer plusieurs coupes sombres dans la réalité et n’en retenir que ce qui est significatif de son propre point de vue. Ainsi, dans le cas d’espèce, l’accusateur public tient un discours à la fois moralisant et légaliste qui l’amène à juger des faits sans se préoccuper le moins du monde de la question qui continue de tarauder le journaliste : « Comment un homme sain d’esprit peut-il commettre un acte aussi dément ? ». C’est que cette question est sans intérêt dès lors qu’il est question de sanctionner cet acte à mesure de sa gravité. Le procureur y va donc à la grosse louche : « Ils n’ont pas frappé sous l’empire de la colère ou de la folie, mais pour de l’argent. Ils n’ont pas tué dans un but de vengeance. Leur but était de voler de l’argent ».

Or, nous savons dorénavant que c’est faux : ces quatre meurtres n’avaient pas le vol pour mobile. Mais il se fait que cette simplification est inévitable si l’on veut arriver à ses fins et ne pas buter, comme Capote, sur une aporie. Le procès pénal ne saurait consacrer une vérité en forme d’énigme !
Il est par conséquent absurde de se plaindre qu’une session d’assises n’ait pas permis de faire toute la lumière sur l’affaire que jugeait la cour. Si la justice est représentée par un personnage dont les yeux sont bandés, c’est parce que, de fait, son efficacité l’oblige à procéder à ce que j’appellerais un réductionnisme logique : ne retenir de la réalité que ce qui en est traduisible en langage et compréhensible en raison.

Juger suppose que l’on soit capable de synthétiser des faits sous la forme d’un enchaînement logique déductif aboutissant à une conclusion aussi nécessaire que ses prémisses doivent paraître évidents. Les débats obéissent par conséquent à deux impératifs majeurs. Ils doivent être en premier lieu frappés du sceau de la rationalité. Chaque partie développe un argumentaire qui doit convaincre par sa cohérence et sa complétude : tout ce dont il a été question lors des auditions de témoins doit trouver sa place dans une explication globale qui emporte l’adhésion du jury par sa plausibilité, c’est-à-dire sa force logique. En effet, ce qui paraît vraisemblable n’est autre que ce qui « se tient » logiquement et dont la reconstruction a posteriori paraît la plus solide. Ensuite, les débats doivent être éloquents. Ce deuxième trait est aussi important que le premier car la séduction que peut opérer le langage est à la fois fonction du fond et de la forme, de la logique et de l’esthétique. La perfection formelle du discours achève de persuader de sa puissance logique.
Il peut paraître choquant que la vérité judiciaire dépende si peu que ce soit du talent oratoire des parties ; c’est néanmoins un fait indubitable. Le choix des arguments et la manière de les avancer sont les deux stratégies complémentaires dont usent l’accusation et la défense. Dans l’extrait que nous venons de voir, les astuces utilisées par la partie publique sont grosses comme un câble de bateau ; elles n’en sont pas moins d’usage courant et très efficaces à l’égard des juges d’occasion que sont les jurés : menace d’une libération anticipée, exhibition de la veinule de sang de la victime, ridiculisation de la défense, etc.

Ce réductionnisme est patent mais les acteurs du procès y sont tellement accoutumés qu’ils n’en sont plus conscients. Ils ont intégré les règles du jeu au point qu’ils ne se rendent quasiment plus compte qu’ils sont emprisonnés par elles. Le prétoire est une aire de jeu limitée dans l’espace, dans le temps, mais aussi par chacune des contraintes qui en dictent le déroulement comme un rituel intangible et mécanique.

A cet égard aussi, le septième art est révélateur du caractère éminemment « construit » du procès. Cette artificialité est évidemment patente lorsque le procès dérape vers l’erreur, mais il n’est pas nécessaire qu’il aboutisse à la condamnation d’un innocent pour que le procès apparaisse devant la caméra pour ce qu’il est : un artefact, une superstructure, une libre interprétation des faits en quête, non de leur vérité, mais de leur vraisemblance.

Cette dénonciation se retrouve avec une égale virulence dans plusieurs œuvres de fiction. Je vous présenterai les extraits de deux d’entre elles.
En premier lieu, le très beau film de Lars Von Trier, Dancer in the dark, palme d’or au Festival de Cannes. Il s’agit d’une comédie musicale dont le rôle principal est admirablement tenu par la chanteuse islandaise Björk. Celle-ci incarne à l’écran une modeste ouvrière qui devient progressivement aveugle et qui économise ses maigres avoirs pour pouvoir faire opérer son fils adolescent, atteint du même mal qu’elle. Le policier qui lui offre le gîte, surendetté, lui vole l’argent qu’elle a patiemment économisé, la jetant dans un désarroi atroce. Nous verrons successivement la scène des faits puis la scène du procès, dont la comparaison parlera de soi.

Extraits nos 8 et 9

Certes, on aura beau dire qu’il s’agit d’une comédie musicale et que le propos est caricatural. Ce réquisitoire n’en a pas moins des accents connus et ne pèche pas par une lourdeur particulière. Il me paraît au contraire dans la norme de ce qu’on est susceptible d’entendre dans une cour criminelle. La défense ni la partie civile ne doivent se sentir épargnés. Tous participent à la même entreprise, consistant à fabriquer avec les moyens disponibles une vérité suffisamment crédible et, à la fois, séduisante pour faire pencher la balance de son côté et empocher la mise.

Je voudrais vous montrer maintenant deux brefs extraits de Monster, un film basé sur l’histoire vraie de la première tueuse en série des Etats-Unis, campée par Charlize Theron d’une façon tellement magistrale que ce rôle lui a valu l’Oscar. Le film décrit admirablement bien la spirale dans laquelle se retrouve engagée l’héroïne après qu’elle ait tué son agresseur en retournant son arme contre lui. Plutôt que de se rendre à la police (alors qu’elle était manifestement en légitime défense), elle va faire du meurtre une forme d’habitude en se vengeant des hommes auxquels elle vend son corps. De la sorte, elle se fait justice à elle-même, quelque discutable que soit cette forme de justice expéditive et radicale. Jusqu’au jour où elle tombe sur un automobiliste qui ne prétend pas abuser d’elle, mais lui venir en aide …

Extrait n° 10

L’irréparable est commis ; l’engrenage fatal broie celle qui en a initié le mécanisme. De victime, elle devient coupable d’un meurtre que rien ne vient justifier, sinon la conviction d’être le jouet de la fatalité, d’un méchant destin préécrit. La scène du procès est très courte et particulièrement remarquable.

Extrait n° 11

Le procès, filmé sans son ! Idée géniale pour donner à voir combien il est dans le cas présent le lieu du malentendu. Dans un cas aussi complexe, dont le spectateur a pu prendre la mesure tout au long du film, ceux qui en jugent sont forcément à côté de la plaque, sourds à une forme de vérité qui excède l’entendement commun. La dernière phrase du film est à cet égard d’une implacable justesse : « Faut bien qu’ils disent un truc ! ».

On a rarement été aussi loin dans la critique de ce que la justice est capable de faire, comme si la vérité qu’elle consacrait était inféodée au résultat auquel elle doit aboutir : la nécessité étant de rendre coup pour coup pour satisfaire l’opinion publique, punir de mort la meurtrière devient un objectif en soi, complètement détachable des moyens pour y parvenir.

Si la fin du procès est jouée d’avance, comme c’est si souvent le cas malgré qu’on ne veuille pas se l’avouer, on admettra qu’on peut se passer du son ! Si
les jurés ne sont que des enfoirés, alors les débats sont une pitrerie !

Il s’agit bien sûr d’une situation extrême, mais ce passage m’a paru intéressant pour notre propos : ce que montre la scène du crime est à la fois humainement crucial et juridiquement irrelevant. Le film illustre ce qui échappe aux prises de la justice et dont elle se débarrasse pour ce motif vite fait bien fait : une complexité dont celle-ci ne saurait que faire, qui n’entre pas dans son vocabulaire et passe au travers du canevas à l’aide duquel les hommes de loi prétendent saisir le réel.

La justice recrée donc plus qu’elle ne reconstitue les faits. Elle en fabrique une sorte de duplicata à son usage propre, usant d’une terminologie qui n’appartient qu’à elle. Elle opère une mise en forme de la réalité selon quelques recettes traditionnelles qui lui permettent de donner à n’importe quel fait une solution standard. Une fois le processus judiciaire achevé, en effet, seule la mesure du châtiment diffère. L’emprisonnement reste la règle, comme si tous les infracteurs, quelle que soit la nature de leur crime, avaient davantage en commun qu’ils n’étaient des individus singuliers.

Pour arriver à un résultat aussi uniforme que d’envoyer au trou, pour un certain nombre d’années, n’importe quel individu ayant transgressé la loi, il aura bien fallu que la justice se charge de réduire presque à rien ce que les faits de chaque espèce comportaient d’original. Qu’elle en nie notamment tout l’aspect irrationnel puisque les catégories légales qu’elle utilise font toutes référence à l’homme comme être de raison : conscience, liberté, volonté, intention, etc… Sauf le cas du déséquilibre mental grave et, pour être en mesure d’exercer la répression, la loi postule que chacun est capable du contrôle de ses actions.

Ce régime binaire, du tout à fait responsable au pas du tout responsable, est l’une des simplifications auxquelles un juge répressif est obligé de recourir puisqu’il ne peut jamais se déclarer incompétent pour juger au motif que la complexité d’un cas dépasserait son entendement !

Il devrait donc nous sauter aux yeux qu’entre les faits tels qu’ils ont eu lieu et leur évocation lors du procès public, une déperdition de sens s’est produite. Pour que l’on soit en mesure de juger et de punir ces faits, il aura fallu les traduire dans un langage spécifique, dont la pertinence est très relative.

Chaque fois, notamment, qu’il s’agit d’un crime « hors normes », qui excède la compréhension courante, le danger de se fourvoyer est bien là. L’horreur du crime risque chaque fois de prendre le pas sur toute autre considération car le code pénal utilise un vocabulaire exclusivement répressif, détaillant à l’envi la façon de jauger la gravité d’un fait, mais laissant les « circonstances atténuantes » à l’appréciation des juges. Autrement dit, les outils pour penser l’innocence d’un accusé, ou sa « quasi-innocence » ne leur sont pas fournis en kit, mais bien ceux pour aggraver sa culpabilité. C’est que la loi présume que tout ce qui peut atténuer la responsabilité d’un criminel sera d’office envisagé par le juge, ce surhomme doté par définition de toutes les qualités, dont une intuition psychologique et une humanité sans failles. Bien sûr, les jurés sont eux aussi censés incarner les mêmes idéaux, comme si la simple responsabilité de juger vous faisait aussitôt revêtir l’habit de Superman !

Je serais personnellement partisan de dire que la difficulté de juger est toujours minimisée. Nécessité oblige : il faut bien que la machine fonctionne. Le septième art, en nous donnant à voir la scène du crime sur laquelle, sans l’avoir vue, nous glosons après coup d’ordinaire tant et plus, nous fait reprendre la mesure de cette difficulté, que nous avons tendance à oublier par force, étant donné qu’il faudra bien trancher en définitive.
Prenons par exemple le cas des sœurs Papin dans le très beau film que leur a consacré Jean-Pierre Denis, Les blessures assassines. La scène (mémorable) du crime en dévoile en même temps la monstruosité (à laquelle s’arrêteront les juges) et le caractère hystérique (sur laquelle ils passeront rapidement outre).

Extrait n° 12

Papin, Lhermitte, Storme : même combat ! La question de la responsabilité pénale recevant une réponse sans nuances, tous les cas litigieux sont en vérité des indécidables. En décider malgré tout, c’est donc prendre délibérément le risque d’une erreur. Dans le cas des sœurs Papin, l’aînée a pris perpette et s’est révélée folle dans les temps qui ont suivi sa condamnation. Rétrospectivement, la juger coupable résultait donc d’une cécité dont la justice populaire est coutumière chaque fois que les faits de la cause révulsent l’opinion. Plus les faits sont violents, plus le jugement est d’ordinaire obnubilé.
C’est le mérite de plusieurs œuvres de fiction de nous mettre en garde contre cette dérive de l’esprit consistant à juger de la gravité d’un acte en fonction de ses conséquences et non du point de vue de son auteur. Je pense en effet que le procès pénal est celui de l’accusé, qu’il n’est pas l’affaire des victimes et que le seul point de vue légitime pour tenter de juger quelqu’un avec justice, c’est autant que possible de se mettre à sa place et d’appréhender son état d’esprit au moment de l’acte.

Je pense en particulier à un film remarquable, La dernière marche, avec Sean Penn et Susan Sarandon. Ce film, en effet, ne cède à aucune facilité. S’il constitue une violente dénonciation de la peine de mort (par injection létale), il ne fait nullement l’impasse sur le double assassinat commis par le condamné dans des circonstances effroyables.

Extrait n° 13

La vision de cet acte horrible nous remplit de haine à l’égard de son auteur. Comment ne pas être ivre de répression, avide de vengeance par rapport à de telles abominations ?

L’œuvre est courageuse dans la mesure où elle nous force à nous déprendre de notre propre jugement spontané, à puiser dans les ressources de notre intelligence pour comprendre pourquoi, malgré tout, l’exécution de ce condamné n’est ni humaine ni souhaitable.

Le réalisateur, Tim Robbins, nous oblige à penser en même temps, par la juxtaposition des images, deux choses que le procès criminel à la belge sépare en deux débats distincts : la culpabilité et la peine. En général, cette dissociation est censée profiter au coupable. Le ministère public, lorsqu’il a gagné la première manche, se montre d’ordinaire moins répressif sur le chapitre de la peine. Et le lamento de la défense finit souvent par faire éprouver quelque compassion au jury. Surtout, la partie civile a rejoint les vestiaires !

Ici, la répugnance que nous éprouvons à voir exécuter froidement cet homme est largement tempérée par la reviviscence de la scène du crime et le dégoût qu’elle inspire. Robbins nous pousse en quelque sorte dans nos derniers retranchements : quoique nous nous en défendions, ne sommes-nous pas, au fond, hantés par le désir du châtiment ?

Voici, parmi de très nombreux films, quelques-uns de ceux qui nous font prendre la mesure de nos limites chaque fois que nous prétendons contribuer à faire œuvre de vérité et de justice. L’une et l’autre sont des quêtes incessantes et nous n’avons aucune raison de nous montrer présomptueux.
Seulement des raisons de douter.

Les avocats au cinéma (8 novembre 2012)

Le septième art nous a livré quelques portraits d’avocats qui en disent long sur ce qui les fait agir, leurs motivations et leurs idéaux. Que l’on songe à Pierre Brasseur dans Les bonnes causes, à Paul Newman dans Le verdict, à Tom Cruise dans Des hommes d’honneur ou bien encore à Dirk Bogarde dans Pour l’exemple. Portraits contrastés, parfois caricaturaux, mais étonnamment vrais et tout à fait explicites : le spectateur moyen dispose là d’un échantillon représentatif, répondant par l’exemple à toutes ses questions d’usage sur ce qu’est un avocat, à quoi il sert, comment il peut défendre un assassin et s’il lui arrive de plaider l’acquittement alors qu’il sait son client coupable, etc.
En y regardant de plus près, on s’aperçoit qu’il y a bien, dans toutes les œuvres ayant pour personnage central un avocat, une question essentielle : celle, si complexe et si controversée, du rapport spécifique qu’il entretient avec la vérité.

D’emblée, le soupçon pèse sur l’avocat comme sur son client. Celui-ci, on le sait, ne peut jamais être tenu de s’accuser lui-même. Non seulement a-t-il droit au silence, mais aussi celui de mentir. Bien sûr, cela ne va pas sans contrepartie. Celui qui se tait donne aussitôt à penser qu’il cache quelque chose. Et s’il est pris en flagrant délit de mensonge, il perd automatiquement tout crédit. En tout état de cause, le fait que ces droits lui soient reconnus entraîne pour conséquence que les dires d’un suspect sont d’office aussi suspects que lui.

Raison pour laquelle un prévenu ou un accusé ne peuvent prêter serment : leur parole sera toujours de peu de poids. Quant à l’avocat, il fait l’objet d’une égale méfiance. N’est-il pas rémunéré pour défendre les intérêts particuliers de son client ? Et celui-ci n’a-t-il pas intérêt par principe à s’en sortir indemne ? Ou, en tous cas, à moindre frais ? Donc, s’il est coupable, à prétendre le contraire ? Ou, du moins, à présenter les faits sous le jour qui lui est le plus favorable ?

Qu’y peut faire l’avocat ? Est-il aux ordres, contraint d’obéir à la version de son client ou à démissionner ? Dispose-t-il, en d’autres mots, d’une réelle marge de manœuvre qui lui ferait conserver le dessus dans la relation ? Plus fondamentalement, comment l’avocat peut-il prendre attitude par rapport à la vérité alors que, bien entendu, celle-ci lui échappe ?

Puisque nous n’en aurons jamais le cœur net, la thèse que les avocats défendent devant les juges n’est, au mieux, qu’une conviction (si nous sommes sincèrement persuadés de ce qu’ils plaident). Au pis une simple défense consistant à se retrancher derrière la présomption d’innocence en faisant valoir que l’instruction est lacunaire et que l’accusation échoue à rapporter la preuve de ce qu’elle allègue.

Remarquons à ce stade que, par son état, l’avocat est contraint de mentir, à tout le moins par omission : étant tenu au secret professionnel, il recueille des confidences qu’il ne peut divulguer qu’avec l’accord exprès de son client et pourvu que ces révélations aillent dans le sens de son intérêt.

Le serment de l’avocat, qui lui fait promettre de ne défendre que des causes justes, est à cet égard hypocrite si on l’entend comme le devoir de ne jamais trahir la vérité. Ou a fortiori de ne défendre que des gens qu’ils croiraient innocents, ce qui nous amènerait du reste rapidement à la faillite... Pour faire un sort rapide à cette notion de « juste cause », je dirais pour ma part que défendre un prévenu ou un accusé, quelle que soit l’infraction dont il est gravement soupçonné, se justifie à suffisance par le fait qu’un tiers, le ministère public, est exclusivement chargé de l’en accuser. Notre système de justice pénale a compartimenté les tâches et dévolu à chacun des acteurs du procès un rôle très spécifique.

L’avocat n’a dès lors que peu de scrupules à se faire dans la mesure où sa mission propre consiste à tirer son client d’affaire, et ce précisément parce qu’un autre intervenant est préposé à lui faire la peau. Autrement dit, ce qui est juste aux yeux de l’avocat, c’est la tâche même de défendre. Il revendique d’être le grain de sable qui grippe la mécanique et empêche de juger en rond. Même si, en fait, il est plus souvent la goutte d’huile qui permet à la répression de s’exercer « dans le respect des droits de la défense ».
Ce qui différencie un avocat d’un autre, c’est sans doute son niveau d’adhésion au système, son degré de connivence. Certains partagent entièrement les finalités du système de justice pénale et considèrent la répression comme parfaitement légitime. D’autres se considèrent comme les ennemis de ce système qu’il est par conséquent toujours bienvenu de faire capoter.
L’échantillon d’avocats que je vais vous proposer au travers de quelques extraits de films est représentatif de cette variété, du plus rebelle au plus conformiste.

Si l’on essayait de définir au contraire ce qui fait leur commune appartenance à cette profession sans équivalent, on pourrait dire qu’aucun avocat, du plus vénal au plus désintéressé, du plus roublard au plus intègre, du plus brillant au plus besogneux, ne peut se dispenser de prendre attitude à l’égard de la vérité et de la justice. Aucun ne peut faire l’économie de ces deux questions. Quelle que soit leur idiosyncrasie, ils sont tous obligés de se compromettre.

Les avocats exercent un métier compromettant. Ils sont tenus de se positionner sans cesse vis-à-vis de la vérité comme de la justice et, comme l’idéal n’est pas de ce monde, ils devront forcément prendre quelques libertés avec l’une et l’autre.

On peut l’exercer sans le moindre complexe : le métier d’avocat n’en reste pas moins un métier authentiquement et profondément moral. Un métier en prise immédiate et constante avec des valeurs. Qu’on peut renier en pratique, sans doute, mais pas sans perdre son âme.

Il y a quelques années, un débat télévisé a eu lieu sur le thème « Les avocats ont-ils une âme ? » La question demeurera toujours d’actualité. D’une certaine manière, il n’y en a pas d’autre. Le pire confrère comme le meilleur, à supposer qu’ils existent, partagent, pour faire bref, la charge de devoir faire avec leur conscience. C’est le lourd privilège des avocats, dont les exigences de la tâche les exposent sans arrêt, pour les besoins de la cause, à la dissimulation, à la manipulation voire la tricherie.

Comment donc assurer son salut en pareille immoralité ? Ce sera le fil conducteur de cette conférence : si leur conception de la vérité est, pour le moins, relative, sont-ils pour autant des mercenaires, prêts à vendre leurs services à n’importe qui et à plaider n’importe quoi pourvu que ce soit rentable, en termes de notoriété ou contre numéraire ? Ou bien défendent-ils, si nécessaire au prix du mensonge, une conception de la justice qui fait d’eux les adversaires d’un système qu’ils jugent iniques ?

Le débat se résume donc à savoir si les avocats sont de vulgaires margoulins ou, à l’exact inverse, de purs idéalistes avides d’une justice juste. En un mot comme en cent : croient-ils eux-mêmes en quoi que ce soit ? Ont-ils foi en la justice dont ils sont prétendument les auxiliaires ? Amorce de réponse en quelques exemples.

Le mystère Von Bulow

Ce film relate un procès retentissant aux USA durant les années ‘80. Claus Von Bulow est accusé d’avoir tenté d’assassiner à deux reprises sa richissime épouse en lui injectant de l’insuline. Reconnu coupable des deux chefs d’accusation, il est condamné à trente ans d’emprisonnement. Laissé néanmoins en liberté, il se pourvoit contre cette décision auprès de la Cour suprême du New Jersey et fait appel aux services d’un professeur de droit réputé, par ailleurs grand défenseur des droits civiques, Alan Dershowitz. Tout sépare les deux hommes : l’un est un homme à femmes, aristocrate oisif vivant aux crochets de son épouse qu’il délaisse, mais dont il héritera de la fortune. L’autre est le modèle de l’homme intègre et désintéressé, cherchant par ses enseignements et sa pratique du barreau à faire triompher le bon droit. Ce film, d’une exceptionnelle intelligence, permet de retracer le raisonnement auquel se livre Dershowitz pour accepter la défense de Von Bulow d’abord, et concevoir ensuite comment le défendre.

Extrait n°1

Deux répliques de grand prix, bien sûr.

La première : « Je ne laisse jamais un accusé s’expliquer. Ça le met toujours en porte à faux [parce qu’] il ment ». Un peu plus tard, l’avocat dit à son client : « J’aimerais que vous me donniez quelques informations ». Mais, aussitôt après : « Sachez que, moins vous m’en dites, plus grande est ma marge de manœuvre. En me disant la ‘vérité’, vous me limitez à une défense qui s’aligne sur vos propos ». Lorsque Von Bulow réplique alors « Mais n’est-il pas plus simple de dire la vérité ? », il n’obtient pas de réponse. C’est que Dershowitz, à ce stade, croit son client coupable. L’antipathie qu’il lui inspire n’est certainement pas pour rien dans cet a priori. Toute son attitude est dictée lors de leur rencontre par cette conviction de départ. Puisque je dois vous défendre, et compte tenu du fait que je ne vous crois pas, laissez-moi à tout le moins les coudées franches pour choisir la meilleure manière de vous défendre. Je n’ai que faire de vos explications qui me contraindront à suivre une thèse à laquelle je ne peux croire et dont, en conséquence, je ne convaincrai personne. Ce point de vue s’inscrit dans une profession de foi exprimée au début du film : « Le rêve d’un avocat, c’est d’avoir un client innocent ». Mais bien sûr, si c’était toujours le cas, ce serait un peu trop facile…

La deuxième réplique, si savoureuse, « Une chose plaide en votre faveur : tout le monde vous hait ! », renvoie à un penchant très répandu dans notre profession : celui du preux chevalier, « seul contre tous », posture extrêmement gratifiante, faut-il le souligner ! Comment pouvez-vous défendre des monstres pareils ?, nous demande-t-on rituellement. Eh bien, au moins pour cela nous serons seuls à le faire !

Extrait n° 2

Dershowitz croit toujours son client coupable. Mais il y va du refrain connu : tout le monde a le droit d’être défendu. Ce qui, convenons-en, est une motivation faible. Qui ne suffit donc pas ! Aussi se persuade-t-il lui-même, sinon de la noblesse, en tous cas de la justesse de sa cause : les sacro-saints droits de la défense risquent d’être bafoués ! Il va donc monter au créneau, non pas pour Von Bulow, personnage assez méprisable, mais pour le principe.

Façon de s’accommoder avec sa conscience, que la culpabilité de Von Bulow révulse évidemment. Il fait donc le pas traditionnel qui consiste à trouver refuge dans la légalité pour obtenir l’acquittement d’un client qu’il croit cependant coupable du fait. Son âme de juriste étouffe, comme c’est souvent le cas, sa conscience individuelle. Il passe outre ses réticences morales pour finir par considérer qu’il n’y a pas de véritable justice en dehors du droit. Hors le code, point de salut ! Simple déformation professionnelle.

Mais les investigations auxquelles se livrent Dershowitz et son équipe l’amènent à douter non seulement de la légalité des preuves dont l’accusation s’est servie, mais aussi de leur fiabilité. Germe donc peu à peu l’idée que Von Bulow pourrait bien être innocent ! Compte tenu de sa profession de foi, l’avocat va se ruer sur ce possible comme la faim sur le monde en voulant y croire de plus en plus fermement.
Il n’y a rien de plus stimulant, on en conviendra, que de lutter contre « l’erreur judiciaire », spectre abominable qui hante les rêves d’avocat. Dès lors qu’il s’est convaincu dorénavant qu’un doute sérieux plaidait en faveur de Von Bulow, son conseil prend quelques libertés avec la déontologie en allant par exemple interroger un témoin à domicile, qu’il est prêt à rétribuer pour ses services.

Qui veut la fin veut les moyens, renvoyant à cette phrase terrible de Matt Damon dans L’idéaliste : « Tout avocat, une fois par affaire, sent qu’il franchit une ligne contre son gré. Si on la franchit trop souvent, elle s’efface à jamais et l’on devient une caricature d’avocat. Un requin de plus en eaux troubles ». Mais, en l’occurrence, c’est pour la bonne cause !

Extrait n° 3

La métamorphose de l’avocat est complète. Désormais, ce qui lui donne le cœur d’aller au combat, c’est l’indignation. Ce qui le motive, c’est l’évidence du doute et, à la fois, la conviction d’être le seul à pouvoir « renverser la vapeur ». Sa tâche a retrouvé sa noblesse. Si les moyens utilisés sont retors, c’est par la force des choses, car ses intentions sont pures : il s’agit de faire acquitter quelqu’un qui est peut-être innocent. La conviction que ce doute existe est la manière dont l’avocat a réglé son propre conflit de conscience.

Mais pas tout à fait cependant, puisqu’il s’agit quand même d’un modèle d’intégrité. Ainsi, après avoir obtenu la cassation du jugement, l’avocat quitte son client en lui disant : « Au point de vue juridique, c’est une belle victoire, mais du point de vue moral, vous êtes seul ! ». Sous-entendu : j’ai voulu croire en votre innocence, mais je n’en aurai jamais de certitude. Si vous étiez coupable, je vous condamnerais moi-même ! En tout état de cause, je n’ai fait que mon devoir d’avocat : celui de cultiver le doute systématique en essayant de se départir de toute autre conviction.

Témoin a charge

Dans un tout autre registre, ce film, chef-d’œuvre d’humour british sur un scénario d’Agatha Christie, nous renvoie aux mêmes questions : qu’est-ce qui motive un avocat à défendre une cause ? Comment se caractérise la relation qu’il entretient avec son client ? Comment s’y prend-il pour organiser sa défense ? A-t-il foi dans le système de justice dont il est officiellement l’un des auxiliaires ?

Dans ce cas-ci, le point de départ est exactement inverse : Wilfrid Robarts, campé par un acteur extraordinaire, Charles Laughton, est convaincu de l’innocence de son client, Léonard Vole. Celui-ci est accusé d’avoir assassiné sa maîtresse, Mrs French, veuve fortunée qui vient de modifier son testament en sa faveur. Seul alibi de l’accusé : son épouse, Christine Helm, qui peut témoigner du fait que Vole était rentré chez lui à l’heure du crime. L’avocat est au terme d’une brillantissime carrière. Il a tout vu, tout entendu, tout plaidé ! Il fait une confiance énorme à son intuition. Son flair lui dit que Vole n’a pas commis les faits. Quand l’épouse de ce dernier veut témoigner à décharge, il l’en dissuade, car, étant une épouse aimante, elle ne fera pas le poids devant la Cour et ne convaincra pas les jurés. L’avocat se passera donc de son aide et comptera sur ses seules ressources pour démonter l’accusation. Mais son assurance n’était que présomption et le procès va lui jouer quelques tours …

En effet, Christine Helm est appelée à la barre des témoins par la partie publique et témoigne à charge de son mari. Robarts est complètement pris à rebours. Il a fait confiance à son savoir-faire, mais ce savoir-faire ne peut rien contre un témoignage aussi accablant qui va, de toute évidence, emporter la conviction des jurés. Le procès est perdu ! Robarts enrage parce qu’il ne peut rien faire d’autre que protester contre ce faux témoin qui va entraîner à coup sûr la condamnation de son client innocent. Situation épouvantable que la sienne ! Etre impuissant face à l’injustice, devoir assister à la consécration judiciaire d’une erreur : c’est l’horreur ! Il est dorénavant le seul à savoir que Vole est innocent mais il va échouer à lui épargner la potence.
Cas de conscience tragique dont nous, qui n’avons pas connu la peine capitale, sommes en tous cas épargnés. Et malgré tout, qui ne s’est trouvé au moins une fois dans sa carrière dans la situation de sir Robarts : assister sans rien pouvoir faire à une condamnation que l’on sait intimement, au plus profond de soi, être injuste !

Heureusement, la fortune sourit en l’espèce à notre héros. Le soir même de l’audience, il est contacté par une femme de mauvaise vie qui lui vend des lettres écrites par Christine Helm à son amant, lettres dans lesquelles, à mots à peine voilés, elle fait part de son intention d’accuser injustement son mari pour en être débarrassée. Le lendemain, nouveau retournement de situation : Robarts n’a aucune peine à confondre le témoin, dont la fausseté des accusations éclate au grand jour. Triomphe attendu. Mais tout n’est pas parfait. « La partie est gagnée. Qu’y a-t-il ? » lui demande son coplaideur. « C’est un peu trop gagné et trop symétrique. Voilà ce qu’il y a », répond Robarts. « Le verdict vous inquiète ? », questionne l’autre. « Ce n’est pas leur opinion qui m’inquiète », répond le grand maître, « mais la mienne ». Suite du dialogue dans la même veine : « Vous avez été magnifique » ; « Nous avons eu bien de la chance » ; « Il avait un pied sur la potence et l’autre sur une peau de banane. Vous pouvez être fier, non ? » ; « Pas encore. On a réglé la potence, mais la peau de banane est encore sous le pied de quelqu’un ».
Suite de répliques éloquente, renvoyant à cette évidence première : l’avocat ne connaît pas la vérité et n’a aucun moyen de la connaître ! Le client ne la lui doit pas, raison pour laquelle il sera prudent de ne pas la lui demander. Au mieux, quand il plaide l’acquittement, l’avocat sera persuadé de l’innocence de son client. Au pis, il fera valoir qu’un doute raisonnable subsiste. La particularité de cette œuvre ne se découvre toutefois qu’avec la dernière scène, particulièrement haute en couleurs.

Extrait n° 4

Et voilà, Sir Robarts a donc eu tout faux ! Il a fait acquitter un coupable, non pas par machiavélisme, mais bien contre son gré. Il a naïvement cru que son intuition était infaillible et s’est fait piéger par plus malin que lui.
La morale de l’histoire est ainsi doublement ambiguë.
D’une part, la justice en sort grandie car l’acquittement s’imposait dans les circonstances de l’espèce, et en même temps discréditée puisqu’elle s’est lourdement trompée en relaxant le coupable.

D’autre part, le personnage de Robarts participe de la même ambivalence. Quand il apprend que Vole est coupable, il s’offusque moins du camouflet essuyé par la justice, proprement ridiculisée, que du fait d’avoir lui-même été trahi. Il souffre d’ailleurs moins de voir mal récompensée la confiance dont il créditait son client que de s’être abusé sur son compte. Simple blessure d’orgueil, alors que Robarts, vieux routier des assises, aurait dû savoir mieux que quiconque qu’aucun client n’est d’emblée digne de foi et qu’il ne doit s’en prendre qu’à lui-même de s’être laissé rouler. On comprend que Robarts considère sa propre déconvenue comme un échec, quoique, pour un avocat, faire acquitter son client, fût-il coupable en vérité, ne saurait être qualifié d’échec. Mais, comme dans le film précédent, il faut toujours tenir compte de ce que j’appellerais l’élément moral, qui permet à l’avocat d’être en paix avec sa conscience, quels que soient les paradoxes de sa position.

Autopsie d’un meurtre

James Stewart y campe l’avocat Biegler, en charge de défendre le sergent Manion, lequel admet avoir tué le tenancier d’un bar parce qu’il aurait violé sa femme.

Extrait n°5

Dans les deux cas précédents, la question de savoir si l’accusé avait commis les faits reprochés était au centre du débat. Ici, la matérialité des faits est établie. Le rôle de Biegler est dès lors de présenter les faits sous le jour le plus favorable. Une sorte de « voie fiscale la moins imposée » transposée au pénal.
La situation est, somme toute, banale. Stewart se comporte dans le cas d’espèce de la meilleure manière possible. Il se borne à enseigner au client les rudiments de la loi pénale pour que celui-ci comprenne d’emblée « dans quel jeu il joue ». Stewart considère en effet le procès comme un tournoi dans lequel chaque partie joue avec les cartes que le hasard lui a distribuées. Il faut donc tirer le meilleur profit de ses atouts et concevoir une stratégie sans faille.

A la différence de Dershowitz et de Robarts, Biegler ne se préoccupe jamais de la vérité, qu’il sait être au-dessus de ses moyens. Il se focalise immédiatement sur ce qui est à sa portée : le vraisemblable. Celui-ci lui suffit et ce qui est assez bon pour lui doit pouvoir également faire l’affaire pour les jurés. Va donc, en l’espèce, pour la force irrésistible, argument qu’il considère à première vue comme plausible.

Ce qui est remarquable dans la suite de l’œuvre, c’est la force de conviction avec laquelle Biegler va défendre son point de vue, alors qu’il ne peut pas ne pas savoir que ce point de vue a été choisi de manière assez arbitraire pour faire entrer les faits dans une catégorie légale.

Tout se passe donc comme si, une fois le système de défense adopté, celui-ci se révélait au cours des débats de plus en plus crédible. Comme si l’avocat finissait par croire lui-même à la thèse qu’il a largement contribué à échafauder. Par un effet d’entraînement bien visible dans le film, Biegler donne l’impression d’être de plus en plus persuadé par son propre boniment. La folie passagère de Manion, largement suggérée pour les besoins de la cause, prend progressivement consistance au fil des audiences comme par l’effet d’un miracle. Or, les moyens dont dispose l’avocat tiennent de la panoplie du camelot : il suggère à l’épouse du lieutenant d’ôter ses hauts talons et de mettre un chapeau pour avoir l’air moins provocant, et à l’expert psychiatre choisi par la défense de porter des lunettes pour faire plus sérieux !

C’est de la manipulation. Il est par ailleurs prodigieusement drôle : autre manière de mettre le public, et donc le jury, dans sa poche. Il est enfin, et surtout, merveilleusement éloquent. C’est une question singulière de savoir si l’éloquence est un procédé, qui plus est un procédé déloyal.
Peut-on le blâmer d’être brillant ? Sans doute non. Mais le poids des mots est-il d’office plus justifiable que le choc des photos ? Autrement dit, comment admettre que la vérité judiciaire puisse se jouer, fût-ce en partie, sur le talent oratoire d’une partie à la cause ?

Retenons de l’exemple de Biegler qu’il n’est pas plus dépourvu d’âme que Robarts ni Dershowitz mais qu’il s’est émancipé de l’insupportable contrainte d’être dans la vérité. S’il est avocat jusqu’au bout des ongles, c’est parce qu’il sait n’être pas au service de la vérité. Il se contente de soutenir une thèse crédible. Mais il se montrera d’une pugnacité à toute épreuve pour défendre cette version comme si elle était vraie. Il lui suffit de penser que ce qu’il dit n’est pas forcément faux pour faire preuve de la combativité nécessaire.

C’est, sans doute, de toutes les figures d’avocat que le cinéma nous offre, l’une des plus pures, au sens où elle coïncide exactement avec ce que nous sommes supposés faire dans tous les cas, avec ce pour quoi nous sommes finalement institués. On peut admettre qu’il soit difficile pour les profanes d’accepter que nous jouions un rôle. Pourtant, sans jeu de mots, nous avons un rôle à jouer dans un système de justice conçu comme un échiquier où chaque pièce ne peut avancer ou reculer que d’une certaine façon. La partialité de l’avocat n’est pas le signe d’une perversion ; elle se déduit du fait qu’il est seul préposé à défendre. Peut-on dire que Biegler triche ? Son unique impératif est l’efficacité. Sa responsabilité propre, en tant qu’avocat, se résume à obtenir le meilleur résultat possible. Certes, il joue, mais dans le respect des règles du jeu !

Before, After

On retrouve un profil d’avocat assez analogue dans un film beaucoup plus récent de Barbet Schroeder, à qui l’on devait déjà Le mystère Von Bulow.
Pour faire bref, Lian Neeson et Meryl Streep y campent les parents d’un ado accusé du meurtre de sa copine. Le spectateur est, quant à lui, bien averti qu’il s’agit d’un accident et non d’un homicide volontaire : le jeune homme a poussé sa copine au cours d’une dispute et celle-ci est tombée violemment sur un objet contondant. Mais, apeuré, le jeune homme a fui.

Ce qui est particulièrement intéressant dans cette œuvre, c’est la position de l’avocat, coincé entre un père qui a fait disparaître des preuves pour obtenir à n’importe quel prix l’acquittement de son fils. Et une mère convaincue qu’il n’y a pas d’alternative et qu’il faut dire toute la vérité au tribunal. L’un est donc dans une défiance absolue à l’égard du système et l’autre absolument confiante dans la justice de la justice.

Extraits nos 6 et suivants

La vérité

Le film de Clouzot est enfin instructif pour notre propos.

L’intrigue est facile à résumer. Il s’agir du procès de Dominique Marceau, accusée d’avoir assassiné son amant, Gilbert Tellier, de six balles de revolver. Elle est en aveu du fait, mais conteste toute intention homicide. En fait, elle a tiré sans réfléchir (ce qui, s’agissant de Brigitte Bardot, n’étonnera personne) au cours d’une Xème scène de rupture entre les amants. Elle assiste à son procès comme s’il s’agissait de celui d’un autre. Il faut dire que les deux ténors du barreau qui s’affrontent font flèche de tout bois et ne s’embarrassent d’aucun scrupule pour tirer la couverture de leur côté. Cette fois, on peut dire que la vérité leur est carrément indifférente. « Je ne lis jamais le dossier, semblent-ils dire, ça risquerait de m’influencer ».

Seul compte ici l’effet produit sur les jurés, au mépris de l’objectivité la plus élémentaire. La thèse de La vérité s’énonce dès lors en termes simples : le procès ne fait pas la lumière sur les faits de la cause. Il n’est que l’occasion de se livrer à une libre interprétation de ces faits. Accuser ou défendre, qu’importe en fin de compte, pourvu qu’on s’en acquitte avec talent ?

La vérité, c’est donc le triomphe de l’habileté rhétorique, l’apothéose des effets de manche, un duel au sommet de deux monstres d’éloquence, pour le plus grand bonheur du public et des journalistes. « Allez, en piste ! » dit Paul Meurisse au moment où la cour fait son entrée. Cette fois, il défend la mère éplorée, rôle gratifiant s’il en est. Mais la prochaine ? « Je ne voudrais pas être à sa place », dit de lui à la fin du procès la stagiaire de Charles Vanel. « Nous y serons la semaine prochaine », lui répond ce dernier. Double portrait cynique de joueurs invétérés pour lesquels rien d’autre ne compte que de prendre l’avantage, faire mouche, marquer des points. Leur ambition de faire un bon mot surpasse de loin celle d’œuvrer pour la justice.

Bien sûr, on joue pour du beurre : les feux de la rampe à peine éteints, on se serre la main, on se congratule : seul l’accusé risque sa tête.

Extrait n° 7

Voyant « sa » vérité bafouée, B.B. choisit de se suicider en cellule. Pour autant, Meurisse ne se sent pas responsable d’avoir dressé d’elle un portrait outrancièrement négatif. Tout juste embarrassé : « Sale coup ! », dit-il à son confrère. Qui le console aussitôt en évoquant les aléas du métier.
Parmi ceux-ci, le fait de devoir défendre n’importe qui. « Ça pourrait être un si beau métier, à part les clients ! », devise Charles Vanel.

Il n’est pas seul à le penser. Ah, si le procès pouvait n’être qu’une joute oratoire, un pur moment d’éloquence ravissant l’assemblée ! On plaiderait entre soi, pour la beauté du geste. La vérité nue n’est-elle pas si souvent tristounette, sans grandeur ni fantaisie ? Le public demande de l’émotion, de la tragédie, un élan lyrique : un crime ne saurait être médiocre. Il faut dès lors lui en donner pour son argent. Les deux plaideurs dépeignent une réalité qui ne présente aucune ressemblance avec l’original. Qu’importe ? Le but est qu’on se sente vibrer, comme au match !

Le procès criminel devient le lieu de toutes les outrances verbales : on y commet des excès de langage, on s’y écoute parler avec une ferveur nulle part équivalente. Clouzot nous donne à voir que la vérité en justice n’est qu’une question de vocabulaire !

« Comment sait-on qu’un avocat ment ? Ses lèvres bougent », dit l’un des acteurs de L’idéaliste. « La vérité est mon unique gagne-pain », prétend Pierre Brasseur dans Les bonnes causes. A quoi Bourvil, juge d’instruction, lui répond : « Vous devez avoir des fins de mois difficiles ! ».
Arrêtons là, car le champ ouvert au débat est déjà suffisamment vaste et je risque à mon tour de me laisser séduire au jeu de la répartie.

Les victimes au cinéma

En élaborant ce cycle de cinq conférences (six, en fait, si l’on y inclut « les avocats au cinéma » que j’ai présenté il y a deux ans dans le cadre de la conférence), il me semblait indispensable d’y inclure le thème des victimes. Réparant de la sorte l’injustice que je leur avais faite en ne les évoquant pas dans mon petit livre sur « Justice et cinéma ».

Mal m’en a pris, car j’ai dû me rendre compte que les victimes n’étaient pas seulement les pièces rapportées du procès, mais également les parents pauvres du septième art.

On savait depuis Gide que les bons sentiments ne font pas la bonne littérature. On sait désormais que tout le pathos entourant les victimes n’est pas non plus le gage d’un grand film. A part deux ou trois œuvres dignes d’éloges, le bilan global est mitigé, voire décevant. Attendez-vous dès lors à rester un peu sur votre faim en termes d’images.

Cela n’enlève cependant rien à l’intérêt du thème, non plus qu’à son actualité. Je dirais même qu’à part les relations entre justice et médias, le retour de la victime sur le devant de la scène constitue le fait d’actualité par excellence, qui tend presque à bouleverser la donne.

La Justice ne pouvant pas ignorer l’opinion (puisque sa raison d’être majeure consiste à l’impressionner durablement), elle est contrainte de tenir compte du véritable engouement que le public manifeste à l’égard des victimes. Paraphrasant Cayatte, on pourrait aller jusqu’à dire qu’une des manières dont notre société se définit est la suivante : « Nous sommes tous des victimes ». Non seulement parce que nous n’admettons plus la fatalité, le méchant hasard, l’accident fortuit et que tout dommage suppose par conséquent un responsable. Mais aussi parce que nous nous identifions spontanément à celui que le malheur frappe dès lors que nous partageons avec lui sa condition malheureuse. La Providence divine enfuie, nous nous sentons en effet à la merci du moindre revers du sort. Chacun pour soi sent que ce qui fait d’autrui son prochain, c’est sa vulnérabilité.

Dans un univers hyperindividualiste et hyperconcurrentiel, ce qui nous conserve un visage humain, c’est notre capacité à faillir. Ce qui constitue notre monde commun, c’est en quelque sorte notre aptitude à l’échec, le risque constant d’être exclu, la faculté de se retrouver sur la touche. Cette disponibilité au malheur finit par donner le goût du malheur. Et nous finissons par aimer ceux à qui le malheur arrive, car ils incarnent un des aspects les plus authentiques de notre condition d’homme.

La compassion, l’empathie, la solidarité avec les victimes trouvent ainsi des causes très profondes (et très troubles) dans les caractères fondamentaux de notre société moderne. En sorte que nous ne serons certainement pas débarrassés de sitôt de cette frénésie compassionnelle. Tout laisse présager au contraire une dérive spectaculaire amenant à faire la part de plus en plus belle à l’émotion. Nous ne sommes sans doute qu’aux prodromes de cette évolution.

Tel ne sera cependant pas l’objet principal de cet exposé. Puisqu’il est question de la Justice au cinéma, il faut en effet respecter la consigne et tenter de faire la synthèse des films choisis en leur trouvant un fil conducteur. « Mettre en lumière la face cachée de la justice », comme annoncé, peut-être un peu prétentieusement, consistera ce soir à montrer combien la Justice est impuissante à rencontrer les attentes des victimes.

Non pas, comme on voudrait le faire croire, parce que l’accueil ou l’écoute des victimes seraient déficients : forces de police indifférentes, substituts blasés, juges engoncés dans la routine. Mais bien parce que, disons-le tout net, la justice n’est pas faite pour les victimes. Elle a même été conçue pour qu’elles n’y aient pas leur place.

Ce n’est pas une question d’hommes ; c’est une affaire d’appareil. Avec la meilleure volonté du monde, les gens de justice ne peuvent faire que leur travail. Et leur travail est programmé de telle façon qu’il concerne exclusivement (ou quasi) le suspect : déterminer qui est coupable et fixer la peine qu’il mérite sont les deux tâches essentielles dévolues à la justice et qui absorbent la presque totalité de son énergie. Ses forces vives s’épuisent ainsi à régler son compte au prévenu.

Dans un tel schéma, la victime a pour unique vocation de « mettre la machine en marche ». Le drame qui la frappe est l’élément déclencheur d’un vaste processus tendant uniquement à la punition du coupable. La victime est un simple prétexte à la mise en œuvre de la répression. Dans ces conditions, il n’est pas douteux que la réponse faite aux victimes par la Justice sonne faux. Que celles-ci continuent de lui faire confiance pour satisfaire leurs desiderata fait preuve dans leur chef d’un aveuglement peu commun !

Pourquoi cet état de choses ?

Pour faire très bref, l’histoire de la justice pénale s’assimile pratiquement à la mise en touche progressive de la victime. Dont on se défie pour d’évidents motifs : quelle impartialité, quelle indépendance peut-on attendre de celui que l’infraction a lésé ? Ne va-t-il pas verser forcément dans l’un ou l’autre excès ? Soit que la colère l’aveugle, la soif de se venger, l’insatiable courroux. Soit qu’il pardonne inconsidérément, qu’il se montre trop faible ou trop compréhensif. Dans le premier cas, le châtiment risque d’être démesuré. Dans le second, il pourrait se révéler insignifiant.

Sans compter que la passion vengeresse trouve à s’assouvir sur le premier venu, sans beaucoup d’égards pour les preuves qui seules font d’un suspect un coupable.

Non, décidément, la victime n’est pas bien placée pour punir elle-même le crime qui l’accable. Non plus que pour en identifier l’auteur ! « La colère est mauvaise conseillère » dit la sagesse populaire. Le chagrin aveugle tout autant. D’une manière générale, la sacro-sainte sérénité des débats s’accommode mal de l’expression de sentiments trop vifs.

Même aux assises, où les proches parents de la victime, voire la victime elle-même, ont l’occasion de témoigner, l’atmosphère générale de l’audience, contenue, empesée, qui confine au cérémonial, les empêche en général de laisser déborder leurs émotions. La police de l’audience, expression bienvenue, balise le cours des témoignages d’une série de barrières Nadar invisibles. Le nombre de gens qui voudraient s’exprimer et qui, une fois à la barre, se sentent incapables de traduire leur ressenti convainc d’une chose : l’ambiance régnant dans le prétoire, sauf exception, vous coupe la chique !

Ainsi, le système de Justice pénale ne manque pas d’excellentes raisons pour disqualifier les victimes. Etant donné qu’elles sont mal placées pour juger elles-mêmes, on va les mettre carrément hors jeu par le biais d’une fiction : le crime ou le délit, c’est dorénavant la société qui en est victime et, très accessoirement, la victime des faits en personne.

Les poursuites, le jugement et la condamnation pourront dès lors parfaitement se passer d’elle. Qu’elle dépose plainte ou non, se constitue partie civile ou non, voire retire sa plainte n’a en principe aucune incidence sur le cours de la procédure. Puisqu’elle est dominée par ses passions, qu’il s’agisse de vengeance ou de pardonner, on ne lui demandera tout simplement plus son avis.

Certes, elle peut intervenir dans le débat sur la culpabilité de l’accusé. Mais cette intervention est facultative et ne constitue que l’expression d’un point de vue particulier. Dont la partialité est telle que la victime ne peut participer en aucun cas au débat sur la peine.

Si l’on aborde maintenant le matériau filmique sur le thème des victimes, on peut assez aisément subdiviser l’ensemble de la production en trois catégories, conformément à ce que nous venons de développer : les films axés sur le thème de la vengeance, de loin les plus nombreux. Ceux qui gravitent autour du pardon. Et ceux qui abordent le statut de la victime sous l’angle de la légalité.

En sorte qu’une grande partie des films qui traitent de la victime se déroulent en dehors du champ de la légalité, prouvant par la statistique, sinon le désintérêt de la justice pour les victimes, en tous cas l’inappropriation des réponses qu’elle réserve à leurs attentes. Que la Justice soit absente de la plupart des œuvres est donc lourdement révélateur, mais en creux, de sa totale inadéquation de l’offre à la demande. Au motif que la victime était mauvais juge, on a cru bon de se passer d’elle. Pas étonnant, dès lors, qu’en toute occasion, elle choisisse de régler ses comptes elle-même.

Sur le thème de la vengeance, j’ai retenu trois films parmi bien d’autres. Que la bête meure, de Claude Chabrol. Crossing guard de Sean Penn et Reservation road de Terry George. Tous trois traitent du deuil d’un enfant écrasé par un chauffard. Avec, en filigrane, un sempiternel débat : celui qui tue accidentellement un piéton devient-il un meurtrier, voire un assassin, du fait qu’il roule trop vite ou en état d’ébriété ? On connaît la réponse qu’y apporte notre loi pénale. On sait aussi que la modicité des maxima de peine pour les infractions dites involontaires choque de plus en plus l’opinion.
Dans le film de Chabrol, Michel Duchaussoy campe le père affligé, déterminé dès la première heure à tuer l’automobiliste qui a renversé son fils avant de prendre la fuite. Menant sa propre enquête (puisque la police, comme de règle, est impuissante à découvrir le coupable), il finit par chance par l’identifier. C’est Jean Yanne, garagiste breton, chez lequel il se fait inviter par ruse. Le vengeur consigne minutieusement dans un carnet les réflexions que lui inspire l’auteur des faits ainsi que sa volonté de lui faire passer un mauvais quart d’heure. Il faut dire qu’il a découvert en Jean Yanne un être vulgaire et violent, particulièrement méprisable, ce qui renforce sa résolution.

Extrait n° 1

Voici donc un exemple de vengeance assouvie. Duchaussoy est sans regrets. Il se considère, somme toute, comme le bras armé de la justice. Là où la vraie justice aurait failli, soit qu’elle n’ait pu identifier l’auteur, soit qu’elle l’ait condamné à une peine modique, il a lui-même accompli ce que commandait justice selon lui.

Morale doublement ambiguë, remarquons-le : est-ce d’avoir écrasé son fils que Jean Yanne est essentiellement coupable ? N’est-ce pas plutôt de s’être enfui ? L’obstination du justicier ne se conçoit que par la dérobade de l’auteur des faits. L’aveuglement de l’un répond à celui de l’autre ; l’absence de pitié à l’absence de remords. Un excès entraîne l’autre : c’est la lâcheté de Yanne qui lui vaudra d’être tué. Deuxième ambiguïté : le spectateur n’a guère de peine à s’identifier au héros, car le personnage de Yanne est à ce point antipathique qu’on souhaite obscurément lui faire la peau.

Le film crée donc une attente… que le réalisateur satisfait ! Il réveille en nous le désir de punir qui, faut-il s’empresser de le dire, ne dort jamais que d’un œil.

Sean Penn, quant à lui, use (et abuse) du talent de Jack Nicholson pour faire éprouver le désarroi d’un père qu’un chauffeur ivre a privé de sa fille. Deux nuances importantes : le coupable a été puni (et même lourdement : six ans de prison ferme) et il est bourrelé de remords. Ici, le rapport de forces est pratiquement inversé : nous avons une victime minée par le ressentiment et un coupable amendant, dont le repentir sincère n’empêche pas d’être rongé par la culpabilité. Un scénario à la Chabrol serait par conséquent dépourvu de toute cohérence.

Extrait n° 2

On assiste donc à ce happy end assez prévisible, souligné par une musique d’une horripilante mièvrerie. Comme il aura fallu ménager le suspense, Nicholson a bien failli tuer le chauffard, mais – miracle – il a raté la cible. Ensuite, il n’a pas été long à se rendre compte qu’il eût été injuste de le tuer et qu’il était lui-même en défaut de pardonner.

Au-delà des aspects convenus de la réalisation, la logique sous-jacente est conforme à ce que notre sens inné de la Justice exige. D’une part, il n’y a pas de nécessité d’en remettre à l’égard de quelqu’un qui reconnaît spontanément ses torts. Faute avouée est à moitié pardonnée : la sagesse populaire est proverbiale. D’autre part, il n’est pas convenable d’en remettre une couche lorsque le coupable a déjà subi sa peine. Il faut bien qu’à un moment donné, la vie continue. L’une des fonctions essentielles de la peine étant de tourner la page, faute de pouvoir remettre les choses, comme disent les juristes, dans leur pristin état.
Quant à Terry George, il réalise un film de grande qualité dans lequel, à nouveau, la logique est sauve. Cette fois, c’est Joaquin Phoenix qui joue le rôle du père éploré que la fuite du chauffard, jointe à l’inefficience de la police, convainc de le retrouver lui-même et de l’occire. Quand il se rend compte que le chauffard en question n’est autre que l’avocat à qui il a confié la défense de ses intérêts, il est définitivement résolu de passer à l’acte, car une telle duplicité est sans rémission. C’est toutefois sans compter sur le fait que le coupable est, comme dans le cas précédent, anéanti par son acte et qu’il était déterminé à se livrer aux forces de l’ordre.

Extrait 3

Nous sommes donc ici dans une situation intermédiaire. La victime est un homme juste, accablé par la tristesse, mais capable d’entendement. Le coupable a fait preuve d’une grande lâcheté, certes, mais il est conscient de sa faute et disposé à la payer. Le tuer eût été dans ce cas totalement disproportionné. On se trouve toujours dans la même logique (mesure pour mesure) qui correspond à notre intuition de la justice. Que la société se charge de rendre justice ou qu’à défaut, la victime passe à l’action, en tout état de cause, le principe est identique : la justice est une question d’équilibre, d’adéquation entre le fait et la réaction qu’il engendre.
La solution à laquelle ce film aboutit satisfait donc le spectateur en ce qu’il éprouve instinctivement qu’elle est juste. La morale est sauve, ce qui donne à penser que notre sens de la justice est fondé sur quelques invariants, sortes de règles non écrites qui forment une grammaire commune.

La loi pénale traduit-elle ces exigences ? Le système judiciaire les comble-t-il ? Rien n’est moins sûr. Le droit ne tient qu’un seul langage, celui de la sanction, et l’appareil répressif, comme le terme même nous l’indique, fonctionne mécaniquement : on ne parle pas de machine judiciaire par hasard…
Pour illustrer cette inadéquation entre les attentes des victimes et les réponses que notre système de justice est en mesure d’offrir, j’ai à nouveau choisi trois films, qui ne sont malheureusement pas d’égale qualité. Vous verrez successivement Les accusés de Jonathan Kaplan, La jeune fille et la mort de Roman Polanski et De beaux lendemains d’Atom Egoyan.
Dans Les accusés, Jodie Foster, à laquelle ce rôle a valu l’Oscar, est victime d’un viol collectif dans un bar où elle traînait son désarroi. Certes un peu éméchée, ayant fumé quelques pétards, elle s’est montrée plutôt aguicheuse. Mais ce comportement léger ne justifiait pas, bien sûr, que trois clients du bar la renversent sur un flipper pour abuser d’elle sous les vivats de plusieurs spectateurs.

Le film est très hollywoodien. Je passerai donc rapidement sur ses qualités intrinsèques. La part la plus intéressante concerne les rapports entre Foster et son défenseur, lequel, dans le système américain, joue à la fois le rôle de la partie publique et de la partie civile. Deuxième spécificité du système : accusation et défense, avant d’aller au procès, transigent à la fois sur la culpabilité et sur la peine. Quand elles aboutissent à un accord, il n’y a plus lieu de plaider. Le juge prend acte de la qualification retenue et applique une peine préprogrammée. On voit de très bonnes illustrations de cet usage dans nombre de films américains, tels que Le verdict de Sydney Lumet, L’idéaliste de Francis Ford Coppola ou encore l’incontournable Autopsie d’un meurtre d’Otto Preminger. Il n’empêche : c’est tellement déconcertant qu’on en est chaque fois abasourdi. Absorbons-nous sur le cas de Mlle Foster.

Extrait n° 4

Le sens de ce passage est tellement clair qu’il se passe de commentaire. Il serait toutefois trop facile d’incriminer le seul système américain comme responsable de cet état de choses. Notre Justice juge avec les moyens dont elle dispose, donc à l’aide des seuls éléments qu’on lui soumet.

Ayons un instant à l’esprit que deux personnes en tous cas connaissent la vérité : le coupable et la victime. Le coupable sait qu’il l’est. La victime sait ce qu’elle a subi et, souvent, peut désigner l’auteur des faits sans la moindre hésitation. Il y a donc un hiatus, dans l’espace même du prétoire, entre ces deux personnages et tous ceux qui s’agitent autour d’eux en quête d’une vérité qu’eux-mêmes détiennent ! Que le coupable échappe à la répression fera parfaitement son affaire en général. Mais, du point de vue de la victime, une telle issue est proprement insupportable. Comme doit l’être le fait qu’un crime n’est pas élucidé. C’est pourquoi l’attitude du défendeur de Jodie Foster est en même temps parfaitement logique et parfaitement choquante. Du point de vue juridique, l’actrice Kelly McGillis défend sa cliente comme elle le peut, en tenant compte des informations dont la cour et le jury disposeront. En évaluant ses chances d’obtenir une condamnation et en les comparant aux risques d’un acquittement.

En matière judiciaire aussi, un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Le raisonnement n’est donc pas critiquable. Mais, bien sûr, du point de vue humain, elle est totalement défaillante car elle abdique sa fonction essentielle, qui est de porter la voix de sa cliente et de revendiquer justice en son nom. Dût-elle crier dans le désert !

Les avocats sont les premiers concernés par ce type de débat qui, bien sûr, n’a rien de théorique : jusqu’où faut-il composer avec les règles du système, quitte à trahir la parole de celui pour compte de qui nous la prenons (en la lui confisquant au passage) ? Ce qui revient à se demander si la vérité peut jamais être objet de négoce. Toute transaction sur la culpabilité n’est-elle pas, par définition, parfaitement immorale ?

Ainsi, le meilleur système de justice possible n’est lui-même pas exempt de défauts. Les règles régissant la preuve protègent à juste titre le suspect, puisque, selon l’expression consacrée, le doute lui profite. Cela ne fait toutefois pas l’affaire des victimes, pour lesquelles, fréquemment, aucun doute n’est possible.
Faute de preuves, vont-elles devoir se résoudre à l’acquittement de celui qu’elles savent coupable ?
Ce cas de figure a été admirablement porté à l’écran par Roman Polanski. Dans un pays d’Amérique latine où la dictature a pris fin, Sigourney Weaver incarne une femme qui a subi la torture pour éviter de dénoncer son fiancé, avocat réputé. Celui-ci, qu’elle a épousé entretemps, vient d’être pressenti pour diriger une commission nationale ayant pour tâche de faire la lumière sur les disparitions et les tortures qui ont eu lieu durant la tyrannie. Lorsque l’avocat est reconduit à son domicile par le Dr Miranda, campé par Ben Kingsley, Weaver est convaincue de reconnaître en sa personne le médecin qui supervisait ses tortures en la violant au passage.

Extrait n° 5

Tout le film va tourner autour de cette seule question : le Dr Miranda est-il coupable ou bien victime d’une confusion ? Question qui renvoie aussitôt à une autre : comment juger s’il est coupable ? Pour Weaver, aucun doute n’est possible : elle reconnaît sa voix, son rire, ses tics, son odeur… Par contre, pour son époux, qui incarne la légalité, qui la personnifie même doublement (par son statut d’avocat et de futur président de la commission d’enquête), ces modes d’identification ne sont tout simplement pas recevables, car trop subjectifs. Donc invérifiables et, qui plus est, incertains, non fiables.
Ce problème est un classique de la preuve au pénal : quel crédit réserver à la parole de celui ou celle qui affirme reconnaître quelqu’un sans pouvoir étayer ses dires ? Testis unus testis nullus, disaient les romains, dont nous sommes empreints de la sagesse. Quel avocat pénaliste n’a jamais disqualifié la parole d’une victime au motif qu’on ne pouvait contrôler sa véracité ?

Mais, dans le cas d’espèce, Weaver tient bon. Elle met dans les mains de son mari un singulier marché : que Kingsley avoue et elle lui laissera la vie sauve ; s’il persiste à nier, elle le tuera. Elle le contraint en d’autres mots à avouer, faute de véritable choix. L’époux, impressionné par la détermination de sa femme, convainc donc le Dr Miranda de passer des aveux… qui ne satisfont pas Weaver parce qu’ils sont insincères et dictés uniquement par la crainte de la menace. Elle choisit donc de conduire celui qui fut son bourreau vers le lieu de son exécution puisqu’il se montre insusceptible d’amendement. A ce moment du film, le Dr Miransda joue son va-tout en suggérant à l’avocat de téléphoner en Espagne car il y aurait travaillé comme interne durant l’année où Weaver a subi ses tortures. Tandis que Weaver le conduit vers la falaise sous la menace de son arme, l’avocat vérifie l’alibi du docteur… qui se révèle exact. Il court les rejoindre…

Extrait n° 6

La morale de cette œuvre puissante doit, à mon sens, nous interpeller à deux titres.

D’une part, il est presque certain que le Dr Miranda aurait échappé à toute sanction s’il avait été jugé dans les formes. La fausseté de son alibi n’aurait probablement jamais été découverte. Quant aux certitudes de la victime, elles n’auraient pas résisté au crible de la critique. N’importe quel avocat de la défense les aurait révoquées en doute au nom de l’objectivité. Ainsi, selon toute vraisemblance, la justice aurait échoué à rétablir la vérité.
D’autre part, à supposer même qu’elle eût jugé Miranda coupable, c’aurait été très certainement sans parvenir à le faire avouer. Il aurait donc été condamné en s’enfermant dans le déni et en continuant de crier à l’erreur. Weaver en aurait donc été de toute façon pour ses frais puisqu’elle n’était avide que d’une chose : la reconnaissance par le médecin lui-même de sa culpabilité. Sa punition effective ne lui importait guère, sinon pas du tout. Le système de Justice légal auquel nous sommes si attachés pour tant de raisons (bonnes et mauvaises) montre donc ici doublement ses limites : non seulement les règles régissant la preuve protègent les criminels, ce que nous assumons en parfaite connaissance de cause, mais la sanction que nous réservons au condamné, censée réparer le mal causé par le mal subi, risque également de se révéler inadéquate.

La Justice empêche le face-à-face entre victime et suspect par crainte légitime de dérives, dont ce film est d’ailleurs l’illustration : on ne saurait contraindre qui que ce soit à avouer sous peine de mort. La vérité ayant un prix, la justice prend délibérément le risque d’être faillible. Quant à la peine, son caractère légal empêche certes les abus. Elle n’en est pas moins stéréotypée et la victime ne trouve pas forcément son compte dans la privation de liberté du condamné.

Quant à parler des errements possibles de la Justice, évoquons enfin le beau film d’Atom Egoyan, De beaux lendemains. Il narre le drame d’un village dont les enfants ont péri dans l’accident d’un bus les menant à l’école. La cause de cet accident est purement fortuite. Il n’y a donc pas de responsables à proprement parler. Jusqu’au moment où un avocat, campé par Ian Holm, s’ingénie à persuader les villageois qu’ils ont le droit de revendiquer de copieuses indemnités à charge du constructeur de l’autocar.

Extrait n° 7

Le thème du film est d’une très grande actualité : notre malheur trouve-t-il dans tous les cas sa cause dans le fait d’un tiers et ce fait engage-t-il forcément sa responsabilité ? Notre allergie contemporaine au malheur, cette rébellion contre la finitude, cette indisposition à la souffrance peuvent-elles trouver un exutoire dans le droit par le biais de la responsabilité civile ?

Le film oppose deux personnages hautement symboliques : l’avocat, déterminé à procéder. Non pas tant par âpreté au gain que pour régler ses propres comptes avec le malheur : son unique fille est toxicomane et il fait de tous les enfants perdus un combat personnel. Il prétend se faire le héraut, non de la tristesse des parents, mais de leur colère. Son mobile est avant tout vindicatif, plus revanchard qu’intéressé. En face de lui, une jeune fille victime devenue hémiplégique en suite de l’accident. Elle, qui vit dans sa chair les conséquences de la tragédie, est au contraire dénuée de toute colère. Sa tristesse infinie tient presque moins à la perte de tous ses compagnons qu’au fait de n’avoir pas péri avec eux, comme si cette communion dans une destinée tragique devait fatalement se produire et qu’en l’épargnant, le destin la murait dans une solitude pire que la mort.

Quand vient le temps du procès, un magistrat procède aux auditions préliminaires. A son tour, la jeune fille est entendue. Pour faire capoter l’action en justice que l’avocat projetait d’introduire, elle invente au moment même une cause à l’accident qui empêche d’invoquer une défaillance mécanique et de réclamer une indemnisation à quelque débiteur solvable. Elle agit délibérément pour court-circuiter le procès, façon de signifier à l’avocat, mais aussi à tous ceux qui se révoltent absurdement contre leur condition d’homme, que le risque est inhérent à l’existence et que sa fragilité en fait le prix.

Si la Justice n’apparaît qu’en arrière-fond dans cette œuvre, le débat qui la traverse de part en part renvoie à l’actualité judiciaire la plus brûlante : la notion de faute n’est pas extensible à l’infini. Chercher à tout prix un responsable au drame qui nous frappe peut se révéler néfaste, voire mortifère.
Colère ou pardon ? Quelle est la rançon de la haine ? Et celle de la miséricorde ? L’un ravive sa plaie et la fait suppurer. L’autre la panse et elle se cicatrise.
Notre société, en tous cas, a tendance à entretenir les rancœurs : quand un condamné demande sa libération conditionnelle, la presse attise les passions, excite la rage. Avant de partir en délibération, on devrait faire visionner par le jury le dernier film dont je vous projetterai un extrait ce soir, que je ne nommerai pas pour entretenir le suspense. Œuvre d’une densité et d’une humanité exceptionnelles. Ode à la vie, exaltation de la bonté de l’homme et de la force du pardon.

Le héros de ce film est un humble menuisier qui apprend leur métier à de jeunes apprentis. Son jeune fils a été tué parce qu’il faisait obstacle à la fuite d’un voleur qui, pris de panique, l’a saisi à la gorge. Le voleur, lui-même mineur d’âge, est placé en institution. Quand il en sort, cinq ans plus tard, il se retrouve dans l’atelier de menuiserie, sous la tutelle du père de sa victime… Vous avez deviné qu’il s’agit du film des frères Dardenne, Le fils, dont l’acteur principal, Olivier Gourmet, a reçu pour ce rôle le prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes.

Les images parlant d’elles-mêmes, je conclurai ma conférence sur cet extrait sans reprendre la parole. D’une certaine manière, tout sera dit.

Votre point de vue

  • Gisèle Tordoir
    Gisèle Tordoir Le 18 décembre 2012 à 11:04

    Si monsieur Dayez ou toute autre personne cherche l’inspiration pour étayer un sujet pour un livre, le scénario d’un film, un documentaire informatif ou pouvant servir pour un travail de réflexion sur les dysfonctionnements de la justice, les expériences injustes que nous avons vécues récemment et vivons encore actuellement dans le cadre de procédures judiciaires m’amènent à me tenir à la disposition de qui souhaite en savoir plus à ce sujet. En effet, nous avons de quoi écrire un livre (ou partie), un film (pas mal de scènes). Le décor est planté : la justice de Nivelles avec certains de ses acteurs (procureur, magistrats (la partie adverse), avocat, ministère public (collègues des magistrats), juge du tribunal de police, greffiers, police plus ou moins muselée, notre bourgmestre, l’agent sanctionnateur, notre avocat et nous. Une affaire au tribunal de police et une en justice de paix (dite justice de proximité, en cours depuis plus de 3 ans...). Le simple fait d’avoir voulu faire entendre et reconnaître nos droits a provoqué une véritable escalade de faits incorrects et inacceptables de la part de la partie adverse, tous deux magistrats de Nivelles. Nous avons droit à tout, ils ne nous épargnent rien : cel, attaques canines sur la voie publique, intimidations, agressions verbales, insultes, propos mensongers, propos diffamatoires, violation de domicile, dénonciation calomnieuse, e.a. Le tout avec la claire intention méchante de nous porter préjudice, de jeter le discrédit sur nous, de sâlir notre réputation certainement dans le but de nous décourager. Mais c’est sans compter sur notre détermination. Ayant déjà dû payer fort cher (8.500,00€ dont 2.000,00€ de dommages à la partie adverse...), nous n’avons pas les moyens d’aller en appel. La justice n’est vraiment pas à la portée de tous. Nous n’avons d’alternative que de dénoncer ces faits qui démontrent que notre système judiciaire est bien malade (pourri ??? le ver est-il dans le fruit ???). Il ne s’agit nullement de diffamation mais simplement d’un appel à l’aide, d’un cri de colère mêlé de tristesse, d’un coup de gueule pour faire bouger les choses. Nous sommes excessivement déçus car nous croyions en une justice juste. Illusion ? Naïveté ? Utopie ? Bêtise ?

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Bruno Dayez


Auteur

avocat, chroniqueur, chercheur associé aux Facultés universitaires Saint-Louis et maître de Conférences à l’Université de Liège

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