40 mois avec sursis pour l’agresseur du superviseur : est-ce bien suffisant pour des coups et blessures ayant entraîné la mort ?

par Daniel de Beer - 21 février 2014

Un coup violent, totalement injustifié, est donné contre un agent de la STIB. Celui-ci décède. Moins de deux ans plus tard, l’auteur de l’agression est jugé et condamné à une peine de quarante mois de prison avec sursis. L’émotion est grande.

Un jugement bien trop clément ? C’est à cette question et à bien d’autres que Daniel De Beer, professeur invité à l’Université Saint-Louis à Bruxelles, répond ci-après.

1. Un grand émoi ! Si une décision de justice a suscité des sentiments d’incompréhension, voire de colère, c’est bien celle qui a été rendue le 10 février 2014 par le tribunal correctionnel de Bruxelles. L’histoire avait déjà défrayé la chronique deux ans plus tôt et Justice-en-ligne y avait fait écho (cliquer ici).

2. Un accident était survenu entre un bus de la STIB et une voiture. Un agent superviseur de la STIB s’est rendu sur les lieux pour procéder aux constats. Un homme de vingt-huit ans s’est immiscé dans l’affaire, s’est énervé et a donné un violent coup de poing au superviseur. Le coup l’envoie au sol, le choc est brutal, le superviseur en est mort. L’agresseur était sous l’emprise de l’alcool et du cannabis. C’était le 7 avril 2012.

3. Le 10 février 2014, le tribunal prononce son jugement. Il condamne l’agresseur à une peine de quarante mois de prison, avec sursis assorti de conditions de cinq ans pour ce qui dépasse la détention préventive. La décision provoque un tollé immédiat… L’auteur d’un coup totalement injustifié, mortel pour un père de famille œuvrant dans un service public, n’ira « même pas » en prison. Ramassée de la sorte, l’affaire ne peut que susciter l’émotion. Emotion légitime bien sûr, qui néanmoins ne doit pas faire obstacle à la réflexion.

4. Une première question porte sur la mission du juge.
Le juge est chargé d’appliquer la loi pénale. Celle-ci prévoit qu’un coup volontaire, dont les conséquences mortelles n’ont pas été voulues, est punissable d’une peine d’emprisonnement de huit jours à cinq ans.

Allons un pas plus loin. Qu’est-ce que « juger » en matière pénale. Que juge-t-on ? Un acte, ici un violent coup de poing ? Les conséquences de cet acte, en l’occurrence dramatiques ? L’homme qu’était l’agresseur le 7 avril 2012 ?

Ou l’homme, tel qu’il est en 2014 au moment d’être jugé et qui doit répondre de l’acte commis en 2012 ?

Dans notre système de droit et de justice, c’est la dernière option qui a été choisie.

5. A cette question, on peut adjoindre celle des finalités de la peine. Que cherche-t-on en infligeant une peine ?

6. Il y a l’aspect punitif : la personne qui a commis tel acte incriminé par la loi ne peut rester impunie. Dans le même ordre d’idée, la peine peut avoir une fonction symbolique : il peut importer d’affirmer solennellement que tel comportement n’est pas toléré. Laissant un moment de côté le sursis, force est de constater que telle est bien la portée de la peine prononcée, quarante mois d’emprisonnement, pas très loin du maximum légal de la peine.

7. On dit aussi que la peine sert d’avertissement donné à d’autres acteurs potentiels susceptibles de passer à l’acte. Malheureusement, les études montrent en général que l’efficacité dissuasive des peines est pour le moins limitée, sinon illusoire. Le délinquant réfléchit rarement aux conséquences pénales de son acte avant d’agir.

8. En revanche, la peine cherche aussi à favoriser le reclassement social de la personne condamnée. La société toute entière n’a-t-elle pas intérêt à ce qu’un délinquant devienne un bon citoyen ?

C’est précisément là qu’interviennent des mécanismes comme celui du sursis. Encore faut-il que tout indique qu’accorder le sursis est judicieux. « Tout indique » : les circonstances, le regret, la vie passée et l’attitude actuelle du condamné, sa propension à indemniser les victimes, les mesures entreprises pour se débarrasser de ses assuétudes et le résultat de ces efforts, son insertion professionnelle, l’absence de danger de récidive, etc. Le juge est astreint à un minutieux travail au cours duquel il doit examiner toutes les données concrètes relatives à l’affaire et à la personne qu’il juge.

C’est sur la base de l’ensemble de ces éléments qu’il pourra apprécier s’il convient, par exemple d’accorder le sursis.

10. A cet égard, cette affaire montre bien la difficulté à faire comprendre au public les enjeux et la complexité que peut parfois revêtir une affaire comme celle-ci. Somme toute, le public n’a été mis au fait que d’informations partielles livrées par les médias, ou de l’opinion émue ou amère des proches et des collègues de la victime. On est loin de la maîtrise des tenants et aboutissants du dossier.

11. Est-ce laisser entendre que le sentiment des victimes importe peu ? Certainement pas.

Elles doivent pouvoir être entendues, comprises et prises en compte. La justice, la mise à plat de l’affaire dans le cadre ritualisé du procès, peut et devrait pouvoir avoir un rôle important dans le processus d’apaisement des victimes. Mais – et ce « mais » peut être évidemment bien difficile à vivre – cette prise en compte a des limites. Elle ne va pas jusqu’à relier la douleur des victimes avec l’importance de la peine. Notre État de droit démocratique a rompu les amarres avec l’idée de vengeance.

Votre point de vue

  • Guy Laporte
    Guy Laporte Le 1er mars 2014 à 18:11

    Je n’ai jamais été spécialiste du droit pénal, m’étant orienté très vite vers le droit administratif. Cependant je puis dire que Monsieur le professeur Daniel de Beer a parfaitement résumé l’une des problématiques centrales de de la condamnation pénale en ces termes : "Qu’est-ce que « juger » en matière pénale. Que juge-t-on ? Un acte, ici un violent coup de poing ? Les conséquences de cet acte, en l’occurrence dramatiques ? L’homme qu’était l’agresseur le 7 avril 2012 ?
    Ou l’homme, tel qu’il est en 2014 au moment d’être jugé et qui doit répondre de l’acte commis en 2012 ?
    Dans notre système de droit et de justice, c’est la dernière option qui a été choisie."
    En parlant sous le contrôle des pénalistes qui suivent ce site, je me demande s’il ne faudrait pas juger en fonction de tous ces critères à la fois, en les conjuguant dans des proportions variables compte tenu des circonstances particulières de chaque espèce. Au cas particulier, il y a eu violence mortelle, mais sans intention de donner la mort. On touche du doigt les énormes difficultés d’appréciation que peut connaître un juge pénal qui, ne l’oublions pas, ne dispose pas d’un pouvoir discrétionnaire car il est tenu de rester dans le cadre fixé par la loi.
    Guy Laporte (.fr)

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  • piano blanc
    piano blanc Le 22 février 2014 à 17:55

    Skoby avait écrit :
    "Si effectivement l’accusé a changé, il COMPRENDRA qu’une peine de prison ferme est compréhensible vis-à-vis de l’acte commis."

    De son côté, M. Tonnelier écrit qu’il est difficile de faire ADMETTRE à une personne qui a été détenue préventivement pendant 45 jours qu’elle doit retourner en prison.

    Le mot "admettre" me heurte.
    On n’a pas demandé à la victime "d’admettre" les coups qu’il a reçus, ni "d’admettre" qu’ils aient entraîné sa mort.

    Puisque le maximum de la peine est de 5 ans (donc 60 mois), je peux comprendre que le tribunal (seul à disposer de tous les éléments du dossier) ait retenu des circonstances atténuantes de nature à limiter la peine à 40 mois.

    Néanmoins, personnellement, je pense qu’il eût été judicieux de limiter le sursis de telle sorte que le condamné retourne effectivement en prison, ne fût-ce que deux ou trois semaines, de telle sorte qu’il y réfléchisse encore un peu sur les conséquences de son acte.

    • Georges-Pierre Tonnelier
      Georges-Pierre Tonnelier Le 23 février 2014 à 22:40

      Bien que je puisse comprendre que le mot "admettre" heurte, l’acceptation de la peine, tant dans sa pertinence que dans son intensité, est une condition sine qua non pour que tant le condamné que la société puissent tirer un bénéfice de la sanction infligée par le tribunal.

      Ce dernier adresserait un très mauvais signal au prévenu qui a, depuis les faits, montré son amendement, en le renvoyant en prison. Cela voudrait dire qu’il ne sert à rien, pour lui, de réfléchir sur son comportement ni de faire quoi que ce soit en direction des victimes.

      Le condamné doit, d’abord, comprendre la peine qui lui est infligée, ensuite l’accepter, pour pouvoir ensuite tourner la page de cet épisode de sa vie, une fois qu’il aura terminé de payer sa dette envers la société.

      Un condamné qui n’accepte pas la sanction qui lui est infligée sera une bombe à retardement : un éternel révolté dont la place dans la société sera difficile à tenir. C’est pourquoi le droit à l’oubli doit être plus qu’une théorie philosophique mais doit également se matérialiser dans les faits en permettant à toutes les parties de tirer un jour définitivement un trait sur les événements malheureux qui les ont conduits à se rencontrer. En ce sens, une peine qui détruirait de manière durable la vie de l’auteur rendrait ce droit au retour des choses dans leur état initial impossible. D’où la nécessité de toujours laisser une porte de sortie à l’individu.

      La justice a également une vocation pédagogique : lui nier ce sens en infligeant des peines indifférenciées à un prévenu repentant et à un prévenu dans le déni ou, pire encore, dans la revendication, serait, selon moi, une grave erreur.

      Georges-Pierre Tonnelier
      Juriste spécialisé en droit des nouvelles technologies
      http://www.tonnelier.be

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  • Alba
    Alba Le 23 février 2014 à 11:10

    la vraie question est posée dans le point 4 du texte de M. de beer. Juger un homme tel qu’il est actuellement c’est une attitude "chrétienne" reliée au fait que la Belgique a été créée et dirigée par L’église bien longtemps. Certes il ne faut pas envoyer cette personne "formidable" (elle a compris son erreur, elle s’amende, elle s’est fait en quelque sorte confessée ....) à 20 ans en prison, mais la peine de 45 jours et "Google" : laissez-moi rigoler.
    Il faut punir de manière la perte d’une vie, et laisser une porte ouverte. Le raisonnement s’applique aussi aux délinquants de la route, saouls et drogués. En utilisant les arguments : Papa est malade et maman à l’Hôpital on excuse tout et on ne punit jamais. Ou alors on lui inflige 3 millions d’€ à rembourser ce qui sera à ce moment là une vraie peine !!

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  • skoby
    skoby Le 22 février 2014 à 13:47

    Cet article est très bien écrit : sensé, réfléchi, avec modération et intelligence.
    Néanmoins, je ne peux pas entièrement partager cet avis.
    Même si on affirme que l’accusé a eu une peine, non éloigné du maximum
    prévu, le sursis est choquant. Je suis de loin favorable à une peine plus
    courte mais effective. Il faut une sanction et içi il n’y en a pas !

    Quel sentiment d’injustice vis-à-vis de la famille !
    Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il y a de nombreux commentaires
    sur la Justice Belge qui ne respecte pas les victimes.
    Si effectivement l’accusé à changé, il comprendra qu’une peine de prison ferme
    est compréhensible vis-à-vis de l’acte commis.

    • Georges-Pierre Tonnelier
      Georges-Pierre Tonnelier Le 22 février 2014 à 14:32

      Il est difficile de faire admettre à une personne qui a été détenue préventivement (il a donc bel et bien purgé 45 jours de prison, immédiate et effective) puis remise en liberté qu’elle devra retourner en prison.

      S’il avait été probable que le juge du fond ait prononcé une peine de prison ferme, les juridictions d’instruction ne l’auraient probablement pas relâché.

      De plus en plus, les magistrats transfèrent sur la détention préventive la privation effective de liberté (au mépris de la loi mais en raison des politiques de non-exécution des peines prononcées par les juridictions du fond).

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  • Georges-Pierre Tonnelier
    Georges-Pierre Tonnelier Le 22 février 2014 à 14:29

    Il me semble évident, indépendamment de la question, au combien délicate, de commenter une décision de justice, que le concept de réinsertion est primordial dans la détermination de la peine.

    En l’espèce, je ne peux qu’adhérer au choix qui a été posé par le tribunal, en ce sens qu’il assortit une peine très sévère (40 mois, soit presque le maximum légal) d’un sursis intégral pour ce qui dépasse la détention préventive.

    Le signal donné par la justice au prévenu, devenu le condamné, est donc clair : vous avez posé un acte grave mais votre avenir n’est pas compromis pour autant définitivement.

    J’ajouterai toutefois qu’il ne faut pas oublier deux points, qui n’ont pas été évoqués dans l’article :

    D’abord, Monsieur Vander Elst a bel et bien subi une peine privative de liberté, puisqu’il a été incarcéré en détention préventive durant plusieurs semaines.

    Ensuite, il restera dans sa vie des traces de cette malheureuse journée durant encore de nombreuses années : non seulement cette peine figurera sur son casier judiciaire (le livret de l’ouvrier du XXIème sièce) et lui infligera une peine économique supplémentaire, par la privation d’emploi qu’il risque de lui causer, mais, plus encore, son nom restera pour longtemps associé par Google à la mort du superviseur de la STIB.

    Plus que le prison, plus même que le casier judiciaire, Google collera pour encore bien des années à Alexandre Vander Elst l’étiquette infamante d’un meurtrier : ce sera là, in fine, la pire des peines qui lui aura été infligée.

    Georges-Pierre Tonnelier
    Juriste spécialisé en droit des nouvelles technologies
    http://www.tonnelier.be/

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