L’assemblée générale du Conseil d’Etat au manège de la non-nomination des bourgmestres : fin du carrousel et tir sur les interprétations de la législation linguistique

par Laura Van den Eynde - Adélaïde Remiche - 10 juillet 2014

Quelques vingt mois après les élections communales de 2012, ceux que l’on a pris l’habitude d’appeler « les bourgmestres non-nommés » de la périphérie bruxelloise connaissent enfin leur sort. À l’origine de ces affaires, un désaccord sur l’interprétation de la législation linguistique : les bourgmestres non-nommés considéraient que les francophones des communes à facilités avaient le droit d’obtenir automatiquement tous les documents administratifs en français alors que le Gouvernement flamand leur refusait ce caractère automatique.

Par ses arrêts rendus le 20 juin 2014 (cliquez ici et ici), l’assemblée générale du Conseil d’Etat tranche cette question : les particuliers doivent signaler régulièrement à l’administration leur désir d’être servi en français mais à intervalle raisonnable.

Pour mieux comprendre, reprenons quelques rétroactes.

En 2006, le Gouvernement flamand, s’appuyant sur une certaine interprétation de la législation linguistique (consignées dans ce que l’on a appelé la « circulaire Peeters » du nom du ministre qui en était l’auteur à l’époque, auxquelles ont succédé d’autres circulaires allant dans le même sens), refuse de nommer plusieurs bourgmestres francophones à qui il était reproché de ne pas respecter celle-ci.

Cristallisant les tensions communautaires, cette situation s’est retrouvée au cœur des négociations politiques de 2010-2011. C’est alors, plus particulièrement, l’interprétation à donner aux facilités qui a été discutée.

Les différentes notes des clarificateur, médiateur, négociateur et formateur suggéraient en effet de déterminer l’interprétation « correcte » à donner aux lois linguistiques. Il y était proposé que les habitants des communes périphériques puissent déclarer leur volonté de recevoir leurs documents en français ; cette déclaration ayant une validité limitée dans le temps et devant être renouvelée tous les trois ans (notes de De Wever et Vande Lanotte) ou tous les six ans (notes de Beke et de Di Rupo).

Ces propositions n’ont finalement pas été suivies : les négociateurs ont plutôt choisi de mettre en place une nouvelle procédure de nomination des bourgmestres dans les communes périphériques, au sein de laquelle l’assemblée générale du Conseil d’Etat est appelée à jouer un rôle d’arbitre en cas de litige. Il est renvoyé sur ce point aux deux articles suivants, publiés sur Justice-en-ligne : Jérôme Sohier, « Communes à facilités et circulaire Peeters : les élections de Wezembeek-Oppem en justice » ; Valéry Vander Geeten, « La Cour constitutionnelle ‘botte en touche’ : elle valide la loi spéciale sur la nomination des bourgmestres de la périphérie ».

C’est un tel scénario qui s’est déroulé à la suite des élections communales de 2012 : présentation des candidats bourgmestres par les conseils communaux de Kraainem et Linkebeek, adoption d’arrêtés de non-nomination par le Gouvernement flamand et saisine de l’assemblée générale du Conseil d’État par les deux bourgmestres concernés, à savoir respectivement Véronique Caprasse et Damien Thiéry.

Les magistrats faisaient alors face à la périlleuse tâche de trancher l’interprétation à donner aux facilités. Après un détour par la Cour constitutionnelle (pour plus de détails, il est renvoyé à l’article de Valéry Vander Geeten, mentionné ci-avant), le Conseil d’Etat a rendu ses décisions le 20 juin 2014. Ces arrêts pourraient être commentés à de nombreux égards, mais l’analyse sera limitée ici à ce qui nous paraît être un de leurs aspects les plus marquants : la portée des dispositions « contentieuses » de la loi sur l’emploi des langues en matière administrative.

Les arrêtés de non-nomination attaqués devant le Conseil d’Etat se fondent principalement sur la constatation faite par le Gouvernement régional flamand que les candidats-bourgmestres ne respect(er)aient pas la législation linguistique, telle qu’interprétée par les circulaires flamandes.

Pour rappel, les particuliers qui souhaitent obtenir leurs documents administratifs en français doivent, selon la Région flamande, en faire la demande au cas par cas. Les candidats-bourgmestres considèrent une telle exigence illégale et sont d’avis que les francophones ont le droit d’obtenir automatiquement tous leurs documents en français. Aussi, il était demandé à la haute juridiction administrative de se prononcer sur l’interprétation de la législation linguistique.

Elle considère, d’une part, que la position des « francophones » n’est pas conciliable avec le caractère unilingue de la Région flamande et juge, d’autre part, que l’approche du Gouvernement flamand restreint de manière disproportionnée les droits garantis à la « minorité » linguistique. Selon le Conseil d’Etat, ces deux interprétations sont contraires au droit et un juste équilibre entre les intérêts en présence doit être recherché :
« Afin de respecter à la fois la primauté du néerlandais dans la région unilingue néerlandaise et les droits garantis aux particuliers des communes périphériques […], l’autorité communale doit se référer à la connaissance qu’elle a de la langue du particulier, mais […] celui-ci doit porter son désir d’être servi en français [par écrit] à la connaissance de l’administration à intervalle régulier raisonnable. […] Ce choix s’applique pendant un délai raisonnable, à savoir pendant une période de quatre ans, à compter de la réception ou du dépôt de la lettre visée à l’administration communale. Après l’expiration de ce délai de quatre ans, le particulier peut renouveler son choix par une lettre adressée à l’administration communale, chaque fois pour une nouvelle période de quatre ans » (italiques ajoutés).

Cet extrait montre que le Conseil d’Etat donne sa propre interprétation de la portée des facilités linguistiques. Sa position peut être lue comme le résultat d’un compromis. A cet égard, s’il peut sembler cohérent dans le contexte belgo-belge de favoriser une position médiane, il nous semble par contre assez surprenant d’avoir déterminé la durée du « délai raisonnable » à quatre ans. Le secret du délibéré recouvre de mystère les considérations qui ont amené les juges à trancher de la sorte.

Après s’être prononcé sur l’interprétation des lois linguistiques, le Conseil d’Etat reconnaît que le Gouvernement doit vérifier que le candidat possède les qualités nécessaires pour assurer une bonne administration de la commune et une représentation loyale du pouvoir central.

C’est sur cette base que la juridiction administrative admet, à l’issue d’un contrôle à tout le moins superficiel, que le Ministre pouvait refuser la nomination de Damien Thiéry, notamment en raison du fait que des convocations électorales ont été envoyées en français dans sa commune.
Damien Thiéry ne sera donc pas nommé. L’avenir nous dira s’il cherchera un lot de consolation à Strasbourg.

L’arrêté de non-nomination de Véronique Caprasse, qui se basait essentiellement sur des déclarations et des intentions et non des actes, est lui par contre infirmé pour manque de fondement matériel. Elle est donc nommée.

Pour rappel, selon le nouveau système qui vient ainsi d’être mis en application, chacune des affaires était présidée alternativement par un magistrat francophone et un magistrat néerlandophone et, en cas de parité, le président avait une voix prépondérante. Une inconnue persistera donc à l’analyse : la voie prépondérante de la présidence a-t-elle fait pencher la balance dans l’un ou l’autre (ou les deux) de ces arrêts ?

Votre point de vue

  • denis luminet
    denis luminet Le 12 juillet 2014 à 15:44

    Réponses à la question « les circulaires Peeters sont-elles valides » (abstraction faite de l’article 190 de la Constitution) :
    (a) « Non », selon la Commission permanente de contrôle linguistique jusqu’en 2004 : lorsque l’appartenance linguistique d’un particulier est connue, il reçoit ses documents dans « sa » langue ;
    (b) « Oui », à en croire Conseil d’État en 2004 : la demande doit être répétée à chaque fois ;
    (c) « Ne se prononce pas » : depuis 2004, la CPCL n’arrive plus à rendre d’avis (pat entre les sections F et N) ;
    (d) « Plus ou moins », d’après le Conseil d’État, 2014 : demande tous les quatre ans.
    La jurisprudence de ces deux augustes institutions est versatile...

    Rappelons que, d’après la Constitution « L’interprétation des lois par voie d’autorité n’appartient qu’à la loi » ; question subsidiaire : si le législateur intervenait dans le sens des arrêts récents, serait-ce à la majorité simple et monocamérale (pour simplement confirmer que la volonté du législateur de 1963 était « à réitérer tous les 4 ans ») ou à la majorité spéciale dans les deux chambres visée à l’article 129 de la Constitution (s’il s’agit d’une véritable modification) ?
    Par ailleurs, les arrêts de 2014 se focalisent sur les communes périphériques ; la règle des quatre ans devrait-elle s’appliquer aussi, par exemple, à Renaix ? Quid des néerlandophones d’Enghien, des francophones d’Eupen, des germanophones de Malmédy ?

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  • Gisèle Tordoir
    Gisèle Tordoir Le 11 juillet 2014 à 16:46

    La problématique, ici évoquée, m’est insupportable, je trouve ceci totalement aberrant. Ce qui me paraît évident est : si l’on va s’installer dans une région linguistique différente de la sienne, on s’intègre et on fait en sorte d’apprendre, afin de la connaître, la langue régionale des lieux de vie choisis...De plus nous avons la chance inouïe de vivre dans un pays où 3 communautés avec 3 langues distinctes vivent ; que n’en faisons-nous pas un atout ? Parlons ces 3 langues...C’est un plus...Si l’on se lance en politique pour, par exemple, briguer le poste de maire (bourgmestre), on devrait se voir imposé (ne serait-ce que par respect et intelligence, mais c’est trop demandé probablement...) de parler aussi la langue des autochtones. Comment administrer correctement sa commune si une partie est agressée dans ses bases, ses racines ?...Soyons multilingues, c’est tellement évident. Pour les moins doués, faisons au moins l’effort, essayons...S’il est vrai que, comme ce fut mon cas au départ, on apprend rarement le néerlandais par plaisir mais plutôt par nécessité, c’est totalement réalisable. Je l’ai fait et cela ne m’a posé aucun souci, que du contraire cela m’a rapprochée de mes collègues, de mes voisins néerlandophones. Même l’allemand, qui n’est pourtant pas si facile, est intéressant à connaître. Les langues ouvrent bien des portes, forgent des esprits curieux et permettent des échanges géniaux...Alors que la "justice" doive intervenir dans ce débat ridicule est inacceptable. De plus, elle est si lente...Est-elle seulement compétente pour trancher dans ce débat ? Les magistrats et avocats, ont-ils la correction d’être bilingues et/ou trilingues ???L’exemple doit venir d’en haut, paraît-il...

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  • skoby
    skoby Le 11 juillet 2014 à 12:12

    Il y a enfin une solution à cette affaire lamentable qui traîne depuis des années.
    Je pense que c’est une solution de bon sens et démocratique. Quant à la durée
    de 4 ans, c’est assez court mais cela n’a pas tellement d’importance.
    Mais à mon avis ce qui est plus important : Quand cette lenteur insupportable
    de la Justice prendra-t-elle fin dans notre pays. Elle y pers une grande partie
    de sa crédibilité.

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Laura Van den Eynde


Auteur

Collaboratrice scientifique auprès du Centre de droit public et social de l’Université libre de Bruxelles

Adélaïde Remiche


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Assistante à l’Université libre de Bruxelles

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