Plain packaging et propriété intellectuelle : le droit fondamental à l’empoisonnement d’autrui ?

par Bernard Vanbrabant - 21 septembre 2016

Le plain packaging est le système par lequel la marque des cigarettes est renseignée de manière neutre, très peu visible, sur les paquets. Les industries du tabac et certains États s’insurgent contre les législations d’autres pays qui leur imposent d’y recourir de manière exclusive.

Des juridictions ou des instances comparables sont alors invitées à arbitrer le conflit entre, d’une part, le droit de propriété de ces entreprises, plus particulièrement leur propriété intellectuelle (celle de leurs marques), et, d’autre part, vu la nocivité du tabac, le droit à la santé.

Une emblématique affaire australienne illustre ce conflit, que Bernard Vanbrabant, chargé de cours à l’Université de Liège, expose ci-après. Ce texte est tiré d’une leçon qu’il y a donnée voici quelques mois ; il s’agit d’une version adaptée de sa publication dans la revue de la faculté de droit de l’Université de Liège (2016/1).

Cet article se présente de manière un peu plus ardue que ceux que Justice-en-ligne a l’habitude de publier. Le lecteur est invité à le parcourir en dépassant les difficultés d’ordre technique qu’il rencontrera : il pourra apprécier le cœur du propos, qui montre le rôle des juridictions ou d’instances comparables, ici la High Court d’Australie et l’organe de règlement des différends de l’organisation mondiale du Commerce (OMC), lorsque des questions de société aussi importantes mettent en jeu à la fois des intérêts commerciaux considérables et un droit aussi fondamental que celui à la santé. Il verra aussi, même si Bernard Vanbrabant adopte une position nette, que les spécialistes de ces matières ne sont pas toujours d’accord entre eux. Ceci confirme une fois de plus que le droit n’est pas une science exacte et que le rôle des juges lorsqu’ils sont appelés à interpréter les règles est de toute première importance pour comprendre leur portée pour l’ensemble de notre société.

1. « Le tabac c’est tabou ; on en viendra tous à bout ». Cette formule-culte du film « Le Pari », film réalisé en 1977 par Didier Bourdon et Bernard Campan et produit par Claude Berri, est aussi, depuis une quinzaine d’années, le crédo de l’OMS, l’Organisation Mondiale de la Santé.
Il faut dire que le tabagisme est une addiction planétaire aux conséquences dramatiques.

Son ampleur mérite d’être rappelée, à l’aide de quelques statistiques.
En Belgique, comme dans de nombreux pays, le tabac arrive très largement en tête des causes de décès non inéluctables ; à l’origine d’un tiers des cancers, la cigarette fait 10 fois plus de morts que la route (cliquer ici ; tous les liens reproduits dans ce texte ont été vérifiés le 20 janvier 2016).

Au niveau mondial, on estime que six millions de personnes meurent chaque année des effets, directs ou indirects, de la consommation de tabac (ou de l’exposition à sa fumée) : une personne toutes les six secondes !

Si la consommation a certes baissé dans la plupart des pays industrialisés au cours des dernières décennies, elle est par contre en constante augmentation dans les pays en voie de développement, spécialement chez les adolescents et les femmes.

2. Pour tenter d’enrayer cette « propagation de l’épidémie du tabagisme » (selon ses propres termes), l’OMS a mis au point une convention internationale qui a recueilli, depuis sa signature en 2005, un nombre record d’adhésions (170 pays) : la Convention-cadre pour la lutte anti-tabac (cliquer ici) impose une panoplie de mesures dont la conjugaison est, selon les études, de nature à diminuer la consommation de tabac et l’exposition aux fumées : des mesures d’information, d’éducation, et de sensibilisation du public, et en particulier des jeunes, aux effets du tabac ; des mesures fiscales se traduisant par une augmentation du prix du tabac (en Belgique, TVA et accises) ; l’interdiction de fumer dans les écoles, les transports voire d’autres lieux fermés fréquentés par le public ; l’interdiction (ou la limitation) de la publicité pour le tabac ; des règles relatives à la composition des cigarettes ; enfin des règles quant au conditionnement et l’étiquetage des produits du tabac.

En ce qui concerne l’emballage, la Convention de l’OMS impose notamment la présence d’avertissements sanitaires sur les paquets de cigarettes, de façon à couvrir au minimum 30 % du paquet. Les États sont encouragés par l’OMS à aller au-delà du minimum prévu par la Convention-cadre et celle-ci est complétée par des directives précises (non contraignantes) relatives aux différentes mesures précitées (cliquer ici). Sur le plan du conditionnement, l’OMS suggère ainsi, notamment, de faire figurer à titre d’avertissements sanitaires non seulement des textes (« Fumer tue » ; « la fumée de cigarette contient plus de 70 substances toxiques », etc.) mais aussi des images montrant les effets néfastes du tabac sur le corps humain. En Belgique, ce type d’avertissements figure sur les paquets depuis quelques années.

3. Le pas supplémentaire, qui n’a pas encore été franchi chez nous, est l’adoption de la règle du paquet « neutre », autrement dit standardisé (en anglais « Plain packaging ») ; pour plus de détails, il est renvoyé aux directives pour l’application de l’article 11 de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac, plus spécialement aux directives relatives au conditionnement et à l’étiquetage des produits du tabac (cliquer ici), et en particulier au point 46 de ces dernières directives.

Dans ce système, non seulement la forme et les dimensions du conditionnement sont définies précisément mais le paquet de cigarettes, ou l’emballage du tabac, ne peut plus comporter aucun logo, aucune couleur de fantaisie, aucun dessin. Seul le nom du fabricant ou du produit (la marque verbale) peut apparaître, sur une surface déterminée du conditionnement (dans le bas), dans une couleur et une police standardisées.

C’est l’Australie qui a fait figure de pionnier en imposant, par le Plain Packaging Act adopté fin 2011, cette mesure suggérée par l’OMS (cliquer ici).

4. Cette législation, comme ailleurs d’autres mesures restrictives ayant trait au conditionnement et à la publicité pour le tabac, a fait l’objet de vives protestations de la part de l’industrie.

Divers recours ont été formés en vue de contester la légalité du plain packaging, tandis qu’un intense lobbying a été mis en œuvre pour dissuader d’autres États – et l’Union européenne – de suivre l’exemple australien.

Parmi les arguments avancés, l’industrie du tabac fait notamment valoir que la mesure ne contribue pas à diminuer la consommation de cigarettes ; elle serait, en d’autres termes, inefficace. Des études – généralement sponsorisées par les cigarettiers… – sont invoquées à l’appui de cette assertion (mais contredites par d’autres études, émanant notamment de diverses associations de lutte contre le cancer). La mesure risquerait aussi, selon les cigarettiers, d’avoir un effet boomerang, la concurrence se faisant uniquement sur les prix avec pour conséquence un tabac moins cher donc plus accessible, surtout aux jeunes. Le plain packaging favoriserait également la contrefaçon (l’emballage pouvant être « imité plus facilement » et les autorités étant moins à mêmes de reconnaitre les copies). Enfin est invoqué le risque de « contagion » du principe du conditionnement neutre à d’autres secteurs, d’autres produits (alcool, fast-food etc.) (cliquer ici).

5. Sur le plan strictement juridique, plusieurs types de recours ont été formés contre la législation australienne, avec des fondements quelque peu différents ; un arbitrage international a également été organisé à la requête de Philip Morris Asia International sur base du traité bilatéral d’investissement (BIT) conclu entre l’Australie et Hong-Kong. Par décision du 18 décembre 2015, le tribunal arbitral a toutefois décliné sa compétence.
Dans les lignes qui suivent, on évoquera premièrement le recours interne introduit devant la High Court d’Australie au titre de la protection constitutionnelle de la propriété, dans un second temps les recours pendant devant les instances de l’OMC – l’Organisation mondiale du commerce – basés principalement sur le droit international des marques. Un troisième fondement parfois mobilisé, spécialement aux États-Unis, contre les législations (en projet) imposant le condition neutre ou interdisant la publicité est pris de la violation du droit à la liberté d’expression.

6. Devant la High Court, la société Japan Tobacco International a fait grief au Commonwealth d’Australie d’avoir, en violation de la Constitution, « acquis » sa propriété à des conditions non équitables (« otherwise than on just terms »).

Dans son arrêt rendu en août 2012 (cliquer ici), la haute juridiction australienne reconnaît que les marques dont est titulaire la demanderesse constituent bien une « propriété » protégée par la Constitution. Ce faisant, elle rejoint une tendance dominante consistant à étendre la protection constitutionnelle, ou supra-étatique, de la propriété à toutes espèces de « biens », en ce compris des droits de propriété intellectuelle (B. Vanbrabant, La propriété intellectuelle, Bruxelles, Larcier, 2016, t. 1, pp. 458 et s.).

La Cour européenne des droits de l’homme a également reconnu la protection offerte par l’article 1er du Protocole n° 1 à ce type de richesses (arrêts du 11 octobre 2005 (2esection) et du 11 janvier 2007 (Grande Chambre), Anheuser-Busch c. Portugal ; arrêt du 21 février 2008, Parmalat c. Roumanie ; cf. aussi, précédemment, Commission eur. dr. h., décision n° 12633/87, 4 octobre 1990, Smith Kline et French Laboratories c. Pays-Bas ; décision n° 38817/97, 9 septembre 1998, Lenzing c. Royaume-Uni ; B. Vanbrabant, ouvrage cité, pp. 473 et s.). La propriété, en tout cas devant ces juridictions gardiennes des droits fondamentaux, ne se réduit pas à celle des choses quae tangi possunt (« que l’on peut toucher »).

En dépit de cette qualification de propriété, le recours de Japan Tobacco Int. fut rejeté au motif (principalement) que le Commonwealth n’a rien « acquis » par l’effet du Plain Packaging Act, ce qui laisse entière la question – qui n’était pas posée en l’espèce compte tenu des termes de la Constitution australienne – de savoir s’il n’y avait pas eu « privation » (« taking ») de propriété dans le chef de la requérante (particulier T. Voon, « Acquisition of Intellectual Property Rights : Australia’s Plain Tobacco Packaging Dispute », European Intellectual Property Review (E.I.P.R.), 2013, pp. 113 et s.

Un argument similaire – l’expropriation sans juste et préalable indemnité – avait déjà été invoqué, il y a une dizaine d’années, par des fabricants de cigarettes à l’appui de recours formés devant la Cour constitutionnelle de Belgique (la législation concernée avait donné lieu à une importante mobilisation citoyenne pour « sauver Francorchamps », à la suite de la menace de Bernie Ecclestone de retirer le grand prix de Belgique du calendrier de la F1 en raison de la nouvelle législation), de même d’ailleurs que devant le Conseil constitutionnel français, pour contester l’interdiction de la publicité pour le tabac (y compris de parrainage d’événements sportifs).

Le recours avait été rejeté en France. Après avoir observé « que les finalités et les conditions d’exercice du droit de propriété ont subi depuis 1789 une évolution caractérisée par une extension de son champ d’application à des domaines nouveaux ; que parmi ces derniers figure le droit pour le propriétaire d’une marque de fabrique, de commerce ou de service, d’utiliser celle-ci et de la protéger dans le cadre défini par la loi et les engagements internationaux de la France », les juges constitutionnels français notent que « l’évolution qu’a connue le droit de propriété s’est également caractérisée par des limitations à son exercice exigées au nom de l’intérêt général ; que sont notamment visées de ce chef les mesures destinées à garantir à tous [...] ‘la protection de la santé’ ». Le Conseil constitutionnel souligne « que le droit de propriété d’une marque régulièrement déposée n’est pas affecté dans son existence par les dispositions de [...] la loi ; que celles-ci ne procèdent en rien à un transfert de propriété qui entrerait dans le champ des prévisions de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ». Il admet que, sans doute, « la prohibition de la publicité et de la propagande en faveur du tabac est susceptible d’affecter dans son exercice le droit de propriété d’une marque concernant le tabac ou des produits du tabac » mais considère « que ces dispositions trouvent leur fondement dans le principe constitutionnel de protection de la santé publique » et rejette, partant, le recours (cliquer ici)

Le recours avait eu un succès limité en Belgique, se soldant par un report de la date d’entrée en vigueur de la loi (arrêt n° 102/99 du 30 septembre 1999 de la Cour constitutionnelle, cliquer ici). La Cour relevait que « seules les personnes assistant physiquement aux quelques activités organisées en Belgique échapperont aux effets de la publicité et du parrainage en cause, alors qu’un nombre beaucoup plus élevé de téléspectateurs continueront d’être touchés lors de la retransmission télévisée des activités de même type se déroulant à l’étranger et échapperont encore à l’interdiction ». Sur base de cette constatation, elle concluait que, « compte tenu de cette inefficacité relative et, d’autre part, des conséquences économiques, financières et sociales qu’un déplacement de ces activités entraînerait localement sans alternative compensatoire, la mesure est disproportionnée dans l’état actuel des choses ». S’agissant du moyen pris de la violation des disposition protégeant la propriété, les juges constitutionnels se montrèrent en revanche bien plus rétrogrades que leurs homologues français en considérant que « l’interdiction en cause ne constitue dans aucun de ses éléments une des mesures tombant dans le champ d’application des dispositions invoquées » (point B.25).

7. Mais il est vrai que le plain packaging va un pas plus loin que l’interdiction de la publicité, dès lors que le conditionnement du tabac est pratiquement le dernier lieu où les marques des cigarettiers peuvent apparaître. À mon sens, il ne s’agit pas d’une véritable « expropriation » – entraînant, à tout le moins dans le système de la Convention européenne des droits de l’homme une obligation d’indemniser – mais il y a bien néanmoins une « atteinte à la substance » de la propriété, laquelle peut être justifiée, mais seulement au terme d’un test de proportionnalité.

8. Encore paraît-il permis, au moment d’opérer ce test, de se demander si les cigarettiers ont un intérêt légitime à se plaindre d’atteintes à un bien dont la valeur (colossale) a été constituée au détriment de la santé publique. Le pouvoir d’attraction véhiculé par les marques de cigarettes – et que tente de briser la règle du conditionnement neutre, après celle de l’interdiction de la publicité pour le tabac – a en effet été acquis à coup d’investissements publicitaires en faveur d’un produit dont la nocivité a été cachée, sciemment, durant de nombreuses années. N’est-ce pas alors, en définitive, un droit fondamental… à l’empoisonnement d’autrui dont se prévalent les adversaires du plain packaging ?

9. S’il est sans doute délicat de l’inscrire dans un raisonnement fondé sur la protection constitutionnelle de la propriété, cette objection est certainement irrecevable lorsque c’est un État souverain qui se plaint d’une violation de dispositions de droit international sur la propriété intellectuelle comme c’est le cas dans le second type de recours déclenchés par l’adoption du plain packaging Act.

Ces recours, formés devant l’organe de règlement des différends de l’OMC, opposent en effet formellement l’Australie, en qualité de défendeur, à cinq pays producteurs de tabac, plaignants, à savoir l’Ukraine (DS434), le Honduras (DS435), la République dominicaine (DS441), Cuba (DS458) et l’Indonésie (DS467). Plus de quarante pays ont en outre fait intervention en qualité de tierce-parties – le différend est à ce titre le plus important de l’histoire de l’OMC –, ce qui confirme, si besoin en était, combien sont importants, et multiples, les enjeux économiques du débat.

10. Les principales dispositions dont les plaignants allèguent la violation sont les articles 15, 17 et 20 de l’Accord ADPIC (Accord sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce).

En tant qu’il est fondé sur les deux premières dispositions précitées, le recours ne me paraît pas avoir beaucoup de chances de prospérer. Aux termes de l’article 15 (4), « la nature des produits ou services auxquels une marque de fabrique ou de commerce s’appliquera ne constituera en aucun cas un obstacle à l’enregistrement de la marque ». Or, la législation sur le plain packaging n’empêche aucunement l’enregistrement des marques de tabac, pas plus qu’elle ne conduit à invalider les enregistrements existants. Elle limite seulement l’usage de ces marques (par leur titulaire et ses licenciés, mais aussi par les tiers).

De même l’article 17, qui concerne les exceptions aux droits de marque doit-il être lu dans le foulée de l’article 16, qui consacre ces droits exclusivement sous la forme d’une faculté d’interdire aux tiers l’usage de la marque ou d’un signe ressemblant dans certaines conditions. Ce ius prohibendi (faculté d’interdire) n’est pas atteint par la législation sur le paquet neutre ; il devient seulement moins nécessaire (puisque tout logo est proscrit… y compris pour les « contrefacteurs »).

Il est permis de s’étonner de ce que plusieurs associations actives dans le domaine de la propriété intellectuelle, ainsi que certains commentateurs (en Belgique des avocats réputés), aient pu conclure à la violation de ces dispositions (voy. par exemple la résolution de l’International Trademark Association (INTA), cliquer ici ; voy. aussi le communiqué de presse conjoint des associations APRAM, BMM, MARQUES, ECTA, GRUR et UNION du 23 avril 2012, intitulé « Objection to the adoption of restrictive legislation or policy options frequently referred to as ‘generic’ or ‘plain pacakging’ », cliquer ici. ; s’agissant de la doctrine, voy. O. Santantonio et A. Mottet Haugaard, « Le plain packaging : menace pour le droit des marques ? », I.R.-D.I., 2012, pp. 139 et s. ; T. DE HAAN, « Plain Packaging. Expropriation and Disproportion », Bull. BMM, 2013/1, pp. 18 et s.).

Inversement, ceux qui croient pouvoir écarter du revers de la main le moyen déduit de la violation de l’article 20 sont, à mon sens, un tantinet optimistes (en ce sens, voy. notamment M. Davison, « Plain Packaging of Tobacco and the ‘Right’ to Use a Trade Mark », E.I.P.R., 2012/10, pp. 499 à 501 ; E. Bonadio, « Are brands untouchables ?.. ? - How availability and use of Trademarks can be restricted for furthering public interests », Charlotte Intellectual Property Journal, 2014/1, p. 37). Selon ces auteurs, l’article 20 de l’Accord ADPIC, pas plus qu’aucune autre disposition de droit international, ne consacre un droit positif à l’usage d’une marque enregistrée, en sorte qu’il ne serait même pas nécessaire d’examiner le caractère « justifiable » de l’entrave que constitue les prescriptions de plain packaging.

Selon cet article 20, « L’usage d’une marque de fabrique ou de commerce au cours d’opérations commerciales ne sera pas entravé de manière injustifiable par des prescriptions spéciales, telles que l’usage simultané d’une autre marque, l’usage sous une forme spéciale, ou l’usage d’une manière qui nuise à sa capacité de distinguer les produits ou les services d’une entreprise de ceux d’autres entreprises [...] ». Or, de prime abord, les règles de plain packaging impliquent une telle entrave, et celle-ci est considérable.
Les marques verbales ne peuvent en effet être utilisées que dans le bas des paquets, dans une police et une taille (réduite) prédéterminées, ce qui paraît s’apparenter à un usage « dans une forme spéciale ». Les marques figuratives, quant à elles, sont purement et simplement bannies des paquets de cigarettes (seul l’éventuel élément verbal de ces marques peut apparaître). Prenant au pied de la lettre l’article 20, certains commentateurs, par exemple M. Davison, et E. Bonadio, estiment toutefois qu’en tant qu’elle emporte cette dernière prohibition, la réglementation australienne tombe en dehors des prévisions de l’article 20. Cette affirmation est de prime abord surprenante, dans la mesure où une prohibition d’usage (marques figuratives) affecte davantage les intérêts des titulaires concernés qu’une obligation d’usage sous une certaine forme (marques verbales). L’objection peut toutefois être rencontrée par un autre raisonnement « a fortiori » : si l’on admet qu’un pays puisse interdire purement et simplement la commercialisation d’un produit, en raison de ses effets nocifs, il devrait pouvoir aussi, lorsqu’il en tolère la vente, en interdire la promotion, imposer un conditionnement déterminé ou encore limiter les canaux par lesquels il est distribué ; tel est le cas respectivement pour les produits stupéfiants et les médicaments.

Toutefois, seules les entraves « injustifiable(s) » sont interdites par l’article 20. Or, il est clair que les règles de plain packaging ne sont pas dénuées de justification : elles visent à réduire la consommation du tabac en diminuant le caractère attractif du conditionnement des cigarettes (dans les pays où toute publicité pour les produits du tabac est interdite, l’emballage desdits produits constitue pour les fabricants le dernier moyen de promotion, mobile et gratuit qui plus est !) et servent, partant, un objectif d’intérêt général inscrit en toutes lettres à l’article 8 de l’Accord TRIPS, aux termes duquel « les Membres pourront, lorsqu’ils élaboreront ou modifieront leurs lois et réglementations, adopter les mesures nécessaires pour protéger la santé publique et la nutrition et pour promouvoir l’intérêt public dans des secteurs d’une importance vitale pour leur développement socio-économique et technologique, à condition que ces mesures soient compatibles avec les dispositions du présent accord » (la finale de cette disposition la rend, il est vrai, fondamentalement ambiguë...). L’importance de cet article a été soulignée par la Déclaration ministérielle de Doha sur les ADPIC et la santé publique, adoptée le 14 novembre 2001 (WT/MIN(01)/DEC/2, cliquer ici).

11. Il reste toutefois probablement à voir si la règle australienne ne va pas au delà de ce qui est nécessaire pour atteindre cet objectif, si elle ne cause pas, en d’autres termes, des inconvénients disproportionnés – dans le chef des titulaires de marques, mais aussi, peut-être, des pays dont l’économie est dépendante de la culture ou du traitement du tabac – par rapport aux avantages qu’elle procure (en termes de santé publique).

La vérification du respect d’un équilibre entre l’intérêt public poursuivi par une mesure portant atteinte à un droit et les inconvénients causés par cette mesure est classique dans le domaine des droits fondamentaux, y compris lorsqu’est en cause la limitation apportée à un droit de propriété intellectuelle (exceptions au droit d’auteur justifiées par des considérations fondées sur la liberté d’expression, licences obligatoires en matière de brevets justifiée par des considérations de santé publique, etc.). Cependant, l’article 20 de l’Accord TRIPS n’a pas encore donné lieu à une interprétation dans le cadre du système de règlement des différends de l’OMC. Eu égard au caractère très laconique du texte de cette disposition (« pas entravé de manière injustifiable… »), on ne peut exclure que le panel se contente de l’existence d’une justification formelle (dénuée d’arbitraire), en d’autres termes reconnaisse une marge de manœuvre aux États membres entravant l’usage des marques par des exigences réglementaires qui excède celle qui leur a été accordée sur base d’autres dispositions de l’accord ADPIC (article
13, en matière de droit d’auteur ; article 31, en matière de brevets). À noter que d’aucuns, à l’opposé de ce que nous suggérons, ont écrit que, lorsque l’entrave correspond à l’un des trois cas expressément envisagés à l’article 20 (« forme spéciale » ; « limitation du pouvoir distinctif » ; usage avec une autre marque), aucune justification ne serait admissible (P. Johnson, « Trade marks without a brand : the proposals on ‘plain packaging’ of tobacco products », E.I.P.R., 2014, p. 467). Cette position nous semble en tout cas devoir être rejetée.

Mais comment opérer cette balance des intérêts ?

Il est évident que l’objectif de santé publique poursuivi par les États qui imposent (ou imposeront) un emballage « neutre » pour les produits du tabac est fondamentalement opposé à celui des fabricants desdits produits : les premiers cherchent à infléchir une demande dont l’accroissement, ou du moins le maintien, est en définitive le gage de prospérité des seconds, une opposition, soit-dit en passant, que se garde bien de mettre en lumière la propagande des cigarettiers… Aussi la « fonction publicitaire » des marques est-elle nécessairement atteinte par les mesures réglementaires considérées.

12. Ce constat ne saurait toutefois suffire à condamner les règles de plain packaging, sauf à accorder plus de poids aux intérêts patrimoniaux des titulaires de marques qu’aux intérêts vitaux de la population australienne.
Dès lors, à mon avis, c’est surtout par rapport à la fonction première des marques, celle de garantir au consommateur l’origine (économique) des produits (fonction d’indication d’origine) que la réglementation litigieuse doit être évaluée.

À cet égard, une donnée particulière relative à la commercialisation des cigarettes en Australie n’est pas dénuée d’importance : la législation australienne impose aux commerçants de placer les paquets de cigarettes hors de la portée mais aussi de la vue des acheteurs (dans un espace fermé et opaque). Ceux-ci ne sauraient donc en toute hypothèse choisir leur paquet en se basant sur son conditionnement ou le logo qu’il porte. Seule la marque verbale, communiquée oralement au détaillant, est utilisée par le consommateur lors de l’acte d’achat, et le vendeur est peu susceptible de se tromper de produit, vu la mention de la marque en question (ou du nom du fabricant) sur la face avant du paquet.

Dans cette mesure, il est peu vraisemblable que la disparition des marques figuratives et la standardisation de l’usage des marques verbales créent une quelconque confusion dans l’esprit du public ou accroisse le risque d’une telle confusion (les titulaires sont bien entendu toujours en mesure d’exercer en justice leurs droits exclusifs pour mettre fin au risque de confusion qui résulterait d’une ressemblance auditive (ou conceptuelle) excessive entre leurs marques et les signes verbaux usités par des tiers, comme « Marlboroo », « Chamel », etc.). C’est bien la fonction publicitaire des marques, spécialement dans le contexte « post-acquisition » (paquet sorti d’une poche ou trainant sur une table…) qui est essentiellement atteinte par la prescription litigieuse, conformément au souhait des autorités sanitaires.

12. En ce qui concerne, d’autre part, les bénéfices attachés à la législation en cause, il ne nous semble pas indispensable que soit démontré de façon « irréfutable » un lien de causalité « évident » entre l’imposition du paquet neutre et une diminution de la consommation de tabac, ni davantage le caractère « considérable » d’une telle diminution. Dès lors que la prescription litigieuse est raisonnablement susceptible d’entrainer une diminution de la consommation, fût-elle limitée, l’entrave à l’usage des marques qu’elle emporte ne nous paraît pas « injustifiable » (d’autres auteurs défendent une opinion contraire : D. GERVAIS, « Analysis of the Compatibility of certain Tobacco Products Packaging Rules with the TRIPS Agreement and the Paris Convention », rapport du 30 novembre 2010 rédigé à la demande de Japan International Tobacco, www.jti.com/files/4513/3164/0486/Gervais.pdf, point 92 ; P. Johnson, article précité, p. 467).

Tant le libellé de l’article 20, qu’il s’agit d’interpréter, que la différence de nature entre les intérêts en balance recommandent une approche in favorem validitatis, ce quoi veut dire « en faveur d’un constat de conformité de la pratique (ici le plain packaging), avec la règle à appliquer, à savoir, ici, l’article 20 de l’Accord ADPIC »

En ce sens, dans ses récentes conclusions devant la Cour de justice de l’Union européenne relatives aux recours relatifs à la « directive tabac », l’Avocat général Kokott souligne à plusieurs reprises que « la protection de la santé humaine occupe dans l’échelle des valeurs du droit de l’Union [européenne] un rang incomparablement supérieur à celui des intérêts, de nature essentiellement économique, des entreprises [...], de sorte que cette protection est susceptible de justifier des conséquences économiques négatives, même d’ampleur considérable, pour certains opérateurs économiques » (J. Kokott, conclusions présentées le 23 décembre 2015 dans l’affaire C-547/14, Philip Morris Brands, point 204 ; voy. également les points 179 et 199, ainsi que les conclusions du même jour dans les affaires C-358/14, Pologne c. Parlement et Conseil, et C-477/14, Pillbox 38).

Ceci est à rapprocher des observations de l’Organe d’appel dans ses rapports relatifs aux affaires Communautés européennes – Hormones (WT/DS26/AB/R et WT/DS48/AB/R), et Communautés européennes - Amiante (WT/DS135/AB/R), respectivement aux paragraphes 198 et 178 : interprétant la portée des termes « nécessaire à la protection de la santé et de la vie des personnes » apparaissant dans la clause générale de sauvegarde de l’Accord GATT de 1994, l’Organe d’appel souligne que, « Pour justifier une mesure au regard de l’article XX b) du GATT de 1994, un Membre peut également (‘même’, serions-nous tenté de dire) se fonder, de bonne foi, sur des sources scientifiques qui, à ce moment là, peuvent constituer une opinion divergente mais qui provient de sources compétentes et respectées. Un Membre n’est pas tenu, dans l’élaboration d’une politique de santé, de suivre automatiquement ce qui, à un moment donné, peut constituer une opinion scientifique majoritaire. Par conséquent, un groupe spécial ne doit pas forcément parvenir à une décision au titre de l’article XX, b), du GATT de 1994 sur la base du poids ‘prépondérant’ de la preuve ».

Or, quand bien même l’industrie du tabac invoque d’autres études aux conclusions différentes, les rapports récents des autorités sanitaires australiennes confirment l’efficacité du plain packaging (voy. notamment les statistiques publiées par le Département australien de la santé publique, cliquer ici ; voy. aussi les différentes études citées par E. BONADIO dans son article précité, « Are brands untouchables ?.. », p. 38, notes 207 et 208).

Ces différents éléments devraient, à mon sens, faire pencher la balance en faveur de l’Australie.

Et ce ne sont pas les kangourous qui s’en plaindront.

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