La Cour européenne des droits de l’homme encadre le droit de l’employeur de contrôler les courriels de ses travailleurs

par Jean-François Neven - 3 octobre 2017

Jusqu’où va la possibilité pour les travailleurs d’utiliser leur courrier électronique professionnel à des fins privées ? Les prérogatives de l’entreprise et le droit à la vie privée peuvent ici entrer en conflit.
Cette utilisation peut être en effet un point de crispation dans les relations de travail. Généralement, c’est la portée du droit pour l’employeur de contrôler soit les données de communication (la date, le volume du message, l’identité du destinataire…) soit le contenu du même du message qui est discutée. La Cour européenne des droits de l’homme a dans un récent arrêt (Cour eur. D.H., Barbulescu c. Roumanie, 5 septembre 2017) apporté des éclaircissements utiles à ce sujet.

Jean-François Neven, conseiller à la Cour du travail de Bruxelles et maître de Conférences invité à l’Université catholique de Louvain, nous l’explique.

1. Les circonstances de l’affaire Babulescu sont assez classiques.
Monsieur B. était au service d’une entreprise privée roumaine comme ingénieur chargé des ventes. Il disposait d’une messagerie électronique que l’employeur avait interdit d’utiliser à des fins privées. L’employeur ayant constaté que Monsieur B. avait envoyé des messages de nature privée à son frère et à sa fiancée, l’a licencié.
Le licenciement a été contesté devant les juridictions nationales qui ont débouté Monsieur B de son action ; ceci signifie que Monsieur B. a perdu son procès.

2. Il a alors porté l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme en faisant valoir que son droit à la vie privée avait été insuffisamment pris en compte.
Un premier arrêt l’a débouté en donnant une certaine importance au fait que l’employeur n’avait pris connaissance du contenu des messages qu’après que l’employé ait, dans un premier temps, nié leur caractère privé.
Monsieur B. a obtenu que son affaire soit revue par la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a apprécié les choses différemment.

3. La Cour rappelle que la vie privée telle qu’elle est protégée par la Convention européenne des droits de l’homme doit être entendue largement. Elle ne s’arrête pas aux portes de l’entreprise et couvre le droit d’entretenir des relations avec des tiers, y compris au départ de son lieu de travail. La circonstance que l’employeur avait interdit d’utiliser la messagerie électronique à d’autres fins que des fins professionnelles, ne suffit pas à exclure toute protection de la vie privée.

4. L’arrêt de la Grande chambre présente comme principal intérêt de définir certaines implications pratiques des grands principes qui régissent la matière, en particulier, en ce qui concerne la possibilité pour l’employeur de surveiller la messagerie électronique.
Pour savoir si une surveillance a été exercée par l’employeur de manière acceptable, la Cour estime qu’il faut se poser les questions suivantes :
 L’employé a-t-il reçu une information claire au sujet de la surveillance mise en place par l’employeur ? Cette information a-t-elle été donnée avant que ne débute la surveillance ?
 La surveillance porte-t-elle sur les flux (la durée de la communication, l’identité du destinataire) ou également sur le contenu des communications ? La surveillance est-elle permanente et à qui les constatations faites lors de la surveillance sont-elles accessibles ?
 Quels motifs légitimes l’employeur a-t-il avancé pour mettre en place une surveillance, en particulier, si elle ne se limite pas au contrôle des flux ?
 Le but de la surveillance ne pouvait-il, le cas échéant, être atteint sans prévoir l’accès au contenu des communications de l’employé ?
 Les constatations ont-elles été utilisées dans le respect du but déclaré de la surveillance et les sanctions prises sont-elles proportionnées à la gravité du manquement ?
 L’employé avait-il la possibilité d’empêcher que l’employeur accède au contenu même des communications s’il n’avait pas été préalablement averti d’une telle éventualité ?
 L’employé dont les communications ont été surveillées dispose-t-il d’une voie de recours devant un tribunal ayant compétence pour vérifier la licéité des mesures de surveillance ?

5. En l’espèce, la Cour a estimé que les juridictions roumaines ne se sont pas posé l’ensemble des questions évoquées ci-dessus et qu’elles ont conclu à la licéité du licenciement sans vérifier le juste équilibre que ces questions doivent précisément permettre de ménager entre le droit à la vie privée de l’employé et les intérêts de l’employeur.
Selon la Cour, les juridictions nationales n’ont pas suffisamment vérifié la présence de raisons légitimes justifiant la mise en place de la surveillance des communications. Elles n’ont pas déterminé quel était concrètement dans la présente affaire le but pouvant justifier une surveillance assez stricte ni examiné de manière suffisante la question de savoir si le but poursuivi par l’employeur aurait pu être atteint par des méthodes moins intrusives que l’accès au contenu même des communications du travailleur. On relèvera, à cet égard, que la Cour ne semble pas convaincue que le simple fait que le travailleur ait, dans un premier temps, nié le caractère privé des communications autorisait le contrôle du contenu des communications.
Enfin, dans l’affaire tranchée par la Cour, la question de savoir si le manquement justifiait « la mesure disciplinaire la plus sévère possible, à savoir un licenciement », ne paraît pas avoir été envisagée de manière effective par les juridictions nationales.

6. L’arrêt réaffirme la nécessité que les mesures de surveillance de la messagerie électronique soient transparentes et proportionnées.
Il est évident que ce n’est qu’à défaut de cadre normatif suffisant qu’il appartient aux juridictions d’assurer le respect de ces principes. L’idéal, bien entendu, est qu’un tel cadre normatif existe et permette aux parties de régler leurs conduites sans devoir s’en remettre à l’appréciation a posteriori des tribunaux.

7. En Belgique, un cadre normatif existe pour les travailleurs du secteur privé, depuis l’adoption en 2002 de la convention collective n° 81.
La question a donc été réglée par les partenaires sociaux.
On peut suggérer que cet instrument traduit assez bien les principes de finalité, de proportionnalité et de transparence rappelés par la Cour européenne des droits de l’homme de sorte que l’arrêt ici commenté ne devrait pas entrainer de modifications substantielles du droit belge. Le régime mis en place par la Convention collective n° 81 est parfois considéré comme trop complexe, ce qui semble parfois nuire à son respect effectif.
L’arrêt de la Cour européenne pourrait donc être l’occasion pour les partenaires sociaux d’évaluer la Convention collective de manière à s’assurer de sa conformité à la jurisprudence européenne et, le cas échéant, de son respect effectif dans les entreprises.

Votre point de vue

  • Nadine Goossens
    Nadine Goossens Le 7 octobre 2017 à 18:23

    Bof bof ...

    La Cour européenne des droits de l’homme serait bien inspirée de se pencher, avec tout le sérieux qu’on lui connaît, sur des considérations autrement plus urgentes, à savoir les dysfonctionnements graves qui se succèdent à la CPI.

    Par ex :

    https://www.mediapart.fr/journal/international/151216/la-cpi-les-droits-des-accuses-mis-mal-par-des-problemes-budgetaires

    https://www.mediapart.fr/journal/international/061017/la-cpi-ouvre-une-enquete-apres-les-revelations-de-mediapart

    • Nadine Goossens
      Nadine Goossens Le 7 octobre 2017 à 18:28

      "Une semaine après les premières révélations de Mediapart et de ses partenaires de l’European Investigative Collaborations (EIC) sur les dysfonctionnements de la Cour pénale internationale (CPI), le bureau de la procureure a annoncé dans un communiqué, vendredi 6 octobre 2017, l’ouverture d’une enquête interne, affirmant prendre « très au sérieux » les informations mises au jour. « L’inquiétude me gagne », a même confessé la procureure en chef de la CPI, Fatou Bensouda."

      ... et l’inquiétude nous gagne aussi Madame.

    Répondre à ce message

  • BLANC
    BLANC Le 4 octobre 2017 à 14:21

    Il faudrait se souvenir que , de temps en temps, l’Employé réalise qu’il est salarié et rémunéré par son Employeur ... pour une mission à exécuter, pour un travail à accomplir !!!

    Répondre à ce message

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Jean-François Neven


Auteur

Chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles
Avocat au barreau de Bruxelles

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