La Cour de justice de l’Union européenne fait obstacle à la mise à la pension anticipée des magistrats et notaires hongrois

par Jérémie Van Meerbeeck - 27 novembre 2012

Un arrêt du 6 novembre 2012 de la Cour de justice de l’Union européenne a condamné la Hongrie pour avoir anticipé de huit années
l’âge de la retraite de ses magistrats et de ses notaires.

Si, formellement, l’indépendance des magistrats concernés n’est pas mentionnée dans l’arrêt comme motif de cette condamnation, tel est bien le soubassement à l’origine de cette affaire.

Ceci mérite un éclaircissement, qui nous est fourni par Jérémie Van Meerbeeck, assistant et doctorant aux Facultés universitaires Saint-Louis, stagiaire judiciaire.

1. Celui qui néglige le contexte politique d’une décision juridictionnelle risque de manquer les enjeux véritables de l’affaire qui vient d’opposer la Commission européenne à la Hongrie sur la question de la mise à la retraite des magistrats et notaires hongrois.
Qu’on en juge !

2. Une loi hongroise, entrée en vigueur le 1er janvier 2012, a ramené l’âge de la retraite de ces personnes de 70 à 62 ans, l’alignant ainsi sur celui des autres emplois de la fonction publique. En application de cette loi, tous les juges et procureurs ayant atteint l’âge de 62 ans avant le 1er janvier ont été contraints de quitter leurs fonctions le 30 juin 2012 et ceux qui sont ou seront dans la même situation d’ici le 31 décembre 2012, devront faire de même avant le 1er janvier 2013.

3. Le 7 juin 2012, la Commission européenne a introduit un recours en manquement contre l’Etat hongrois, invoquant une violation de la directive 2000/78 ‘relative à l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail’ . Un tel recours est prévu par l’article 258 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et permet à la Commission de saisir la Cour de justice en cas de manquement, par un Etat membre, aux obligations qui lui incombent en application du droit européen, après lui avoir laissé la possibilité de s’expliquer.

4. Dans un arrêt prononcé le 6 novembre 2012 (affaire C‑286/12), la Cour de justice a donné raison à la Commission. En résumé, la directive interdit que soient traitées de façon différente des personnes se trouvant dans des situations comparables, notamment sur la base du critère de l’âge (a.). Par exception à ce principe, une différence de traitement ne constitue pas une discrimination lorsqu’elle est objectivement et raisonnablement justifiée par un objectif légitime (b.) et que les moyens pour réaliser cet objectif sont appropriés et nécessaires (c.) (§§ 48 et 55 de l’arrêt). Dans son arrêt, la Cour va vérifier ces trois éléments.
(a) Elle considère que la législation hongroise crée une différence de traitement fondée sur l’âge entre les magistrats qui ont atteint l’âge de 62 ans et qui sont contraints de cesser de plein droit leurs fonctions et ceux qui sont moins âgés (§§ 50 et 54).
(b) Elle admet cependant le caractère légitime des deux objectifs invoqués par la Hongrie pour justifier cette mesure, à savoir la volonté d’uniformiser l’âge de départ à la retraite dans la fonction publique, d’une part, et d’assurer une « structure d’âge plus équilibrée », en facilitant l’accès des jeunes juristes aux professions concernées, d’autre part (§§ 61-62).
(c) En ce qui concerne l’objectif d’uniformisation, la Cour estime que la loi litigieuse constitue un moyen approprié mais que la Hongrie n’a pas établi son caractère nécessaire dans les circonstances et le contexte de l’espèce. Elle dénonce ainsi l’« abaissement abrupt et considérable de la limite d’âge de cessation obligatoire d’activité, sans prévoir de mesures transitoires de nature à protéger la confiance légitime des personnes concernées », qui espéraient pouvoir rester en fonction jusqu’à l’âge de 70 ans et se retrouvent avec une pension inférieure d’au moins 30 % à leur rémunération. Les juges européens constatent que la Hongrie n’a pas justifié pourquoi il fallait abaisser cet âge de huit ans alors que, par ailleurs, sa législation prévoit une hausse progressive de l’âge de la retraite de 62 à 65 ans (§§ 64-75). La Cour de justice ne s’est pas montrée davantage convaincue par le fait que la législation hongroise constituerait un moyen approprié pour poursuivre l’objectif relatif à la mise en place d’une structure d’âge plus équilibrée (§§ 76-78).

Sur la base de ces considérations, elle a conclu à la violation, par l’Etat hongrois, de la directive 2000/78.

5. Résumons-nous. La Hongrie souhaite, dit-elle, faire cesser la différence de traitement existant entre les magistrats et les autres personnes de la fonction publique en ce qui concerne leur départ à la retraite. La Commission et la Cour estiment que l’Etat hongrois opère une différence de traitement disproportionnée entre les magistrats âgés de 62 ans et ceux qui sont plus jeunes.

En théorie, l’objectif de la législation hongroise paraît légitime et le raisonnement juridique des institutions de l’Union européenne rigoureux.
Et pourtant, on ne peut s’empêcher d’éprouver un certain malaise, comme si le vrai débat ne se situait pas sur le terrain de l’égalité, comme si la pièce s’était jouée en coulisses plutôt que sur la scène juridictionnelle.
De fait, le contexte général est le suivant. D’un côté, une crise économique sans précédent et l’augmentation tendancielle de l’espérance de vie forcent la plupart des Etats membres, y compris la Hongrie, à envisager l’augmentation de l’âge de la retraite. D’un autre côté, des réformes hongroises récentes suscitent l’inquiétude des institutions européennes à l’égard de l’indépendance des magistrats.

Dans ce cadre, il n’est guère étonnant que la loi litigieuse, qui a provoqué le départ soudain à la pension d’environ 200 juges et 80 procureurs (soit, à en croire la Commission, respectivement 10 et 5 % de l’effectif total ; en 2013, 60 notaires seront concernés, soit 20 % de l’effectif total), ait soulevé de légitimes suspicions quant à la raison réelle d’une mesure aussi radicale.
Le problème est que la Commission ne peut agir que dans le cadre du champ d’application du droit de l’Union européenne et qu’elle ne dispose pas d’une base juridique comparable à la directive 2000/78 en matière d’égalité pour poursuivre un Etat membre qui porterait atteinte à l’indépendance du pouvoir judiciaire.

On peut donc se demander si c’est réellement un problème d’égalité de traitement qui a poussé la Commission à agir devant la Cour de justice. Le mot « indépendance » ne se trouve pourtant nulle part dans l’arrêt de la Cour de justice et il faut aller consulter la prise de position de l’avocat général Kokott (qui a donné un avis, conformément à sa mission, avant le prononcé de l’arrêt) pour lire que cette « brusque mise à la retraite est susceptible de susciter des doutes quant à l’indépendance des tribunaux » (§54). L’avocat général relève encore une « intervention très lourde dans le fonctionnement de la justice, à savoir la mise à l’écart d’un nombre important de juges qui, en vertu de la législation antérieure, auraient pu continuer à exercer leurs fonctions pendant huit ans encore au maximum », précisant que cette « intervention ne pose pas uniquement problème si elle a effectivement eu lieu en vue d’influencer le cours de la justice » dès lors qu’en la matière « il convient en effet d’éviter toute apparence même d’atteinte à l’indépendance » (§ 56).

Le caractère éminemment politique du dossier ressort encore du fait que c’est la première fois que la Commission exerçait un recours contre un Etat membre sur la base de cette directive, pour d’autres raisons que son défaut de transposition ; les autres affaires relatives à cette directive ont en effet été soumises à la Cour par voie de question préjudicielle. Il est par ailleurs significatif qu’elle ait demandé et obtenu que l’affaire fasse l’objet d’une procédure accélérée.

6. Il reste à voir les suites que la Hongrie va réserver à cette décision, d’autant que la Cour constitutionnelle hongroise a annulé une partie de la loi contestée par un arrêt prononcé le 16 juillet 2012. D’après l’article 260 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, l’Etat hongrois est tenu « de prendre les mesures que comporte l’exécution de l’arrêt de la Cour » et, à défaut, il pourrait se voir infliger le paiement d’une amende ou d’une astreinte.

Le pouvoir judiciaire n’a, le plus souvent, que son indépendance pour se protéger de l’influence des deux autres pouvoirs. S’il est heureux que les juges hongrois n’aient pas été laissés à eux-mêmes, cet arrêt pose cependant la question de savoir si la fin politique justifiait les moyens juridiques mobilisés. Il n’est pas certain que les Etats membres aient voulu, en adoptant la directive 2000/78, que tous leurs systèmes de retraite soient considérés comme constituant une différence de traitement qu’il leur incombe de justifier. Le quatorzième considérant du préambule de la directive dispose en effet que celle-ci « ne porte pas atteinte aux dispositions nationales fixant les âges de la retraite ». Se fondant sur cette précision, l’avocat général Mazak avait estimé, dans une affaire Palacios de la Villa (C‑411/05), qu’une disposition nationale fixant un âge obligatoire de la retraite « ne pouvait être écartée en vertu du principe de non-discrimination en raison de l’âge énoncé dans cette directive » (§ 67). Les gouvernements espagnol, irlandais, néerlandais et du Royaume-Uni avaient conclu dans le même sens. La Cour avait cependant décidé que ce considérant se bornait « à préciser que ladite directive n’affecte pas la compétence des États membres pour déterminer les âges d’admission à la retraite et ne s’oppose aucunement à l’application de cette directive aux mesures nationales régissant les conditions de cessation d’un contrat de travail lorsque l’âge de la retraite, ainsi fixé, est atteint » (§ 44, non souligné dans le texte).

La décision analysée montre également que l’argument de l’égalité peut produire des résultats très différents selon les catégories qu’on décide de comparer et que, n’en déplaise à certains, droit et politique sont souvent étroitement liés…

Votre point de vue

  • Gisèle Tordoir
    Gisèle Tordoir Le 30 novembre 2012 à 16:08

    Me remettre en question ne m’a jamais posé problème, monsieur Martin, quand j’ai tort, j’ai tort...Mais j’éprouve toutes les difficultés à me dire que j’avais peut-être tort alors que le dysfonctionnement de la "justice" fut évident. Nous avons été condamnés à tort et cela je n’en démords pas. Nous avons eu l’extrême malchance de n’avoir pas un meilleur avocat alors qu’il était très cher...Les erreurs que nous avons subies ont permis au tribunal de police de nous condamner pour procédure téméraire et vexatoire du fait que nous étions engagés en procédure à l’encontre de magistrats, donc de leurs pairs. Le jugement défavorable a été rendu alors que nos plaintes, entre 2009 et 2011, ne sont à ce jour toujours pas traitées, elles sont encore aujourd’hui à l’instruction sur le bureau du procureur. Nous n’avons dès lors pas été en mesure de nous défendre correctement puisque, malgré que nous nous soyions portées personnes lésées, documents rentrés à l’appui, nous n’avons pas eu accès aux pièces des différents dossiers. A ce jour, la situation n’a toujours pas évolué : nous n’avons aucune réponse ni autorisation pour accéder à nos dossiers. Le jugement a été rendu alors que l’on nous empêchait d’utiliser tous nos droits. De plus, nous soupçonnons un vice supplémentaire dans la procédure. Alors que nous étions convoqués à l’audience publique, le juge via son greffe nous a fait quitter la salle le jour du jugement prétextant qu’il ne serait pas rendu ce jour-là. Il a pourtant été rendu et dans le texte il apparait que cela s’est passé en notre présence assistés de notre avocat. C’est faux, ni nous ni lui ni l’avocat de la partie adverse n’étions plus présents puisque partis sur leur conseil. Ne s’agirait-il pas de "faux en écritures publiques" ? Nous savons qu’il restait l’appel mais pour tout vous dire, nous n’avons pas les moyens pour financer notre défense. Cette expérience nous a coûtés la bagatelle de plus de 8500,00€...C’est tout simplement la preuve que nous n’avons pas tous le même droit à un jugement équitable...Notre avocat nous a dit : ce n’est pas toujours celui qui a raison qui gagne en justice. Cela nous en avons fait la bien triste expérience...et cela je ne peux m’empêcher de le dénoncer.

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  • Gisèle Tordoir
    Gisèle Tordoir Le 28 novembre 2012 à 13:45

    Si cette décision hongroise est jugée inégalitaire, nous n’avons toutefois aucune leçon à donner sur le plan des dysfonctionnements du système juridique et/ou judiciaire. Pour les expériences déjà et encore vécues, je suis assez intarissable pour ce qui est de l’injustice des décisions, à Nivelles par exemple. Nivelles est bien moins éloignée de nous que la Hongrie. L’Europe et sa commission devrait davantage surveiller ce qui se passe au niveau belge aussi. J’ai des tas de raisons de mettre en doute qu’ici la bonne personne occupe le bon poste et doit le garder le plus longtemps possible. Les sanctions sont à ce point inexistantes que l’impunité permet la dérive évidente du système judiciaire belge, pour ne parler que de lui...Il y a autant à critiquer d’autres pays proches du nôtre, c’est bien dommage. La démocratie est bel et bien en péril. Toutes les décisions et les jugements erronés m’interpellent au plus haut point. Le fait de donner l’accès à de jeunes juristes à ces fonctions peut à mon avis justifier la décision de la Hongrie. Pourquoi ne pas s’en inspirer chez nous ? Pourquoi nous immiscer dans leur volonté d’uniformiser l’âge de départ à la retraite dans la fonction publique ? Cette idée me paraît logique et replace tous les acteurs fonctionnaires, payés par nos impôts, appelés deniers publics car l’Etat c’est nous, sur le même niveau. Sans diriger tout le monde judiciaire nos dirigeants devraient le tenir bien plus et bien mieux à l’oeil car il est devenu quasi un état dans l’état. Il est grand temps de revisiter ce monde volontairement trop fermé qu’est la "justice"...

    • Martin
      Martin Le 28 novembre 2012 à 18:29

      La démocratie, Mme Tordoir, c’est aussi respecter les décisions de Justice qui ont été rendues (sous réserve bien entendu pour les parties de les contester par les voies de recours légalement existantes) et de ne pas considérer que ce sont de mauvaises décisions prononcées par de mauvais juges tout simplement parce qu’elles ne vous conviennent pas en tant que partie succombante (civil) ou condamnée (pénal). Il y a toujours un gagnant et un perdant. La Justice ne peut donc pas contenter tout le monde. Le perdant doit pourvoir se remettre en question et se dire que s’il en est ainsi, c’est que finalement, il avait effectivement peut-être tort.

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  • skoby
    skoby Le 28 novembre 2012 à 15:39

    D’une manière bien plus générale, je me pose la question de savoir pourquoi les
    magistrats peuvent ou doivent rester plus longtemps à leur poste !
    Si l’âge de la retraite, dans un pays, est de 65 ans, cela devrait également s’appliquer aux magistrats. Ne pas suivre cette logique c’est risquer d’avoir des magistrats trop âgés et un peu dépassé par le restant de la population. Les mentalités et les comportements
    changent !

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