La Cour internationale de justice au secours des baleines

par Laurent Weyers - 23 avril 2014

Par un arrêt du 31 mars 2014, la Cour internationale de Justice a condamné le Japon pour avoir violé le moratoire interdisant de chasser la baleine à des fins commerciales.

Laurent Weyers, assistant à l’Université libre de Bruxelles, nous explique l’importance de cet arrêt.

1. Faisant droit à la requête de l’Australie, introduite voici près de quatre ans, la Cour internationale de Justice a non seulement jugé que le Japon violait le moratoire interdisant de chasser la baleine à des fins commerciales, mais elle a aussi ordonné que soient révoqués les permis spéciaux de tuer des baleines dans l’océan Antarctique, délivrés par les autorités japonaises, dans le cadre du programme scientifique JARPA II.

Cette décision n’était pas acquise d’avance, la convention internationale pour la réglementation de la chasse à la baleine réservant spécifiquement aux Etats la possibilité d’accorder de tels permis spéciaux « en vue de recherches scientifiques ».

2. Dans le présent article, les positions défendues par l’Australie et le Japon sont brièvement rappelées, de même que le raisonnement suivi par la Cour pour trancher le différend. En second lieu, cet article discute l’opinion, défendue par certains, selon laquelle la Cour aurait opéré un renversement des principes applicables en matière de charge de la preuve pour parvenir à sa conclusion, voire même aurait présumé la mauvaise foi du Japon.
« Le programme JARPA II n’a rien à voir avec la science ! »

3. L’article VIII, § 1, de la Convention internationale pour la réglementation de la chasse à la baleine – celui dont se prévaut le Japon – dispose que, « nonobstant toute disposition contraire de la présente convention, chaque gouvernement contractant pourra accorder à l’un quelconque de ses ressortissants un permis spécial autorisant l’intéressé à tuer, capturer et traiter des baleines en vue de recherches scientifiques […] ».

L’article VIII, § 1, prévoit donc une exception au régime général d’interdiction de la chasse à la baleine, exception limitée toutefois aux opérations de chasse menées à des fins scientifiques.

4. Seulement voilà, l’Australie le dit sans détour par la voie de l’un de ses conseils : « Le programme JARPA II n’a rien à voir avec la science ! » (plaidoirie de M. Sands, CR 2013/9, 27 juin 2013, § 36) Ou encore, d’après l’agent de l’Australie, c’est-à-dire celui qui a représenté ce pays dans la procédure devant la Cour, « [...] le Japon tente de dissimuler la poursuite de ses activités commerciales de chasse à la baleine sous le couvert de la science. » (Plaidoirie de M. Campbell, CR 2013/7, 26 juin 2013, § 18).

5. Quant au Japon, il ne conteste pas que la chair des baleines tuées dans le cadre du programme JARPA II soit mise en vente sur le marché japonais, ni d’ailleurs que la chair de petit rorqual y soit très appréciée, que ce soit « en sashimi et sous d’autres formes similaires », mais le Japon se défend par contre d’en faire le véritable objectif du programme JARPA II. Le Japon explique que la vente de chair de baleine ne sert en fait qu’à financer les recherches entreprises, les permis spéciaux délivrés l’étant donc en totale conformité avec la convention.

6. Selon la Cour, les activités de JARPA II peuvent bien être qualifiées de « recherches scientifiques ». (§ 127). La Cour admet aussi que, « compte tenu des objectifs de recherche de JARPA II, l’utilisation de méthodes létale en tant que telle n’est pas déraisonnable » (§ 224) et même que la vente de la chair de baleine obtenue dans le cadre de JARPA II n’est pas en soi contraire aux dispositions de la convention (§ 94). Cependant, il ne suffit pas que la mise à mort des baleines s’opère dans un cadre scientifique, il faut encore vérifier concrètement que le recours aux méthodes létales se fasse « en vue de recherches scientifiques ». Selon l’interprétation que fait la Cour de cette expression – et plus spécialement l’interprétation qu’elle fait de la locution « en vue de » –, le gouvernement ne peut délivrer de permis spéciaux de tuer des baleines « au-delà de ce qui est raisonnable au regard des objectifs de recherche annoncés [et] [l]es objectifs de la recherche doivent être en eux-mêmes suffisants pour justifier le programme tel qu’il est conçu et mis en œuvre » (§ 97).

Le Japon en convient ; la question centrale dans cette affaire est de « savoir si la décision prise [de délivrer les permis spéciaux] est objectivement raisonnable » (§ 66), ce qui implique, selon la Cour, de répondre à une série de questions : le recours aux méthodes létales est-il nécessaire pour atteindre les objectifs de recherche du programme, dans l’affirmative, dans quelle mesure concrète, la taille de l’échantillon cadre-t-elle raisonnablement avec les objectifs de recherche du programme, dans quelle mesure ces objectifs peuvent-ils être atteints en ayant plus largement recours aux méthodes non létales, etc. ?

Tous ces éléments étant pris en considération, le constat qui s’impose à la Cour est qu’à aucun moment, le Japon n’a sérieusement envisagé de recourir à des méthodes non létales, ni ne s’est interrogé quant au caractère scientifiquement ou pratiquement réalisable de telles méthodes. La Cour en conclut donc que les permis spéciaux n’ont pas été délivrés pour permettre que des baleines soient tuées en vue de recherches scientifiques, comme l’article VIII, § 1, de la convention l’impose.

Selon certains, cette conclusion n’est toutefois possible qu’au prix d’un renversement des principes applicables en matière de charge de la preuve, voire en présumant la mauvaise foi du Japon.
« Les doutes ne sont pas des preuves » (opinion dissidente du juge Ronny Abraham, § 46)

7. Parmi les seize juges ayant siégé dans cette affaire, quatre ont estimé ne pas pouvoir se rallier à la décision de la majorité quant à l’illicéité des permis délivrés par le Japon dans le cadre du programme JARPA II. « Both the review and the conclusions of the Judgment entail a finding of bad faith », écrit par exemple le juge Yusuf dans son opinion dissidente. Le juge Abraham, non loin de partager cet avis, écrit dans la sienne que, « [d]e bout en bout, la lecture de l’arrêt donne le sentiment que c’est du Japon qu’on attend explications, démonstrations, justifications […] et [que] le doute à cet égard est retenu contre lui ». A dire vrai, ce sentiment est parfois bien réel, mais cela procède-t-il pour autant d’une mauvaise application, par la Cour, des principes qui gouvernent l’administration de la preuve ?

8. A bien des égards, la Cour se dit saisie d’un doute, et celui-ci, il est vrai, bénéficie souvent à la thèse de l’Australie.
Cependant, le problème se situe à notre avis davantage au niveau de la formulation utilisée par la Cour qu’à l’échelle des principes.

Rappelons à cet égard que la tâche de la Cour consiste ici à contrôler que les permis délivrés par le Japon l’ont été sur une base objectivement raisonnable. Même si l’article VIII, § 1, est formulé de telle manière qu’il paraît conférer un pouvoir discrétionnaire aux Etats, le Japon concède lui-même que la Cour est fondée à exercer son contrôle pour vérifier que la décision du Japon est « étayée par un raisonnement cohérent et, en ce sens, objectivement justifiable » (plaidoirie de M. Lowe, CR 2013/22, 15 juillet 2013, § 21).

Or, selon la Cour, la décision prise par le Japon « […] implique que cet Etat soit parvenu à la conclusion que la conduite de recherches scientifiques justifiait le recours aux méthodes létales [et c’est donc à cet Etat qu’il] incombe la tâche d’exposer à la Cour les éléments objectifs sur lesquels est fondée cette conclusion » (§ 68).

Ce choix méthodologique ne heurte pas la logique. Qui mieux et qui d’autre que le Japon pour exposer les motifs ayant conduit à délivrer les permis litigieux ? Le règlement de la Cour prévoit d’ailleurs explicitement, en son article 62, que la Cour peut « […] inviter les parties à produire les moyens de preuve ou à donner les explications qu’elle considère comme nécessaires pour préciser tout aspect des problèmes en cause ».

L’affaire, examinée sous cet angle, cesse à notre avis de poser problème au regard des principes relatifs à la charge de la preuve.

Certes, les doutes ne sont pas des preuves, mais la Cour ne transforme pas des doutes en preuves, elle se limite à vérifier que la décision d’octroyer les permis litigieux se justifie objectivement au vu des éléments de preuve et des explications données. Si, tous ces éléments et explications ayant été examinés, la Cour ne peut toujours se convaincre que les permis litigieux pouvaient être raisonnablement délivrés en vue de recherches scientifiques, elle doit logiquement en conclure que ces permis n’entrent pas dans les prévisions de l’article VIII, § 1, de la Convention et que le Japon, en les délivrant néanmoins, outrepasse les limites de sa marge d’appréciation.

9. En conclusion, la décision de la Cour ne nous paraît pas problématique au regard des principes qui régissent la charge de la preuve. En effet, si ceux-ci font unanimité, leur portée n’en doit pas pour autant être exagérée, les parties ayant le devoir de collaborer de bonne foi à l’administration de la preuve devant la Cour, le cas échéant sur invitation de cette dernière comme ce fut le cas en l’espèce.

Pour autant, la décision rendue par la Cour n’était pas acquise d’avance. La Cour a conclu, de manière selon nous convaincante, que les baleines mises à mort ne l’étaient pas « en vue de recherches scientifiques ».

10. Mais il reste toutefois un point sur lequel la décision de la Cour manque à notre avis de profondeur, et le juge Bennouna le relève également dans son opinion dissidente.

En effet, ayant conclu que les permis litigieux n’entraient pas dans les prévisions de l’article VIII, § 1, de la Convention, la Cour en conclut qu’ils sont par conséquent contraires au moratoire interdisant la mise à mort de baleines à des fins commerciales. Or, si la Cour établit bel et bien que la mise à mort de baleines dans le cadre du programme JARPA II n’a pas lieu à des fins scientifiques, elle n’établit pas pour autant qu’elle a lieu à des fins commerciales.

Le raisonnement de la Cour, sur ce point, relève à notre avis davantage de l’axiome que d’une véritable démonstration.

Quoique la Cour avance timidement que cette conclusion découle « de l’interprétation de la convention » (§ 230), il semble qu’elle doive plutôt être mise en relation avec l’étendue du consensus existant, au sein de la communauté internationale, sur la question des mesures à prendre pour protéger les grands mammifères marins.

Par le passé, la Cour ne s’est pas souvent montrée aussi catégorique, ni aussi audacieuse, en matière de protection de l’environnement, par exemple lorsqu’il fut question qu’elle rende un avis sur la licéité de l’emploi des armes nucléaires. L’étendue du consensus, là encore, y est peut-être pour quelque chose.

Votre point de vue

  • Guy Laporte
    Guy Laporte Le 27 avril 2014 à 11:40

    L’article VIII, § 1, de la Convention internationale pour la réglementation de la chasse à la baleine, dont se prévaut le Japon, qui prévoit la possibilité d’accorder des permis spéciaux sous certaine conditions, constitue une dérogation à une règle générale d’interdiction de la chasse à la baleine. Or une mesure de dérogation est toujours d’interprétation stricte, et il semble logique que la partie qui se prévaut d’une telle dérogation doive apporter la preuve qu’elle remplit les conditions pour le faire. De plus d’une manière générale, dans toutes les branches du droit interne public ou privé ou du droit international, il est admis que la détermination de la charge de la preuve tient très souvent compte du point de savoir s’il s’agit d’apporter une preuve positive ou une preuve négative. Il est plus aisé pour le Japon de démontrer qu’il remplit les conditions prévues par l’article VIII, § 1 de la Convention, que pour la Cour de démontrer qu’il ne les remplit pas.

    Je pense donc comme Monsieur Weyers, en reprenant sa judicieuse formule, que « l’affaire, examinée sous cet angle, cesse à notre avis de poser problème au regard des principes relatifs à la charge de la preuve ».

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  • Laurent Weyers
    Laurent Weyers Le 26 avril 2014 à 21:05

    Bonjour,

    A l’intervenant Skoby :
    La CIJ ne s’est pas elle-même saisie de l’affaire, mais le fut sur base d’une requête introduite par un Etat - en l’occurrence l’Australie - qui voyait dans cette procédure un certain intérêt. De manière générale, la CIJ doit d’ailleurs être saisie par un Etat contre un autre Etat, et ne peut juger qu’à condition de pouvoir fonder sa compétence sur l’accord des Etats concernés, ici le Japon et l’Australie. La Cour ne peut jamais se saisir elle-même, et elle ne contrôle donc pas l’objet des différends qu’elle est amenée à trancher. Il arrive toutefois qu’un Etat lui demande de rendre un arrêt dans une affaire où ce sont les droits humains qui sont en cause. Ce fut par exemple le cas, récemment, dans une affaire ayant opposé la Belgique et le Sénégal à propos de l’obligation du second de juger Hissène Habré qui était sur son territoire. Par ailleurs, d’autres instances sont plus spécifiquement compétentes en matière de droits humains - la Cour européenne des droits de l’homme en est un exemple - là où la compétence de la Cour internationale de justice est plus générale. Je crois donc, mais c’est mon sentiment personnel, que l’un n’exclut pas l’autre.

    A l’intervenant Gisèle Tordoir :
    Mon commentaire manquait peut-être de précision sur ce point. Je crois au contraire, vu les préférences dont vous faites part, que vous seriez satisfaite de la position de la Cour. En effet, celle-ci estime que le Japon viole ses obligations car les baleines ne sont pas tuées en vue de recherches scientifiques. Toutefois, dans une perspective très formaliste, la Cour devrait établir non seulement cela, mais en outre également que la chasse a lieu à des fins commerciales. En effet, le moratoire concerne la chasse à la baleine commerciale. Or justement, la motivation de l’arrêt est sur ce point assez courte. On pourrait grossièrement la résumer à : "pas scientifique", donc "commerciale", donc "contraire à la convention". En d’autres termes, l’arrêt de la Cour pourrait peut-être justement être perçu comme ayant le courage que vous lui recommandez. Vous avez en tout cas raison sur un point, c’est que les Etats sont très réticents à accepter qu’on leur fasse la leçon et qu’un arrêt de la Cour, même les condamnant, n’offre pas toujours, peut-être même pas souvent, une garantie de non-répétition.

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  • Gisèle Tordoir
    Gisèle Tordoir Le 25 avril 2014 à 16:06

    Non seulement je suis d’accord avec la priorité de la "justice" telle que soulevée par l’intervenant Skoby mais de plus les pays contrevenants se fichent clairement et totalement des décisions prises. Aucune réelle sanction mais bla-bla pour donner l’impression de conscience...La cause animale n’est guère mieux gérée que la cause humaine... Quand je lis " Or, si la Cour établit bel et bien que la mise à mort de baleines dans le cadre du programme JARPA II n’a pas lieu à des fins scientifiques, elle n’établit pas pour autant qu’elle a lieu à des fins commerciales.
    Le raisonnement de la Cour, sur ce point, relève à notre avis davantage de l’axiome que d’une véritable démonstration.", cela conforte malheureusement l’idée que j’ai de la "justice" : beaucoup de cinéma, démonstration du manque de courage permanent habituel, absence de fermeté de décision...Pourquoi, bon Dieu ??? Est-ce si dur de rendre justice ? De prendre une vraie bonne décision ? Punir vraiment ? Interdire l’inacceptable ? Existe-t-il un (des) magistrat(s) digne(s) de cette mission extrêmement importante qu’est la justice ? Commencer par s’occuper correctement de la cause humaine permettrait d’agir de même pour les autres causes dont animale...

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  • skoby
    skoby Le 24 avril 2014 à 17:25

    Personnellement, je ne vois pas la nécessité pour la Cour Internationale de Justice
    de se mêler de la problématique chasse à la baleine. Même si je n’approuve pas du tout
    ce massacre. Je pense néanmoins qu’une Cour Internationale de Justice devrait en
    priorité s’occuper de la défense des êtres humains.
    Le tout est une question de priorité et là cette Justice ne pourra que me décevoir.

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