D’un Debré à l’autre, la révolution silencieuse du Conseil constitutionnel français ou « le meurtre institutionnel du père »

par Dominique Remy-Granger - 27 avril 2016

Laurent Fabius vient d’être nommé président du Conseil constitutionnel français.

Voilà l’occasion pour Dominique Remy-Granger, juriste, inspectrice générale honoraire de l’Education nationale française et ancienne collaboratrice directe de Robert Badinter lorsqu’il présida ledit Conseil, d’expliquer comment le Conseil constitutionnel a progressivement fait sa mue depuis sa création par le Général de Gaulle en 1958.

1. On peut légitimement penser que Michel Debré, le père du président du Conseil constitutionnel, Jean-Louis Debré, que vient ce mois ci de remplacer l’ancien ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, serait très dérouté par la configuration actuelle des pouvoirs du Conseil constitutionnel français.

L’institution jouit en effet aujourd’hui d’un pouvoir aux antipodes de celui dont il avait été doté en 1958. Il avait été conçu comme défenseur des nouveaux équilibres institutionnels, il est devenu le défenseur des droits et libertés de tout justiciable.

2. Collaborateur et inspirateur du groupe de travail qui élabore la Constitution de la Cinquième République, Garde des sceaux (ministre de la Justice) jusqu’en 1962, M. Debré partage les conceptions du Général de Gaulle en matière institutionnelle : restauration d’un pouvoir exécutif fort et limitation du pouvoir législatif.

Ce dernier objectif passe par une délimitation stricte du domaine de la loi et la suppression du pouvoir de validation des élections par les élus eux mêmes.

3. Pour contrôler cette nouvelle répartition est créé le Conseil Constitutionnel, organe un peu étrange, écartelé entre ces deux compétences radicalement distinctes en nature et en portée que sont la protection du périmètre réglementaire et le contentieux électoral parlementaire.

Cantonné à ces fonctions, le Conseil ne peut être saisi que par un nombre limité d’instances, sa composition reste très politique et c’est à la Justice, autorité constitutionnelle, qu’est explicitement et exclusivement confiée la défense des libertés.

4. Dès avant la disparition de M. Debré, décédé en 1994, deux moments entament la métamorphose de l’institution. Une réforme prétorienne (ce qui veut dire qu’elle est l’œuvre de l’institution elle-même) en 1971 et une révision constitutionnelle en 1974.

5. Dans sa décision 71-45 DC du 16 juillet 1971 le Conseil constitutionnel apprécie, pour la première fois, la constitutionnalité d’une loi en intégrant à ses normes de référence non seulement les articles de la Constitution, mais également la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 et le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, auxquels renvoie le Préambule de la Constitution de 1958. La naissance d’un bloc de constitutionnalité soumettait de façon irréversible la loi non promulguée à l’ensemble des droits et libertés constitutionnellement garantis. Il faut savoir en effet qu’alors, en France, c’est avant sa promulgation par le président de la République que les lois sont éventuellement contrôlées par le Conseil constitutionnel, et non, comme dans beaucoup d’autres États (notamment en Belgique), après leur promulgation et publication.

6. En 1974, tirant en quelque sorte les conséquences de l’extension des compétences du Conseil, le Président V. Giscard d’Estaing propose une révision de l’article 61 de la Constitution autorisant une minorité de parlementaires à contester, mais toujours avant sa publication, a priori, la conformité d’une loi aux normes constitutionnelles. En s’opposant en 1958, au sein du groupe de travail constituant, à un amendement Triboulet allant en ce sens, M. Debré s’était explicitement opposé à cette procédure, craignant qu’elle ne place le juge au dessus du législateur.
En 1974, M. Debré, sans franchement s’y opposer, regrette toujours que la réforme « accentue l’emprise des juges sur le Gouvernement ». L’extension de la saisine est en effet un pas supplémentaire de transformation du Conseil en gardien des libertés. M. Debré ne s’y est pas trompé et refuse d’ailleurs la présidence qui lui en est proposée cette même année.

7. En 2007, trente-trois ans après le refus de Michel, son fils Jean Louis, magistrat, accède à la présidence du Conseil. Il se trouve que c’est sous son mandat et avec son soutien actif que se déroule, initié parle Président Sarkozy, le troisième acte de la transformation radicale du Conseil.
La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 introduit le contrôle a posteriori de la loi, c’est-à-dire d’une loi déjà en vigueur, au travers de la procédure de question prioritaire de constitutionnalité (QPC) (article 61-1 de la Constitution). Tout justiciable peut désormais, au cours d’un litige, soulever une QPC sur une loi qui lui est opposée ; cela correspond à la question préjudicielle en Belgique, qui obéit toutefois à des mécanismes différents.

Si la QPC est retenue par le juge du fond comme recevable elle est transmise à la cour suprême de l’ordre correspondant (Cour de Cassation ou Conseil d’Etat), qui a trois mois pour la transmettre ou non au Conseil constitutionnel, lequel dispose du même délai pour statuer sur sa constitutionnalité.

8. La jurisprudence du Conseil constitutionnel couvre désormais tous les champs de droits substantiels : garde à vue, régime des peines automatiques, hospitalisation sans consentement… et irrigue le droit national d’une maille jurisprudentielle beaucoup plus dense (le nombre de décisions rendues par an a explosé).

Bien sûr cette procédure peut parfois être utilisée comme dilatoire : le couple Cahuzac par exemple a soulevé le mois dernier la question du cumul des sanctions fiscales et pénales, gagnant ainsi six mois de répit supplémentaire. Justice-en-ligne y reviendra peut-être après la décision du Conseil dans cette affaire.

Le Conseil constitutionnel français reste cependant, de par sa composition et son mode de nomination, un organe dérogatoire comparé à ses homologues européens… Mais c’est une autre histoire.

Votre point de vue

  • Gisèle Tordoir
    Gisèle Tordoir Le 2 mai 2016 à 14:41

    Monsieur Jean-Louis Debré, de par son attitude récente (tenté de forcer un barrage policier, se disant "de la maison") prouve qu’il est quasi automatique, car aisé, pour une personne de pouvoir d’outrepasser les limites et d’être, finalement, tout sauf le sage pour lequel on passe (ou on se fait passer...)...
    Si même des personnes comme lui le font...

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