« Désolé, c’est déjà loué ! » - La Cour d’appel de Bruxelles confirme que le test de situation est un mode de preuve parfaitement recevable pour révéler une discrimination directe fondée sur l’origine d’un candidat locataire

par Isabelle Rorive - 22 avril 2021

Il ne suffit pas d’interdire la discrimination par la loi. Encore faut-il rendre effective, dans les faits, la preuve d’une discrimination subie.

La Cour d’appel de Bruxelles vient de confirmer la validité juridique d’un des outils permettant d’assurer cette effectivité, à savoir les « tests de situation ».

De qui s’agit-il et que dit cet arrêt ? Isabelle Rorive, professeure à la Faculté de droit de l’Université libre de Bruxelles, présidente du Centre Perelman de l’ULB et co-directrice de l’Equality Law Clinic, nous l’explique après avoir tracé le contexte de cette question.

1. « Désolé, c’est déjà loué ! » Cette formule en a remplacé des plus explicites « Étrangers s’abstenir », « Seulement Belges de souche », « Pas de Noirs » , etc.
Si ces dernières ont largement disparu des annonces de mise en location à la suite du développement du droit de la non-discrimination et aux campagnes qui ont été autant d’avertissements aux acteurs du marché immobilier, les rappels à la norme ont également conduit à camoufler davantage des pratiques discriminatoires.

2. Le phénomène n’est pas nouveau.

Déjà en 2004, Le livre noir de la discrimination au logement, édité par le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (Mrax), rassemblait des témoignages éloquents recueillis lors d’une campagne menée contre les pratiques discriminatoires dans l’accès au logement à Bruxelles (une campagne intitulée… « Désolé, c’est déjà loué » !).

En 2014, le premier Baromètre de la diversité Logement établi par Unia, le Centre interfédéral pour l’égalité des chances, mettait en lumière des chiffres alarmants de discrimination dans l’accès au logement, notamment à l’égard des personnes d’origine étrangère ou perçues comme telles. Les études et rapports qui ont suivi n’ont fait que confirmer le constat d’un problème structurel, alors que le droit à un logement décent est garanti pour tous et toutes par la Constitution (article 23, alinéa 3, 3°).

3. Recueillir des preuves suffisantes constitue une des difficultés majeures pour établir ces discriminations en justice.

Pour pallier cette difficulté, le droit de l’Union européenne a mis en place des mécanismes procéduraux, dont l’aménagement de la charge de la preuve qui a été transposé dans une série de textes législatifs en Belgique (voy. notamment l’article 8 de la directive 2000/43 ).

Ce principe doit être bien compris. Il s’intègre dans les garanties du droit au procès équitable et dans le respect des droits de la défense. Son origine est à trouver en droit fédéral étasunien où, dans les années septante, la Cour suprême l’a mis en place pour assurer l’effectivité de la loi sur les droits civiques, signée en 1964 par le président Johnson en présence de Martin Luther King. Interdire la discrimination raciale sans donner aux personnes concernées les moyens d’établir une discrimination reviendrait à ne pas respecter la volonté du Congrès.

4. Le partage de la charge de la preuve traduit une démarche pragmatique : éviter que le droit de la non-discrimination ne reste un « tigre de papier ».
Il implique que la personne qui s’estime lésée et qui introduit une action en justice puisse se contenter d’avancer « faits qui permettent de présumer une discrimination ».

Autrement dit, il ne s’agit pas d’un renversement total de la charge de la preuve : la victime doit rapporter des éléments de nature à indiquer la plausibilité d’une discrimination. Ce n’est que lorsqu’une présomption de discrimination est avérée (« prima facie case ») que le fardeau de la preuve bascule vers la partie mise en cause, à qui il appartient alors de montrer que son comportement était fondé sur des considérations légitimes.

5. Un enjeu fondamental concerne la manière par laquelle il est possible de rapporter cette présomption dans les situations où les éléments pertinents ne sont pas entre les mains de la personne qui a subi une différence de traitement.

Typiquement, cette difficulté est présente pour un candidat à un logement qui se voit opposer un « désolé, c’est déjà loué » dans des circonstances qui laissent à penser qu’il s’agit d’une stratégie d’évitement pour passer sous silence le véritable motif du refus qui est bien discriminatoire.

C’est ici que des outils procéduraux complémentaires, comme le test de situation à visée probatoire, peuvent s’avérer très utiles. Et l’arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles du 28 septembre 2020, qui confirme une ordonnance prise par le président de la chambre des référés du tribunal de première instance de Nivelles , en constitue une illustration saisissante, digne du cas d’école.

6. En l’espèce, M.S., décrit comme étant « d’origine africaine » dans ces décisions, avait visité un appartement par l’intermédiaire d’une agence immobilière. Dans les deux jours, il avait complété sa fiche de candidature et remis une preuve du paiement de ses loyers au cours des six derniers mois. Dix jours après, il recevait un SMS de l’agence immobilière indiquant qu’une autre candidature avait été choisie.

Il en serait resté là s’il n’avait pas découvert que l’appartement était encore libre.

Après avoir contacté Unia pour signaler une éventuelle discrimination, il mandata une personne « d’origine belge » pour téléphoner à l’agence immobilière afin de s’enquérir de la disponibilité de l’appartement. Elle se vit confirmer l’adresse du bien et les conditions de location. Une visite lui fut proposée. Quelques heures plus tard le même jour, M.S. effectua de son côté la même démarche et on lui répondit que l’appartement était déjà loué. Les deux conversations téléphoniques furent enregistrées et l’huissier de justice qui les retranscrit nota que, contrairement à la personne mandatée en qualité de testeur, M.S. avait « un accent africain ». Seul cet élément permettait de différencier leurs situations.

Il s’agit bien d’une forme simplifiée de test de situation à visée probatoire. Ce dispositif, destiné à saisir une discrimination « sur le vif » suppose la construction de couples de candidatures de manière à ce que les deux membres ne diffèrent que par une seule caractéristique, la variable que l’on cherche à tester (l’origine étrangère, par exemple).

La Cour d’appel de Bruxelles en tire les conséquences qui s’imposent, à savoir admettre que M.S a produit en justice des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination directe fondée sur sa couleur de peau et/ou son origine nationale ou ethnique (application ici de l’article 29 du décret régional wallon du 6 novembre 2008 ‘relatif à la lutte contre certaines formes de discrimination’).

Pour la Cour, le procédé utilisé est « un mode de preuve parfaitement recevable », contrairement à ce qui a pu être parfois décidé par d’autres juridictions.

Ajoutons qu’il importe de bien saisir que le test de situation n’a rien d’illicite en lui-même. Pour être admis en justice, il doit simplement respecter le principe de la loyauté de la preuve, les exigences du droit à la vie privée et ne peut pas constituer une provocation.

Pour tenter d’établir qu’il n’y a pas eu de discrimination en l’espèce, l’agence immobilière va déployer une série d’arguments peu crédibles et incohérents une fois confrontés les uns aux autres (erreur de destinataire dans l’envoi du SMS, dossier incomplet de M.S., désorganisation au sein de l’agence érigée en force majeure, manque d’intérêt de M.S. à l’égard du bien à louer, etc.). Qui plus est, l’agence immobilière, ne doutant de rien, introduit une demande reconventionnelle pour procédure téméraire et vexatoire, tant à l’égard du candidat locataire que d’Unia, partie à la cause. Celle-ci sera rejetée, alors que la Cour d’appel de Bruxelles confirmera l’ordre de cessation de la pratique discriminatoire et condamnera l’agence immobilière à la fois à payer une indemnité de 1.300 euros pour préjudice moral et à afficher la publication d’un extrait anonymisé de la décision de justice.

7. Cet arrêt est d’autant plus remarquable pour sa clarté que, politiquement et juridiquement, le test de situation a connu des débuts difficiles en Belgique.
La première législation fédérale adoptée le 25 février 2003 et destinée à transposer la directive n° 2000/43/CE relative à la mise en œuvre du principe dd l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique » envisageait expressément le test de situation comme un cas d’application du renversement de la charge de la preuve dont les modalités de mise en œuvre devaient être régies par arrêté royal délibéré en Conseil des ministres.

Faute d’accord, cet arrêté royal ne fut jamais adopté, une carence qui entretint le doute sur la validité de ce mode de preuve. Une carence justifiée par des considérations polémiques, pour ne pas dire particulièrement déplacées. Qui se souvient du parallèle sulfureux établi par un Premier ministre, affirmant à la presse en 2005 « On n’envoie pas une femme nue vers un homme afin de contrôler s’il est adultère » ? À supposer que l’homme ainsi essentialisé en soit réduit à des pulsions réelles ou fantasmées, devait-on en déduire que le penchant discriminatoire serait éveillé par la simple présence d’un candidat d’origine étrangère ?

8. Depuis 2005, l’eau a coulé sous les ponts et le législateur a donné à plusieurs services publics la compétence de mettre en œuvre certaines formes de tests de situation (« mystery calls ») dans le cadre d’enquêtes de nature pénale.

L’accord de l’actuel gouvernement fédéral adopté en octobre 2020 s’engage à en améliorer le cadre légal en concertation avec les entités fédérées.

En matière civile, l’arrêt de la Cour d’appel de Bruxelles a le mérite de dépassionner le débat et de valider, pour la première fois de manière expresse, un outil simple proposé par Unia aux candidats locataires écartés en raison notamment de leur origine ethnique ou de leur prétendue race. Une manière de déjouer les stratégies d’évitement du droit de la non-discrimination mises en œuvre par des bailleurs avec la complicité d’agences immobilières peu scrupuleuses du respect des droits humains les plus fondamentaux.

Votre point de vue

  • Skoby
    Skoby Le 23 avril 2021 à 18:13

    Je comprends parfaitement la lutte contre la discrimination. Par contre il est clair qu’un propriétaire veut se garantir d’une certaine manière que le candidat ait les moyens
    de payer son loyer.

    • Bertrand
      Bertrand Le 16 mai 2021 à 15:11

      Je ne comprends pas si c’est la question du loyer ! qui dérange il serait tout à fait possible de prouver la régularité des payement des loyers disons sur 12 Mois ? Avoir un contact auprès de l’ancien propriétaire ce qui rassurera les propriétaires sur le paiement de celui ci personne n’est à l’abri de perdre son emploi il n’y aurait pas plus de garantie pour le propriétaire avec une autre personne cela serait faire preuve de bon sens non ? 

    Répondre à ce message

Votre message

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Votre message

Les messages sont limités à 1500 caractères (espaces compris).

Lien hypertexte

(Si votre message se réfère à un article publié sur le Web, ou à une page fournissant plus d’informations, vous pouvez indiquer ci-après le titre de la page et son adresse.)

Ajouter un document

Isabelle Rorive


Auteur

professeure à la Faculté de droit de l’Université libre de Bruxelles, présidente du Centre Perelman de l’ULB et co-directrice de l’Equality Law Clinic

Partager en ligne

Articles dans le même dossier

Avec le soutien de la Caisse de prévoyance des avocats, des huissiers de justice et des autres indépendants
Pour placer ici votre logo, contactez-nous