La Justice déclare les pouvoirs publics belges responsables au civil pour une politique climatique déficiente

par Nicolas de Sadeleer - 9 août 2021

1. La disposition phare en matière de responsabilité civile pour faute – l’article 1382 du Code civil promulgué le 21 mars 1804 par Napoléon Bonaparte – n’a pas été modifiée malgré l’évolution de nos sociétés (des projets sont toutefois en cours pour modifier cette législation).

Bonaparte aurait-il pu imaginer que, plus de deux siècles plus tard, un tribunal civil, à Bruxelles, viendrait à condamner l’État fédéral belge et les trois régions pour faute au sens de cette disposition au motif que le caractère déficient de leur politique climatique est susceptible de causer des dommages à 58.000 requérants et une asbl ?

C’est précisément la conclusion à laquelle le Tribunal de première instance francophone de Bruxelles a abouti le 17 juin dernier.

Dans un arrêt fort bien motivé de 84 pages, le Tribunal se déclare, tout d’abord, compétent pour apprécier la mise en cause de la responsabilité civile des pouvoirs publics sur la base de l’article 1382, lequel reconnaît un droit subjectif à l’indemnisation des dommages causés par la faute d’autrui.

2. S’agissant de la recevabilité de la demande, le Tribunal estime que les requérants ont un intérêt direct et personnel à l’action en responsabilité qu’ils ont introduite du fait que le changement climatique fait courir un risque aux générations actuelles et futures vivant en Belgique.

Leur intérêt direct et personnel à l’action en responsabilité ne s’apparente pas à une action du seul intérêt général, ce qui ne pourrait suffire puisque, selon l’article 17 du Code judiciaire, une action devant un juge « ne peut être admise si le demandeur n’a pas qualité et intérêt pour la former ». L’intérêt des demandeurs se justifie en l’espèce en raison des impacts directs qu’ils pourraient subir de l’existence d’« une menace réelle de changement climatique dangereux », laquelle est confirmée par « le consensus diplomatique fondé sur la science climatique la plus autorisée ». Le fait que d’autres citoyens belges puissent subir un dommage propre comparable à celui des parties demanderesse ne suffit pas à « requalifier l’intérêt personnel de chacune d’elles en intérêt général ».

L’intérêt des demandeurs est aussi considéré comme étant « né et actuel » puisque ces derniers cherchent à « prévenir la violation d’un droit gravement menacé » (article 18 du Code judiciaire).

3. Le recours de l’asbl Klimaatzaak est jugé recevable dans la mesure où son objet social qui vise la lutte contre le changement climatique ne peut être confondu avec la défense de l’intérêt général.

Le dommage moral dont se prévaut l’asbl ne coïncide pas avec un préjudice écologique sensu stricto qui, à la différence du droit français, n’a pas encore été consacré dans le Code civil belge.

La recevabilité des demandes formées tant par l’ONG que par les 58.000 personnes physiques est appréciée à la lumière de l’article 9, alinéa ,3 de la Convention d’Aarhus, qui oblige les États parties à garantir « un large accès à la justice ». Selon le Tribunal, la référence au « droit national de l’environnement » dans cette disposition couvre l’article 1382 du Code civil, lequel constitue « un des fondements de droit interne de la responsabilité environnementale des pouvoirs publics ».

4. En revanche le Tribunal estime que le recours intentés par 82 arbres requérants n’est pas recevables en l’état actuel du droit positif belge. Seuls les êtres humains sont dotés de la personnalité juridique.

5. S’agissant du fond, les parties demanderesse fondent leur demande sur la violation de l’article 1382 du Code civil en raison du comportement fautif de l’État fédéral et des trois régions, compétentes en matière d’environnement.

Le Tribunal se livre à un examen approfondi à la fois des données scientifiques et des obligations internationales et communautaires qui pèsent sur les autorités nationales. Si le juge de la responsabilité civile contrôle, en principe, de manière marginale l’action des pouvoirs publics dans la mesure où il ne peut se substituer au législateur, le caractère fautif de son action peut être apprécié au regard du degré de connaissance des risques.

En menant une politique déficiente, les pouvoirs publics sont considérés par le Tribunal comme ayant porté atteinte aux droits à la vie et au respect de la vie privée et familiale et du domicile (articles 2 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme).

Il souscrit, de la sorte, au raisonnement de la Cour suprême des Pays-Bas, qui avait condamné le 20 décembre 2019 le Royaume des Pays-Bas pour avoir violé ces deux droits fondamentaux ; Justice-en-ligne avait fait écho à cet arrêt .

En revanche, il écarte la violation des articles 6 et 24 de la Convention ‘relative aux droits de l’enfant’, pour lesquels il n’est pas possible de déduire une obligation positive dans le chef des États parties.

Le Tribunal ne fait pas non plus reposer son raisonnement sur une violation de l’article 23 de la Constitution belge, qui consacre un droit à un environnement sain.

6. Les données factuelles soumises au tribunal lui ont permis de dresser trois constats : (1) l’impossibilité pour les autorités d’atteindre les objectifs diminution des émissions de gaz à effet de serre fixés en raison de résultats mitigés ; (2) l’absence de « bonne gouvernance climatique » ; (3) « les avertissements répétés » de la Commission européenne.

7. Premier manquement. Même si les déclarations politiques et les invitations du monde scientifique ne constituent pas des engagements contraignants, il n’en demeure pas moins qu’elles peuvent être prises en compte pour apprécier le comportement fautif.

Un examen minutieux de différentes obligations pesant sur la Belgique montre que celle-ci n’est pas parvenue à se conformer au principe de réduction des émissions de gaz à effet de serre dans les délais impartis.

Quant à l’avenir, le tribunal estime que l’objectif de neutralité carbone ne sera pas atteint malgré l’adoption éventuelle de mesures additionnelles.

8. Second manquement. La complexité de la structure fédérale, l’enchevêtrement des compétences, ainsi que l’absence d’une vraie concertation attestent un comportement fautif. Tant des institutions belges (Cour des comptes, Sénat) qu’européennes (Commission européenne, Agence européenne de l’environnement) ont confirmé ce « constat d’échec », qui constitue une faute au sens de responsabilité civile.

9. Troisième manquement. Depuis 2011, la Commission européenne constate « le caractère systématique et presque répétitif » de ces manquements.
Ces constats soulignent les difficultés que la Belgique rencontre à atteindre les objectifs climatiques qui lui sont assignés.

10. En raison de la combinaison des résultats médiocres obtenus dans la réduction des émissions de gaz, d’une gouvernance climatique chaotique et des avertissements répétés de l’Union, les autorités n’ont pas agi avec la prudence et la diligence que l’on attend d’un « bon père de famille » au sens de l’article 1382.

Ce comportement fautif n’exige pas que des législations aient été annulées par la Cour constitutionnelle ou que les règles de droit de l’Union non appliquées par les autorités belges produisent un effet direct.

11. Les requérants sollicitaient aussi du Tribunal une injonction à l’encontre des pouvoirs publics pour que ces derniers prennent les mesures nécessaires en vue de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Ils réclamaient un suivi judiciaire, accompagné d’une astreinte.

Cette demande ne fut pas accueillie au motif qu’elle porterait atteinte au principe de la séparation des pouvoirs. Le tribunal estime en effet qu’il n’a pas à priver les autorités publiques de leur pouvoir d’appréciation en déterminant les mesures à prendre.

Son rôle se limite à constater la faute au sens de l’article 1382.

Le Tribunal souligne que l’Accord de Paris n’impose pas aux autorités belges de respecter une trajectoire et que le droit dérivé (c’est-à-dire les règles adoptées par les autorités européennes en vertu des traités) impose uniquement une diminution de 35 % des émissions par rapport à 2005 pour 2030. Dans une affaire similaire (Urgenda), évoquée plus haut, la Cour suprême des Pays-Bas avait adopté une position plus nuancée : le principe de la séparation des pouvoirs n’avait pas été violé par le juge néerlandais, qui avait requis un seuil de réduction allant au-delà du seuil minimal de 25 %.

12. Plusieurs enseignements peuvent être tirés du jugement Klimaatzaak.

Tout d’abord, même s’il s’agit là d’une première en droit belge, le raisonnement du Tribunal civil n’est pas isolé. On assiste actuellement à une déferlante de recours collectifs qui rencontrent un accueil favorable auprès des juges. On songe à l’arrêt de la Cour suprême des Pays-Bas du 20 décembre 2019 (Urgenda), dont il a déjà été question, à l’arrêt du Conseil d’État de France du 19 novembre 2020 (Grande-Synthe) qui a fait l’objet d’un article sur Justice-en-ligne, et celui du Tribunal administratif de Paris du 3 février 2021 (dite « affaire du siècle »), commenté par un autre article sur Justice-en-ligne.

Encadré par des impératifs scientifiques et des obligations internationales, le pouvoir discrétionnaire des législateurs et des gouvernements n’est pas absolu. L’agenda politique ne peut oblitérer la donne scientifique. Le droit international qui est pris en considération dépasse le droit conventionnel, issu d’un traité traditionnel (Protocole de Kyoto) ; le tribunal prend en compte ce que l’on appelle parfois « les instruments de droit mou » et les rapports scientifiques.

Si les autorités ont échappé à une injonction judiciaire, il n’en demeure pas moins qu’à l’avenir les futures victimes de dommages causées par des sécheresses ou des inondations pourraient fort bien réclamer des dommages et intérêts du fait que le comportement fautif des autorités a été établi.

Enfin, ce jugement confirme à nouveau la place prééminente qu’occupe l’article 1382 du Code civil dans notre ordre juridique. On notera que la Cour d’appel de Liège a reconnu, le 26 mai dernier, dans une affaire de tendeurs de tenderie le caractère réparable « par principe » du préjudice écologique, sur la base de cette disposition.

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Nicolas de Sadeleer


Auteur

professeur ordinaire à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles (Chaire Jean Monnet)

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