Le juge peut-il atteindre l’idéal d’impartialité dans une société pluraliste ?

par Paul Martens - 7 juillet 2010

En réaction à un article de Mme Christine Matray publié sur notre site www.justice-en-ligne.be, intitulé « L’impartialité du juge : une question de droit mais aussi de conscience individuelle », un internaute nous interpelle sur le danger de voir les juges influencés par leur propre système de valeurs, et ce d’autant plus qu’un nombre croissant de décisions sont prises par des juges uniques, sans collégialité. Il se demande si la justice et l’impartialité peuvent être réellement atteintes.

M. Paul Martens, Président émérite de la Cour constitutionnelle et Professeur émérite aux Universités de Bruxelles, Liège et Paris XII, poursuit la réflexion.

Jadis, les lois étaient claires : les juges « n’avaient besoin que d’yeux pour les lire ». Les législateurs et les magistrats se recrutaient dans la même classe sociale et ils étaient d’accord pour que les bienfaits du droit ne profitent qu’à ceux qui leur ressemblaient. Les juges manifestaient leur impartialité en se soumettant à la loi et en s’interdisant de douter d’elle : le juridique pouvait être différent du juste.

On ne reconnaissait aucun droit aux femmes, aux enfants, aux étrangers, aux pauvres, aux déments ; les contrats faisaient souverainement la loi des parties : ni les lois, ni les juges ne s’inquiétaient de l’inégalité de ceux qui les avaient signés.

Et puis, on s’est aperçu que le travailleur, le locataire, l’assuré, le consommateur n’étaient pas les égaux de leurs cocontractants ; on a constaté que l’administration et même le législateur pouvaient commettre des fautes et causer des préjudices ; on a toléré de vivre à côté de gens qui avaient d’autres religions – ou n’en avaient aucune -, d’autres origines, d’autres cultures. On a considéré que chaque être humain avait des droits que même un législateur ne pouvait lui retirer. On a inscrit dans des textes supérieurs aux lois – traités internationaux, Constitution -, des grands principes, tels que l’égalité et la non discrimination, le respect de la vie privée et familiale, le droit de vivre conformément à la dignité humaine. On est sorti d’une société d’exclusion qui traduisait dans des lois implacables l’idéologie de ceux qui possédaient le pouvoir. On a voulu que le juridique ne soit plus différent du juste.

Et c’est au juge qu’on s’est adressé pour arbitrer des conflits jusque-là étrangers à sa compétence, y compris ceux qui se réglaient ailleurs, dans des lieux de non-droit : l’école, la famille, le terrain de sport, la prison, l’armée…

Il est vrai que la solution de ces litiges peut mettre en cause des valeurs spirituelles, des conceptions idéologiques, morales, économiques dont l’Etat n’impose plus un respect dogmatique parce qu’on est entré dans un monde de tolérance et c’est précisément parce qu’elles sont le reflet du pluralisme que les lois n’ont plus la clarté de jadis et qu’elles laissent aux juges un pouvoir d’appréciation qu’ elles lui déniaient.

C’est alors qu’apparaît plus que jamais la nécessité d’avoir des juges impartiaux : la Cour européenne des droits de l’homme ne cesse de nous rappeler que le juge qui ne donne pas à son justiciable l’apparence de l’impartialité doit s’abstenir de le juger.

Mais que faire à l’égard des partialités inapparentes que nous avons tous au fond de nous-mêmes parce que nous sommes tous façonnés – et que nos jugements sont tous altérés – par nos convictions, notre éducation, notre biographie ?

A cette question, plusieurs réponses toutes incomplètes peuvent être données.

La première, c’est que tout juge doit avoir la déontologie et c’est parfois de l’héroïsme de faire abstraction de ses « conditionnements », d’organiser dans son délibéré intime ce sens de la tolérance et du dialogue qui est la marque même de la démocratie.

La deuxième, c’est qu’il faut aider le juge à écouter les voix discordantes, à soumettre ses préjugés à l’épreuve de la discussion : toutes les règles la de procédure moderne tendent à favoriser cet échange en sacralisant la règle du contradictoire.

La troisième, c’est que, pour tous les litiges mettant en cause un conflit de valeurs, il faudrait donner le droit au citoyen et au juge lui-même de le soumettre à une juridiction collégiale suffisamment représentative des différences de sensibilité. Ce n’est malheureusement pas la tendance actuelle qui multiplie, au contraire, les juges uniques pour des raisons d’économie.

La dernière, c’est que le citoyen doit savoir que la justice ne peut répondre à toutes ses attentes, qu’elle fonctionne encore à la manière archaïque et violente qui consiste à trancher autoritairement entre des positions opposées : le procès laisse souvent meurtris ceux qui s’y sont soumis parce qu’il les oblige à exacerber leur haine plutôt qu’à rechercher la paix. Et comment ne pas soupçonner de partialité le juge qui vous a donné tort ? Le citoyen et le juge entreront enfin dans la modernité lorsqu’ils auront compris que les procédures de conciliation, de médiation, parce qu’elles permettent à chacun de se réapproprier des conflits que la technicité du droit avait confisqués, peuvent donner à ceux-ci une réponse non violente, apaisée et d’autant moins suspecte de partialité qu’elle aura été négociée.

Mots-clés associés à cet article : Partialité inapparente,

Votre point de vue

  • Ntinos
    Ntinos Le 25 mai 2013 à 12:21

    Bonjour à tous, effectivement, certains Juges sont partial lorsqu’il s’agit d’une affaire concernant certains confrères ou certains avocats qui ont commis des flagrantes fautes. Le justiciable a d’énormes problèmes pour faire valoir ses droits malgré les règles strictes et précises du Code de déontologie de ces professions et du Code judiciaire, il y a d’office conflit d’intérêts parce qu’ils sont de la même famille. Il faut rappeler à certains, Magistrats, Juges, avocats, que la "Justice" est de donner gain de cause à la personne de bonne foi (l’honnête) et de condamner celui qui est de mauvaise foi (le menteur), la parole de l’avocat n’est pas toujours vérité ! Donc, il est nécessaire de créer un nouveau système judiciaire impartial, plus simple et gratuit pour toutes les victimes et d’arrêter de dépenser des millions d’euros pour certains bandits !

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  • Stéphanie Tessier
    Stéphanie Tessier Le 18 juillet 2010 à 22:18

    En quoi le Législateur est-il plus impartial que les juges ? Le Législateur propose des lois en fonction de la société et n’agit de toute évidence pas de manière strictement rationnelle. D’ailleurs, la séparation du pouvoir entre le Législatif et l’Exécutif est délicate. Le gouvernement tient compte du pouls de la population et de son électorat pour orienter ses actions. Par exemple, concernant l’euthanasie, la réaction de la population face à cette question influence les femmes et les hommes politique tout comme plusieurs groupes de pression. La balance de la justice peut-elle pencher vers la droite ou vers la gauche en fonction de l’émotion publique du moment ?

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