Le procès Chirac : temps judiciaire et question prioritaire de constitutionnalité

par Dominique Remy-Granger - 15 mars 2011

A peine ouvert devant le tribunal correctionnel de Paris, le procès de l’ancien président français Jacques Chirac vient d’être reporté. Ce tribunal a en effet accepter de soumettre une question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation en vue d’un éventuel renvoi devant le Conseil constitutionnel..

Faut-il y voir une manœuvre ? Doit-on au contraire rappeler que tout justiciable a droit à faire appliquer les règles du procès et à faire vérifier la constitutionnalité de la loi qui lui sera appliquée ?

Justice-en-ligne tente d’y voir plus clair, avec l’aide de Dominique Remy-Granger.

Mais, au fond, qu’est-ce, la question prioritaire de constitutionnalité ?

La révision constitutionnelle française du 23 juillet 2008 a donné la possibilité à toute partie à un procès de présenter une question prioritaire de constitutionnalité. Cette disposition constitutionnelle ouvre un nouveau droit aux justiciables français. Mise en place il y a tout juste un an, le 1er mars 2010, cette procédure a déjà donné l’occasion aux justiciables de déposer 2000 questions prioritaires de constitutionnalité, dont 127, au 14 avril 2011, avaient été transmises et 83 tranchées par le Conseil constitutionnel.

Toute partie dans un procès devant une juridiction peut soutenir qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution et peut demander en conséquence, à tout stade de la procédure, tant que la juridiction n’a pas statué, qu’une question en ce sens soit prioritairement posée au Conseil constitutionnel sur la validité de cette disposition. Le juge décide alors de transmettre ou non cette question à la cour suprême de l’ordre devant lequel elle a été soulevée (Cour de Cassation pour les juridictions judiciaires, Conseil d’Etat pour les juridictions de l’ordre administratif). Cette cour, qui sert en quelque sorte de filtre, a alors trois mois pour décider de saisir ou non le Conseil constitutionnel, à la triple condition :

 que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure ;

 qu’elle n’ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision préalable du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ;

 que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

Si l’on précise que le Conseil constitutionnel a, lui aussi, trois mois pour se prononcer, on comprend que le dépôt d’une telle question a pour effet, potentiellement, de suspendre le procès et de repousser la date de tenue des audiences de six mois ou de définitivement l’interrompre.

En soi, ce mécanisme ressemble à la question préjudicielle devant la Cour constitutionnelle que nous connaissons en Belgique, mais il n’y a pas de filtre, les juridictions belges pouvant saisir directement la Cour, et le délai est un peu plus long.

Revenons en France. Quand il s’agit d’un procès fort médiatisé, du fait notamment des personnalités prévenues, le report dans le temps du jugement peut apparaître d’abord comme une arme brandie par la défense, au moment judiciaire le plus opportun pour elle, le dernier.

Quand il s’agit de faits anciens, dont la justice n’a été saisie que tardivement , le report dans le temps peut apparaître comme le moyen, pour la défense, de prolonger l’immunité de fait de ses clients.

Quand il s’agit pour le Conseil constitutionnel, juge final, de se prononcer sur le sort de l’un de ses membres (Jacques Chirac est membre de droit du Conseil constitutionnel), la procédure peut apparaître comme peu équitable.

Toutes apparences qui masquent le fait que le recours à une telle procédure est parfaitement légale et que son acceptation par les cours suprêmes a pour objet de vider la législation française de ses inconstitutionnalités.

Sans prendre partie sur cette question des apparences, on peut toutefois noter ce qui suit :

1°) Le cas de Jacques Chirac et de ses co-prévenus, s’il se résumait à une instrumentalisation de la question prioritaire de constitutionnalité en mesure purement dilatoire, n’est pas isolé :

 En décembre 2010, Jean-Paul Huchon, Président de la région Ile de France, menacé d’une condamnation emportant son inéligibilité et donc la démission immédiate de son mandat à quelques mois des élections cantonales (mars 2011), a soulevé, au dernier moment, une question prioritaire de constitutionnalité devant le Conseil d’Etat, juge du contentieux électoral régional. Le Conseil d’Etat, après avoir suspendu son délibéré et rouvert l’instruction, a statué le 28 janvier 2011, acceptant de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel.

 Ce 14 mars 2011, le tribunal correctionnel de Nanterre a accepté de transmettre à la Cour de cassation une question prioritaire de constitutionnalité (même motif, même objectif et même avocat que celle déposée par l’un des co-prévenus au procès des emplois fictifs de la ville de Paris qui concerne le président Chirac), dans le procès d’un ancien collaborateur de l’actuel président français Nicolas Sarkozy, Thierry Gaubert, poursuivi pour détournements de fonds et abus de bien social.

 En revanche, une question prioritaire de constitutionnalité, là encore très similaire, a été refusée, ce même 14 mars 2011, par une autre formation de la même 11e chambre du tribunal correctionnel de Paris, dans un contentieux impliquant un ex ministre socialiste, R. Teulade, dont le procès va donc pouvoir se poursuivre.

2°) En dehors du cas de Jean-Paul Huchon, qui pose des questions portant essentiellement sur le code électoral, déjà en partie soulevées par de nombreux juristes, et qui repose sur des faits qui remontent à deux ans à peine, toutes les autres affaires citées poursuivent essentiellement des abus de bien social commis dans les années 1990, soit, pour certains, il y a presque 20 ans. Ceci s’explique à la fois par la nature des faits, les abus de biens sociaux n’étant en général révélés que très tardivement par des citoyens vigilants ou des rapports d’inspection, nécessairement postérieurs, et par la jurisprudence de la Cour de cassation. Celle ci a en effet interprété le délai de la prescription des délits ,qui est de trois ans, comme débutant au moment de l’apparition du délit, soit sa découverte. En interprétant, parallèlement, et de façon extensive, la connexité des dossiers , la Cour « récupère » ainsi comme justiciables des faits parfois très anciens.

Ce sont ces interprétations qui sont suspectées par les avocats de la défense d’être contraires à l’article 8 de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen sur la légalité et la prévisibilité de la loi et au principe de la « prescription de l’action publique ». En France, cette Déclaration de 1789 fait partie de ce que l’on appelle le « bloc de constitutionnalité », c’est-à-dire l’ensemble des normes constitutionnelles de référence dont le Conseil constitutionnel doit assurer le respect.

Notons pour terminer ce qui suit :

 La valeur constitutionnelle de ce dernier principe de la « prescription de l’action publique » n’est pas assurée. Ce « Principe fondamental reconnu par les lois de la République » a été dégagé par le Conseil d’Etat en 1996, dans un simple avis donné sur la loi de ratification par la France du traité de Rome instituant la Cour pénale internationale.

 Il n’est pas sûr que le Conseil constitutionnel puisse valablement statuer. L’article 14 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 sur le Conseil constitutionnel impose que ses décisions soient prises à sept. Or, si l’ensemble des membres qui sont « liés » soit par leurs activités antérieures soit par leur nomination à Jacques Chirac suivent l’exemple du Président du Conseil constitutionnel, Jean-Louis Debré, qui a déclaré que, si le Conseil constitutionnel était saisi, il se déporterait, trois membres seulement sur onze pourraient prétendre à cette indépendance. Ajoutons, sur ce sujet et cette hypothèque, que le règlement intérieur du Conseil constitutionnel, modifié le 24 juin 2010, accorde à toute partie la possibilité de déposer une demande en récusation (article 4).

 Il n’est pas sûr que la Cour de Cassation se résolve à soumettre sa propre jurisprudence à l’appréciation du Conseil constitutionnel. Elle pourrait se prononcer dans le mois qui vient, après le temps donné au dépôt des mémoires, statuer dans le même sens et au même motif que la 11e chambre du tribunal correctionnel de Paris aujourd’hui et refuser de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel.

Le temps judiciaire reprendrait alors son cours avant le début de la campagne présidentielle, considérée par certains comme incompatible avec la tenue du procès d’un ancien Président.

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