Une nouvelle ouverture dans la possibilité, pour un enfant, de contester la filiation paternelle, ou comment la cour d’appel de Bruxelles a interprété l’arrêt de la Cour constitutionnelle

par Emilie Cappon - 15 juin 2019

Depuis que Mme Delphine Boël conteste devant les tribunaux la paternité du mari de sa mère à son égard et qu’elle demande aux mêmes tribunaux d’établir la paternité du Roi Albert II, les décisions de justice se succèdent, en ce compris l’arrêt n° 18/2016 de la Cour constitutionnelle.

Indépendamment de cette affaire bien précise, celle-ci a été l’occasion de faire évoluer le droit de la filiation, et ce par l’effet de ce que contient cet arrêt de 2016.

Les suites de cet arrêt devant les juridictions civiles méritent que l’on s’y arrête pour mieux en comprendre les effets pour les particuliers.

Émilie Cappon, avocate au barreau de Bruxelles et médiatrice agréée, nous propose ci-dessous un article clarifiant tout ceci au départ de l’exemple donné par cette affaire.

1. À deux reprises déjà, l’affaire Delphine Boël, concernant les procédures liées au droit de la filiation, ont été évoquées sur Justice-en-ligne :
 en 2013 : Marie Toussaint, « Comment s’établit, comment se conteste devant les tribunaux la filiation paternelle ? » ;
 en 2016 : Marie Toussaint : « Au départ de l’arrêt n° 18/2016 de la Cour constitutionnelle dans l’affaire Delphine Boël : comment s’établit, comment se conteste devant les tribunaux la filiation paternelle ? (suite) » .
La procédure devant les juridictions civiles par laquelle Mme Delphine Boël demande l’établissement de la filiation du Roi Albert II à son égard, s’est poursuivie après l’arrêt n° 18/2016 du 3 février 2016 de la Cour constitutionnelle dont il est question ci-dessus.
Cette procédure n’est pas encore terminée. Le temps est à présent venu de voir comment les juges civils (le Tribunal de la famille, le 28 mars 2017, et Cour d’appel ensuite, le 25 octobre 2018) ont fait application de cet arrêt de la Cour constitutionnelle.

2. Pour rappel, l’action intentée par Mme Delphine Boël est, ce que l’on appelle une « action 2 en 1 ».
En effet, Mme Boël conteste la filiation paternelle qui est établie à l’égard de M. Jacques Boël (l’ex-mari de sa mère) et ensuite, dans la même procédure, elle demande qu’une nouvelle filiation paternelle soit établie par le tribunal à l’égard du Roi Albert II.

3. Les juges doivent analyser ces demandes dans l’ordre car il est impératif que la filiation paternelle existante soit mise à néant avant qu’une nouvelle filiation paternelle puisse être établie.

4. Dans cette analyse, les juges devront d’abord analyser les conditions de recevabilité de la demande en contestation (et notamment la question la prescription : cette action a-t-elle été introduite dans les temps ?) pour ensuite se plonger dans le fond de cette demande.
Comme déjà expliqué dans le premier article évoqué ci-dessus de Marie Toussaint, l’article 318 du Code civil (tel qu’applicable dans le cadre de « l’affaire Boël ») prévoit deux causes d’irrecevabilité d’une demande de contestation de filiation paternelle :
 d’une part, l’existence d’une possession d’état entre l’enfant et son père « actuel », faisant obstacle à cette contestation (la notion de possession d’état qui est expliquée dans l’article de Marie Toussaint - en gros, la possession d’état, en ce qui concerne la filiation paternelle, c’est le fait pour un père d’avoir considéré une personne comme étant son fils ou sa fille sur un plan socio-affectif) ;
 d’autre part, le non-respect d’un délai contraignant dans lequel l’action de l’enfant doit être introduite.

5. Ce sont les deux aspects de cet article 318 du Code civil qui ont été soumis à l’analyse de la Cour constitutionnelle et qui ont donné lieu à son arrêt précité du 3 février 2016.
Depuis cette décision, il est à présent admis que :
 la possession d’état ne peut jamais constituer de manière absolue une cause d’irrecevabilité de la demande de contestation de paternité ; en d’autres termes, le juge ne pourrait déclarer une demande de contestation de paternité irrecevable – et ne pas l’analyser du tout dans son fondement – simplement parce qu’il existe une possession d’état envers le père « actuel » ;
 le délai de prescription (impossibilité pour un enfant de contester la présomption de paternité du mari de sa mère au-delà de ses 22 ans ou de l’année de la découverte que le mari de sa mère n’est pas son père) ne doit plus être appliqué car il a été jugé inconstitutionnel : à l’heure actuelle, un enfant qui souhaite contester la présomption de paternité du mari de sa mère peut introduire sa demande quand il le souhaite (aucun délai de prescription ne doit être respecté).

Comment les juges du fond ont appliqué cet enseignement ?

6. Dans une première décision du tribunal de la famille de Bruxelles (28 mars 2017), la demande en contestation de filiation paternelle de Mme Boël a été déclarée recevable.
Le Tribunal a estimé, d’une part, que cette action n’était pas prescrite (puisque, depuis l’arrêt de la cour constitutionnelle du 3 février 2016, le délai de l’article 318 du Code civil ne peut plus être appliqué) et, d’autre part, que la possession d’état existante entre Mme Boël et M. Jacques Boël (le mari de sa mère), n’empêchait pas Mme Boël d’introduire cette demande en contestation.

7. C’est au stade suivant que le Tribunal de la famille a « bloqué » la demande de Mme Boël : après avoir déclaré l’action recevable, le tribunal de la famille devait vérifier si Mme Boël apportait bien la preuve de la « non-paternité » de M. Boël à son égard. C’est en fonction de la réponse à cette seconde question que l’action sera déclarée fondée ou non et que la filiation paternelle établie d’origine pourra être mise à néant (ou non).
Les éléments de preuve que le tribunal a analysés étaient les suivants : l’expertise ADN amiable réalisée entre Mme Delphine Boël et M. Jacques Boël (qui révélait effectivement que M. Jacques Boël n’était pas le père biologique de Delphine) et la possession d’état.
Le Tribunal de la famille en a conclu que, malgré le rapport d’expertise ADN, la possession d’état existant entre Delphine et Jacques Boël « primait » et valait ainsi preuve de la paternité de M. Boël envers Delphine (même si une analyse génétique disait le contraire).
Le Tribunal de la famille a donc, dans son raisonnement, donné la priorité à la filiation « socio-affective » (la possession d’état et la situation vécue par l’enfant) sur la filiation « biologique », en opérant une balance d’intérêt entre l’intérêt de l’enfant et la stabilité de l’organisation des relations familiales…
La demande de contestation de filiation paternelle ayant été déclarée non fondée, le tribunal n’a même pas dû analyser la demande d’établissement d’une nouvelle filiation paternelle.

8. Mme Delphine Boël a fait appel de ce jugement devant la Cour d’appel de Bruxelles.
C’est ainsi que l’arrêt du 25 octobre 2018 a été prononcé et a réformé le jugement du 28 mars 2017.
Dans un premier temps, la Cour d’appel a confirmé la recevabilité de la demande de Mme Delphine Boël en tenant un raisonnement similaire à celui du premier juge (application de l’enseignement de l’arrêt de la cour constitutionnelle du 3 février 2016).

Ensuite, sur la question du fondement de la demande, la Cour a opéré une analyse différente en estimant que, contrairement à ce que le premier juge avait décidé, il n’appartenait pas au Tribunal, à ce stade, d’opérer une balance d’intérêts, mais de se limiter à vérifier si oui ou non la preuve de la non-paternité du mari était établie.

La Cour d’appel a estimé que la notion de possession d’état n’avait pas sa place à ce stade du raisonnement (en rappelant que le législateur avait introduit la notion de possession d’état au stade de la recevabilité de l’action et non au stade de l’analyse du fondement de cette action).
La Cour d’appel a alors retenu comme preuve suffisante de la « non-paternité » de M. Jacques Boël, l’expertise ADN réalisée.
La Cour d’appel a donc déclaré fondée la demande en contestation de filiation paternelle et a dit pour droit que M. Jacques Boël n’était pas le père de Mme Delphine Boël.

9. La Cour d’appel de Bruxelles est allée un pas plus loin – et la presse en a beaucoup parlé d’ailleurs – puisqu’elle a ordonné une expertise ADN comparative entre Mme Delphine Boël, sa mère, et le Roi Albert II. L’expertise génétique est le mode de preuve le plus courant en matière de filiation.
Personne ne s’attendait à ce que l’expertise ADN soit décidée si vite.
La Cour d’appel a en effet fait usage, à la demande de Mme Delphine Boël, de l’article 19, alinéa 3, du code judiciaire, qui permet au juge de décider de « mesures avant dire droit », c’est-à-dire, sans se prononcer sur le fond de l’affaire (ici sans se prononcer sur la filiation paternelle potentielle entre Delphine Boël et le Roi Albert), d’ordonner notamment une expertise.
La Cour s’est basée sur un faisceau d’indices rendant vraisemblable l’existence d’un lien de filiation entre Delphine Boël et le Roi Albert II (correspondances entre sa mère et le Roi Albert notamment).
Mme Delphine Boël évoquait aussi le grand âge du Roi Albert II et le risque de complication si une expertise n’était pas réalisée, dès à présent, c’est-à-dire du vivant du Roi Albert II.
Le Roi Albert II s’y opposait, estimant que cette mesure était prématurée et qu’elle pourrait encore être ordonnée dans un second temps, même post mortem.
La Cour d’appel a tranché en indiquant qu’elle devait privilégier la mesure d’expertise la moins lourde et la moins coûteuse.

10. Se posait la question de savoir si le Roi Albert II aurait déjà procédé ou non à l’expertise ADN. En effet, ce dernier estimait qu’il était prématuré de faire le test ADN et demandait également à la Cour d’appel d’attendre le résultat de la procédure de cassation qu’il a intentée (et dont l’issue n’est pas attendue avant la fin de l’année 2019).

Si le test ADN n’avait pas été réalisé, la Cour avait deux options : soit contraindre le Roi Albert II à s’y soumettre, sous peine d’astreinte (à la demande de Mme Boël, pas de sa propre initiative), soit considérer que son refus de participer à l’expertise ADN équivaut à une présomption de sa paternité à l’égard de Delphine Boël.

La réponse à cette question est à présent connue puisque, ce 16 mai 2019, la Cour d’appel a maintenu sa position quant à l’obligation pour le Roi Albert II de procéder dès à présent au test, en assortissant cette condamnation d’une astreinte de 5.000 euros par jour où le Roi Albert II refuse de se soumettre au test.

Concrètement, l’expert désigné par la Cour d’appel devait officiellement convoquer le Roi Albert II pour procéder au test ADN. Si ce dernier ne s’était pas présenté pas à la date donnée par l’expert, il aurait dû payer 5.000 euros par jour de retard.

Un autre point a été tranché par la Cour d’appel dans son arrêt du 16 mai 2019 : celle-ci a décidé que les résultats du test ADN devraient demeurer secret (même la Cour ne les connaitra pas) jusqu’à l’issue de la procédure en cassation.

La presse a fait savoir que le Roi Albert II avait exécuté l’arrêt de la Cour d’appel en se livrant au test d’ADN, son résultat devant rester secret jusqu’à l’issue de cette procédure devant la Cour de cassation.

Reste à savoir, compte tenu du caractère médiatique de cette affaire, si le secret pourra être tenu jusque là….

11. Justice-en-ligne reviendra sur cette question au…. prochain épisode ! Nous pourrons aussi aborder à cette occasion les conséquences d’un changement de filiation, notamment en ce qui concerne le port du nom de famille.

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Emilie Cappon


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avocate au barreau de Bruxelles, médiatrice agréée

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