L’insoutenable légèreté de juger

par Bénédicte Inghels - 27 novembre 2017

Au travers des nombreux articles publiés, Justice-en-ligne traite en réalité d’une question fondamentale : en quoi consiste, dans notre société complexe et pluraliste, traversée d’intérêts parfois contradictoires, la fonction de juger ?

Voici une contribution transversale à cette réflexion, de la part de Bénédicte Inghels, conseiller à la Cour d’appel de Mons et maître de conférences invitée à l’Université catholique de Louvain.

1. Depuis la rentrée judiciaire, plusieurs dossiers criminels ont émaillé l’actualité et alimenté la presse.

Octobre 2017, au tribunal correctionnel de Liège, une femme est condamnée à une peine de neuf années d’emprisonnement pour avoir assassiné un ancien voisin, âgé de 98 ans. Celui-ci l’avait gardée alors qu’elle était enfant et avait abusé d’elle. A l’issue de son procès, elle aurait indiqué sa satisfaction de voir reconnu le fait qu’elle était aussi une victime.
Octobre toujours, Liège toujours, un septuagénaire est condamné à une peine de cinq années d’emprisonnement pour avoir tué son épouse plus âgée. À plusieurs reprises, elle lui avait fait part de sa volonté de mourir. Cet homme l’a entendue, a mis fin à la souffrance de son épouse, mais il a été poursuivi et condamné. Le tribunal a tenu compte de sa détresse morale en lui accordant le sursis.

Octobre encore, Mons cette fois. Depuis quelques semaines, un important procès d’assises se déroule devant la cour d’assises du Hainaut. Neuf personnes sont accusées d’avoir assassiné, et pour certains torturé, un jeune couple de toxicomanes. Le couple se fournissait chez la principale suspecte, poursuivie avec son compagnon, ses enfants, d’autres consommateurs. Le procès a duré plus de six semaines. À l’issue de la procédure, six personnes ont été jugées coupables et deux parmi elles ont été condamné à l’emprisonnement à perpétuité. Le nombre de personnes poursuivies, la durée du procès, la complexité des faits reprochés, la gravité des peines, tout témoigne d’un procès spectaculaire.

2. L’actualité judiciaire, ce sont ainsi des vies, des morts, des enquêtes, des procès, des avocats, des peines ou des acquittements. Et des juges, qu’aucune intelligence artificielle ne remplacera pour fixer les peines, selon une déclaration récente du Ministre de la justice (« Ce n’est pas demain la veille qu’un ordinateur décidera de la peine d’un prévenu », Trends Tendance, 19 octobre 2017). Tantôt juges professionnels, tantôt citoyens retenus pour former un jury d’assises, tantôt juges assesseurs au tribunal du commerce, au tribunal du travail, au tribunal d’application des peines, ils exercent peu ou prou la délicate fonction de juger un autre homme, une autre femme.

3. Suivre ces procès criminels, c’est vérifier que la justice peut être une catharsis. Bien sûr, les affaires jugées en assises sont souvent les plus médiatisées parce que la procédure y repose très largement sur l’oralité (auditions de témoins, d’experts, d’accusés, rapports oraux, etc.). Elle est donc plus aisément compréhensible et est largement suivie par les journalistes qui, dans les autres cas, n’ont pas connaissances des pièces écrites du dossier.

À l’issue de certains procès, il arrive que l’une ou l’autre des parties, voire l’une et l’autre, exprime par la voix de son avocat son soulagement d’« avoir été entendue ». Cette envie de dire, ce besoin de se justifier, ce désir d’être entendu, c’est une des fonctions de la justice. Pas que la justice pénale. La justice est un pouvoir mais elle est aussi une valeur, et c’est ce qu’en attendent inconsciemment les gens qui se tournent vers les tribunaux.

4. Tous les jours, dans tous les domaines du droit, des juges écoutent des parties livrer leur version de ce qu’ils ont vécu et ce qui a conduit au litige. Tel associé souhaite le départ de son partenaire : c’est en raison de justes motifs dont l’autre se défend. Tel voisin souhaite l’abattage d’un arbre gênant, planté là pour se dissimuler des regards curieux, rétorquera le compère. Tel employeur a licencié une travailleuse pour un motif grave, et la dame de répondre que la pratique était autorisée et connue dans l’entreprise.
La vérité des parties est celle de leur ressenti. La justice, civile ou pénale, est aussi là pour la recevoir, avec attention, avec impartialité, avec bienveillance. En un mot : avec humanité.

Tous les jours, dans tous les domaines du droit, des juges doivent trancher. Dire le droit. Dire quelle est la vérité, aux yeux de la justice. Ils ne la connaissent pas, la vérité profonde, et ne la connaitront sans doute jamais. Mais avec les outils qui leurs sont donnés, les lois, la procédure, les preuves qui sont légalement rapportées, ils diront quelle est la vérité aux yeux de la loi. Le tribunal de commerce dira s’il existe de justes motifs permettant l’exclusion d’un associé. Le juge de paix décidera si l’arbre doit être coupé. Le tribunal du travail dira si le licenciement pour motif grave de la dame était justifié.
Ce travail demande du temps, de la sagesse, de la compétence, de la modération. Une force tranquille.

5. C’est à ce délicat équilibre que, dans les juridictions à composition mixte, des juges assesseurs ou citoyens devenus jurés, doivent s’atteler. C’est ce que l’on appelle « l’échevinage », qui est ainsi porteur d’un autre regard sur la justice. D’une autre vision du métier de juge : celle de l’insoutenable légèreté de juger.

Mots-clés associés à cet article : Cour d’assises, Echevinage, Fonction de juger,

Votre point de vue

  • Gisèle Tordoir
    Gisèle Tordoir Le 23 décembre 2017 à 16:26

    Il me semble, au vu de tous les outils à la disposition des juges, que dire le droit est une chose pas trop compliquée. Mais imposer l’application d’un jugement intervenu, en quel que degré d’instance que ce soit, est une tout autre affaire...Figurez-vous que certain(s) verrait (-aient) un abus de droit quant à exiger le respect strict et durable de ce jugement intervenu !!! On marche sur la tête...A quoi sert la justice dans ce cas précis ? A quoi sert de rendre un jugement ? A quoi sert de dire le droit ? Est-ce à la carte ? Est-ce susceptible d’être laissé aux seules interprétation, appréciation et estimation de la partie en défaut et condamnée, par exemple ? Insoutenable légèreté de juger mais conséquences si lourdes !

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  • skoby
    skoby Le 28 novembre 2017 à 12:44

    Tout ce qui précède est bien vrai, mais n’empêche que de plus en plus de gens
    estiment que notre Justice est laxiste. C’est surtout le cas par exemple pour
    les casseurs, qui pillent les magasins dont ils ont fracassés la vitrine, les voitures
    incendiées etc.... Quand ils sont pris (rarement) ils sont la plupart du temps
    relâchés quasi immédiatement ! C’est cela la Justice ?
    Mon opinion : on ne les garde pas (en prison) parce que la Justice est tellement
    lente qu’ils resteraient des mois voire des années en prison avant que leur procès
    n’ait lieu. Et cela n’est pas acceptable !
    Je préfère l’humour d’un policier a qui on demandait s’il fallait accorder le pardon
    aux terroristes ? Réponse : Je crois que c’est le rôle de Dieu de pardonner. Notre
    boulot c’est d’organiser la rencontre !!

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