L’immunité de plaidoirie des avocats

par Jean-Pierre Buyle - 18 mars 2019

Lors du procès Nemmouche, aujourd’hui terminé, devant la Cour d’assises de Bruxelles, des propos vifs ont été échangés entre avocats. L’un d’entre eux s’est notamment exprimé de manière fort peu amène à l’égard de ses confrères défendant d’autres parties.

Justice-en-ligne n’a pas vocation à se prononcer sur des affaires concrètes. Notre site se borne à informer ses lecteurs sur le cadre juridique dans lequel la Justice fonctionne et sur les motifs pour lesquels ce cadre a été instauré.

Tel est l’objet et le but de l’article qui suit, écrit avec l’expertise en la matière de Jean-Pierre Buyle, ancien bâtonnier de l’Ordre français des avocats du barreau de Bruxelles et président de l’Ordre des barreaux francophones et germanophone.

1. La liberté d’expression de l’avocat dans l’exercice de ses missions doit lui être garantie tant lorsqu’il plaide que lorsqu’il conclut. Cette plénitude découle :
 de l’article 445 du Code judiciaire qui, encadrant la liberté de défense, vise expressément les plaidoiries ou les écrits ;
 de l’article 452 du Code pénal qui, traitant des poursuites répressives, vise, tant les discours que les écrits « produits devant les tribunaux, lorsque ces discours et ces écrits sont relatifs à la cause ou aux parties » ;
 des travaux préparatoires du Code judiciaire, aux termes desquels l’immunité de la plaidoirie couvre tant les discours prononcés que les écrits produits devant les cours et tribunaux.

2. L’immunité ne joue dès lors traditionnellement en principe pas pour les propos ou les écrits produits hors prétoire. L’on songe particulièrement aux interventions de l’avocat dans les medias ou à ses prises de parole, lors de conférences, de débats publics ou de cours. Il est renvoyé sur ce point à l’article de Pierre Legros publié en 2009 sur Justice-en-ligne, « La déontologie du barreau ».

Dans tous ces cénacles, l’avocat ne bénéficie en règle d’aucune protection particulière. Il est tenu aux devoirs du secret professionnel, de discrétion ou de dignité. L’avocat y assume la responsabilité de ses paroles et de ses écrits comme tout un chacun, selon le droit commun, sachant qu’il peut être l’objet de poursuites pénales, civiles ou disciplinaires.

3. Contenir l’immunité de la plaidoirie de l’avocat dans le prétoire nous paraît fondé. C’est sans doute le seul lieu où peut se manifester ce qu’il est convenu d’appeler « la vérité judiciaire », avec toutes les garanties adéquates qu’on ne retrouve pas habituellement dans les autres cénacles : le contradictoire, l’égalité des armes, le procès équitable, la loyauté, l’absence d’effet de surprise, l’exercice de recours, etc.

4. Le contrôle de la liberté de la défense appartient aux autorités disciplinaires du barreau.

Le bâtonnier et les conseils de discipline vérifient chaque fois que les devoirs de la profession ont été respectés : dignité, délicatesse, respect dus aux tribunaux ou aux autorités, modération, confraternité, etc.
Insulter à plusieurs reprises ou s’en prendre inutilement à l’avocat d’une autre partie à l’occasion d’une plaidoirie peut poser question au regard des devoirs de confraternité et de délicatesse.

Dans un procès, la nécessité du devoir de défense ne passe pas nécessairement par la loi des injures et de la sauvagerie à l’égard des autres confrères présents à la barre.

En cas d’incident d’audience, le juge ne peut que le constater, dresser procès-verbal et le transmettre aux autorités ordinales. En cas d’excès, le juge peut cependant faire état de ce qu’il tient la police de l’audience. Cette police de l’audience appartient au tribunal et non aux parquets. Elle s’impose aussi à l’avocat. En fonction de cette prérogative, le juge peut, en vertu des articles 760 et 761 du code judiciaire, donner un avertissement, expulser ou faire arrêter pendant vingt-quatre heures ou plus toute personne qui, par son attitude, serait à l’origine du trouble.

5. Au pénal, les avocats ne répondent devant les tribunaux de leur immunité que dans le cadre strict de l’article 452 du code pénal :
« Ne donneront lieu à aucune poursuite répressive les discours prononcés ou les écrits produits devant les tribunaux lorsque ces discours ou ces écrits sont relatifs à la cause ou aux parties.
Les imputations calomnieuses, injurieuses ou diffamatoires étrangères à la cause ou aux parties pourront donner lieu soit à l’action publique, soit à l’action civile des parties ou des tiers ».
Le juge du fond apprécie souverainement en fait si des propos tenus au cours d’une instance judiciaire sont relatifs à la cause ou aux parties.
L’impunité organisée vise l’exercice des droits de la défense devant les cours et tribunaux. Elle s’applique uniquement à l’égard des discours prononcés ou des écrits produits par les parties en cause.

6. Un tribunal de l’Ordre judiciaire ne peut jamais porter atteinte à la liberté et de défense dont dispose tout avocat et ne peut sanctionner les excès dans l’usage de cette liberté lorsque les écrits et les discours ont trait à la cause défendue par l’avocat.
C’est aux autorités disciplinaires dont relèvent les avocats qu’il appartient d’agir, le cas échéant, en cas d’abus.

Votre point de vue

  • Hugo
    Hugo Le 17 novembre 2019 à 21:56

    Je voudrais comprendre...

    Si je ne me trompe, l’impunité de plaidoirie couvre toute partie qui travestirait sciemment les faits, même si tous ses mensonges (quant à la cause, je ne parle pas de diffamation ou de calomnie) sont démontrés par l’autre partie.

    Si c’est bien le cas, l’impunité de plaidoirie permet donc de monter une affaire de toutes pièces, sans aucun risque, par exemple pour attaquer un jugement de première instance et en retarder ainsi la bonne exécution.

    Vu l’arriéré judiciaire, le gain se compte en années.

    Des années pendant lesquelles perdure la situation d’injustice pour laquelle on s’adresse à la justice. C’est donc loin d’être neutre et indolore, surtout si l’appelant a les moyens quand l’intimé compte ses sous.

    Il suffit de trouver un avocat qui accepte d’en faire son beurre.

    Or, de telles affaires nourrissent l’arriéré judiciaire dont elles profitent.

    Bref, si c’est bien ça, je vois les effets pervers de l’impunité de plaidoirie.
    Par contre, je ne vois pas quelles vertus la justifieraient.

    Quelqu’un pourrait-il m’expliquer ?

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  • Piano blanc
    Piano blanc Le 26 mars 2019 à 23:32

    Effectivement, beaucoup de magistrats sont plutôt susceptibles.

    Je me souviens m’être laissé piéger au Conseil d’Etat, ayant demandé (en deux moyens) l’annulation de deux actes administratifs dont le premier était préparatoire au second (entaché, lui, d’illégalité).

    J’ignorais qu’une disposition nouvelle permettait à cette haute assemblée de ne pas examiner le second moyen si le premier était déclaré non fondé.

    Lorsque j’ai dit haut et fort que, pour moi, il s’agissait ni plus ni moins d’un déni de justice, les trois magistrats ont failli s’étrangler et ont poussé un "oh" signifiant clairement qu’ils étaient offusqués par mes propos.

    Comme proposé par l’auditeur-rapporteur, ils ont rejeté mon premier moyen et refusé, sans état d’âme, de se pencher sur le second.

    Ils ne devaient cependant pas avoir tout à fait la conscience tranquille car ils ont néanmoins "compte tenu des éléments de la cause" décidé de mettre les dépens (4.000 BEF à l’époque) à charge de l’Etat...

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  • Piano blanc
    Piano blanc Le 13 mars 2019 à 19:23

    Dans le même ordre d’idées, je pense qu’une telle immunité protège aussi le particulier qui - comme c’est son droit - comparaît en personne (donc sans l’assistance d’un avocat), que ce soit en qualité demandeur ou de défendeur, devant un tribunal civil (justice de paix ou autre).

    • Georges-Pierre Tonnelier
      Georges-Pierre Tonnelier Le 19 mars 2019 à 20:07

      C’est tout à fait exact : le justiciable bénéficie également de la même immunité, même si, en pratique, cela peut quelque peu déplaire à certains magistrats qui ont affaire quelqu’un qui se défend lui-même tout en n’ayant pas sa langue en poche...

      Georges-Pierre Tonnelier
      Juriste

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  • Georges-Pierre Tonnelier
    Georges-Pierre Tonnelier Le 12 mars 2019 à 13:30

    Sachant que le ratio legis de l’article 452 du code pénal est de garantir les droits de la défense, il peut être intéressant de préciser que rien cet article ne limite cette immunité à la plaidoirie de l’avocat : le prévenu ne peut pas non plus, dans les mêmes conditions, c’est-à-dire à l’exclusion des imputations calomnieuses, injurieuses ou diffamatoires étrangères à la cause ou aux parties, être poursuivi pour les propos qu’il tiendrait dans l’exercice de sa défense.

    Georges-Pierre Tonnelier
    Juriste

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