Des juges au temps du Covid-19

par Thérèse Jeunejean - 8 juin 2020

« Mais qu’a fait la justice pendant le confinement ? », se sont demandé certains citoyens, qui ont eu l’impression qu’il ne se passait pas grand-chose dans les cours et tribunaux.

Toutes les audiences n’ont-elles pas été suspendues ?

Pour en savoir davantage, les 11 et 12 mai 2020, Thérèse Jeunejean, notre journaliste, a interrogé trois magistrats exerçant des fonctions différentes.

Trois points communs

« Nous avons essayé de fonctionner au mieux, avec les moyens du bord mais tout a été rendu très compliqué », explique un juge au Tribunal de l’application des peines de Bruxelles. Une conseillère à la Cour d’appel de Mons fait chorus : « La vie actuelle rend le travail plus compliqué mais il y a beaucoup de bonne volonté pour avancer ! ». Une autre conseillère à la Cour d’appel de Mons, section famille, confirme : « Je ne ressens pas du tout que nous sommes à l’arrêt, contrairement à ce que je lis dans la presse ! Chaque juridiction a essayé de faire ce qu’elle pouvait pour pouvoir gérer toutes les urgences. Et chacune s’est organisée en fonction du personnel et du type de bâtiment dont elle dispose ».

En écoutant ces trois juges expliquer leur travail depuis la mi-mars, un autre point commun s’impose : le constat très net de l’importance de la rencontre, du face à face avec la personne concernée. Vidéoconférence, procédure écrite ou même représentation par un avocat apparaissent des pis-aller, très souvent insatisfaisants.

Tous trois racontent…

Plaider dans une salle vide

La conseillère à la Cour d’appel de Mons explique :

« On a l’impression que la justice est totalement à l’arrêt mais c’est faux. Dès le départ, il a été convenu que les audiences urgentes, donc les référés en matière civile et les dossiers pénaux avec détenus, se tiennent malgré tout. Et depuis le 20 avril, ici à la cour d’appel de Mons, nous tenons toutes les audiences, mais sous une forme un peu différente.

Au civil, elles ont lieu avec la procédure écrite prévue par un arrêté royal de pouvoirs spéciaux : tous les dossiers sont pris sans plaidoirie sauf s’il y a une opposition des parties à cette manière de faire. Les conclusions et les pièces sont déposées par voie électronique, le juge vient à l’audience mais la salle est vide. Parfois, les avocats veulent vraiment pouvoir plaider, dans des dossiers plus délicats.

En cas d’accord de tous, je leur propose de venir plaider le jour prévu. Je porte alors un masque, comme ma greffière, et les avocats, qui doivent porter un masque lorsqu’ils circulent dans le palais de justice, plaident dans une salle vide en respectant la distanciation sociale. Si certains avocats demandent à plaider mais à une autre date, par exemple parce qu’ils sont malades ou ont des difficultés de transport ou autre, parce que eux aussi ont des difficultés liées à cette crise, alors les dossiers sont remis…

Dans les dossiers qui sont pris en procédure écrite, malgré toutes les conclusions et les pièces réunies, il reste parfois des questions sans réponse. Dans ces cas, la procédure écrite s’avère insatisfaisante ; il faut une nouvelle démarche pour obtenir certains renseignements manquants et réorganiser une seconde audience plus tard.
C’est frustrant parce qu’on a envie d’avancer, que la justice continue, que le service soit rendu… On s’attend aussi à une grosse désorganisation à la rentrée de septembre ».

La justice a besoin de voir les gens !

La conseillère continue : « Au pénal, les affaires ont repris, y compris les dossiers non urgents. Il y a même une session de Cour d’assises qui s’est tenue ».

Pendant la période du confinement, il est arrivé que les gens soient représentés par leur avocat et c’est vraiment très déroutant pour les juges pénaux. Vous avez toujours envie de poser une petite question, de comprendre le parcours de la personne, en quoi elle aurait progressé, en quoi la prison lui serait insupportable, en quoi elle a accompli des efforts pour se réintégrer. Ou encore des questions précises sur le dossier, sur la manière dont les choses se sont passées. Ajoutons que les avocats eux-mêmes ont parfois des difficultés à se rendre en prison, ce qui ne les aide pas à rapporter la parole des détenus.

C’est là qu’on se rend compte à quel point la justice a besoin de voir les gens ! Avec une salle vide, le risque serait qu’un dossier reste un dossier et qu’on ne se rende plus compte qu’il y a des gens derrière. Je trouve très difficile ces audiences sans personne, les personnes concernées aussi j’imagine ».

Nous sommes disponibles

La conseillère, section famille, est très claire :

« Dès les premières semaines du confinement, la Cour d’appel de Mons, section famille, a décidé de maintenir une audience par semaine pour les urgences civiles (droit de garde, etc.) qui posaient problème et pour les urgences protectionnelles (mineurs en danger et mineurs suspectés d’un fait qualifié infraction.

L’arrêté royal des pouvoirs spéciaux nous imposait de prendre un maximum de dossiers en procédure écrite. On l’a fait mais, en matière familiale, beaucoup de situations ne s’y prêtent pas du tout. Les gens ont besoin de venir expliquer leur situation et nous, magistrats, nous avons besoin de pouvoir leur poser des questions en les ayant en face de nous. Chaque fois qu’il y a des problèmes d’hébergement d’enfants, par exemple, il faut qu’on voie les parents, qu’ils puissent s’exprimer, s’expliquer, d’autant qu’en général, entre le moment où les dernières conclusions sont déposées par les avocats et l’audience, il y a encore eu du changement.

Donc, très vite, nous avons décidé de proposer aux gens qui le souhaitaient, de venir à l’audience, sachant que nous avons de très grandes salles qui permettent de maintenir la distanciation sociale. Nous fonctionnons donc quasiment normalement depuis environ trois semaines et, si nous ne prenons pas un dossier, c’est que les avocats nous demandent, de commun accord, le report.
Notre message, c’est que nous sommes disponibles, dans des salles qui permettent de respecter les règles de protection. Le personnel d’entretien a les directives pour, après chaque accès, désinfecter les pupitres, les bancs, on a du gel pour que les gens puissent se laver les mains ».

Du travail et des dossiers spéciaux confinement

Autre constat : « l’arrêté royal de pouvoirs spéciaux et le recours à la procédure écrite nous demandent plus de travail que d’habitude parce qu’il y a énormément de préparation en amont : on doit examiner chaque dossier plus en détail, prendre connaissance de la position éventuellement exprimée par les parties quant à la prise en délibéré sans plaidoiries, évaluer si oui ou non la présence des gens apporte une plus value (ce qui sera moins le cas dans les dossiers purement alimentaires), décider si on tient ou non l’audience normalement ou si on prend en délibéré, sans plaidoiries. Cela implique d’envoyer de multiples courriers aux avocats, aux personnes concernées, de gérer les réponses, d’informer chacun de la décision finale. Administrativement, c’est très lourd ».

La conseillère de la famille le souligne : « Nous avons eu des dossiers en urgence, liés au confinement, des dossiers tout à fait particuliers où un parent refusait de restituer les enfants à l’autre, invoquant des suspicions de Covid. Ou des parents transfrontaliers qui refusaient de restituer les enfants soi-disant parce que les frontières étaient fermées ».

Une infrastructure technique… déficiente !

La parole au juge au Tribunal de l’application des peines :

« Dès le départ, le tribunal de l’application des peines a diminué le nombre d’audiences en en maintenant une tous les quinze jours. Nous avons aussi traité les demandes de libération pour raisons médicales (qui se font sans audience), notamment pour les détenus à risques de contamination. Actuellement, nous avons une audience par semaine (contre deux avant le confinement). Au départ, nous avons pu aller à la prison d’Ittre mais cela a été interdit, une audience impliquant l’entrée en prison de personnes extérieures, multiplie en effet les risques de contamination.

Nous sommes passés à des audiences au palais de justice, en vidéoconférence : le détenu et le directeur de la prison sont à la prison, le juge, les assesseurs, le procureur et l’avocat sont au palais, avec les distances de sécurité respectées, chacun devant son PC.

C’est très compliqué à organiser et pas du tout optimal parce que, d’abord, les infrastructures techniques ne sont pas vraiment au point. Au palais de justice, le WIFI est variable, insuffisant, donc le son a des hauts et des bas, il y a des coupures, des moments où l’on entend mal. Nous avons alors demandé de pouvoir fonctionner avec des câbles, qui ont été commandés mais ne sont pas arrivés. Nous avons fouillé nos propres greniers et amené notre propre matériel (câbles, haut-parleurs, rallonges, etc.) que nous installons nous-mêmes, une demi-heure avant l’audience. Nous nous transformons en ingénieurs du son ! Et, pendant l’audience, nous passons notre temps à ouvrir et couper les micros parce que, s’ils sont tous ouverts, il y a des échos. Il faut aussi ouvrir et fermer les hauts parleurs ! On passe son temps à cliquer ! Avoir un vrai dialogue est très compliqué tellement on est préoccupé par la technique ! La discussion avec le détenu est très différente d’une discussion en direct, très frustrante. Il y a des interférences, le détenu n’entend pas la question, il faut répéter… Et, même si ça fonctionne sur le plan technique, c’est très différent d’une relation directe. Le dialogue est difficile sans la personne en face de nous. Or, cet échange est un aspect très important de notre travail : nous parlons, avec le détenu, de faits graves qu’il a commis dans le passé, nous essayons de voir s’il a évolué et quels sont ses projets. Le lien virtuel rend le contact souvent superficiel ».

Et pour les détenus ?

« Autre problème : au tribunal de l’application des peines, les détenus doivent présenter un plan de reclassement avec leurs projets de formation, de travail, de suivi psychologique, médical… Mais tout est à l’arrêt dans les services de réinsertion (formations, suivis sociaux ou psychologiques…). Donc ce plan, déjà difficile à élaborer en temps normal, est encore beaucoup plus compliqué à présenter maintenant au tribunal de l’application des peines. Et on ne sait pas quand tout ça va reprendre. Donc, beaucoup de détenus demandent que leur affaire soit remise, le temps que leur plan soit prêt ».

La justice fonctionne !

Les trois magistrats sont d’accord :

« Même si de nombreux citoyens ne s’en sont pas rendu compte, la justice fonctionne, plus lentement qu’avant le confinement mais avec de la bonne volonté. Des outils ont été mis à sa disposition (vidéo, procédure écriture, matériel de protection) pour qu’elle puisse continuer à travailler mais tous ces outils déshumanisent la justice. Et si les juges souffrent de ce manque d’humanité, que dire alors des justiciables ?

La justice, ce n’est pas une affaire de dossiers, c’est l’affaire des gens ».

À suivre : les avocats face au confinement
Le prochain article exposera l’expérience des avocats pendant ce confinement.

Mots-clés associés à cet article : Prison, Santé, Confinement, Coronavirus, Covid-19,

Votre point de vue

  • skoby
    skoby Le 10 juin 2020 à 17:17

    2è Edition. J’ai déjà réagi, voir ci-plus haut !

    Répondre à ce message

  • skoby
    skoby Le 8 juin 2020 à 16:56

    Ces explications sont excellentes et montrent que la Justice a fait beaucoup d’efforts
    pour fonctionner et il est évident que cela n’était pas simple à organiser.
    D’un autre côté, il faut reconnaître que la Justice a pas mal de retard, et que le
    coronavirus ne l’aura pas aidée à combler ce retard.

    Répondre à ce message

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