Port du voile et nécessité d’une intervention législative

par Mathias El Berhoumi - 14 octobre 2009

L’éternel débat autour du voile à l’école s’invite à chaque rentrée scolaire.

Tout en éclipsant l’ensemble des problèmes qui frappent notre système scolaire, la question du voile continue à étonner tant par la capacité qu’a un morceau de tissu de déchaîner les passions que par l’impuissance des autorités politiques à trancher le débat.

Jusqu’à présent, c’est aux directions d’écoles que les gouvernements francophones successifs ont laissé le soin de régler cette question. Leur justification peut paraître séduisante : les directions sont les mieux placées pour évaluer, en fonction du contexte local, s’il convient d’interdire ou non le port de signes religieux. Toutefois, cette solution n’est pas dénuée d’effets pervers, l’enseignement belge étant structuré en quasi-marché. En effet, les écoles sont dans une situation de concurrence dont l’enjeu est double. Elles doivent, d’une part, attirer un nombre suffisant d’élèves ; leurs subventions en dépendent. D’autre part, certaines d’entre elles souhaitent être composées d’élèves qui leur permettent d’assurer ou de maintenir une bonne image de marque ; leur attractivité en dépend. Autoriser le voile permet à certaines écoles d’atteindre un nombre d’élèves suffisant pour assurer la continuité de leur enseignement. Le refuser participe, en combinaison avec d’autres facteurs, à la ségrégation scolaire que connaît la Communauté française. Le voile est ainsi devenu un excellent instrument aux mains des directions pour composer socio-économiquement, voire ethniquement, leur établissement.

Lasses de l’inaction politique, c’est devant le Conseil d’Etat que des élèves ont contesté des règlements scolaires interdisant le port du voile. Statuant en extrême urgence, la juridiction administrative a jugé que les élèves de l’Athénée de Gilly ne subissaient pas de préjudice grave et difficilement réparable et qu’en conséquence leur demande de suspension du règlement devait être rejetée. En effet, le Conseil d’Etat constatait qu’elles avaient pu s’inscrire dans une école qui les accepte voilées. Le déplacement imposé à celles-ci n’était pas suffisant pour justifier d’un intérêt à agir (arrêt n° 148.566 du 2 septembre 2005). Cet arrêt donnait à penser que seul un sacrifice de l’obligation scolaire des élèves en question pouvait leur permettre de conserver un intérêt à agir. Dans le dernier arrêt sur la question, le Conseil d’Etat a rejeté cette hypothèse. Face à des parents qui avaient décidé de ne pas scolariser leurs filles, le Conseil d’Etat a affirmé que « les demandeurs ont délibérément choisi de placer leurs enfants dans la situation qu’ils dénoncent pour sauvegarder, non pas l’intérêt de leur éducation, mais l’intérêt d’un recours au Conseil d’Etat » (arrêt n°196.625 du 2 octobre 2009). Dans une autre affaire, de jeunes anversoises ont également essuyé un rejet du Conseil d’ État, sur l’air de « avant l’heure, c’est pas l’heure ; après l’heure, c’est plus l’heure ». Il était trop tard pour contester un règlement adopté en juin et trop tôt car aucune mesure n’avait concrétisé l’interdiction en excluant les élèves récalcitrantes des cours (arrêt n° 196.092 du 15 septembre 2009). Une semaine plus tard, le Conseil d’Etat s’est à nouveau prononcé sur la question. Il a jugé irrecevable l’action introduite contre le règlement de l’Athénée de Gilly au motif que la requête avait été uniquement signée par le père des jeunes filles concernées et non par les deux parents (arrêt n°196.261 du 22 septembre 2009). Le fait que les jeunes filles, devenues majeures, aient repris l’instance entre temps, ne trouve pas grâce aux yeux de la haute juridiction. Si le Conseil d’Etat est très peu ouvert aux recours émanant de personnes individuelles, il l’est tout autant vis-à-vis des associations. Dans un arrêt qui ressemble à un déni de justice, le Conseil d’Etat a estimé que, loin de porter atteinte à l’objet social du requérant, le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie (M.R.A.X.), l’interdiction du port de tout couvre-chef « a pour effet de le rencontrer et de le conforter » (arrêt n° 191.533 du 17 mars 2009). À défaut de voir ses arguments juridiques rencontrés, l’association est à tout le moins éclairée sur sa propre raison d’être et sur les opinions qu’elle doit défendre…

Sans entrer dans les questions de fond, le juge renvoie la balle aux autorités politiques. Bien qu’on puisse regretter les raisonnements du Conseil d’Etat, il apparaît juridiquement préférable que le législateur règle cette question. En effet, la Constitution impose que les aspects essentiels de l’enseignement soient réglés par décret. Sur cette base, on peut remettre en question la régularité de l’interdiction généralisée du voile dans l’enseignement organisé par la Communauté flamande. Cette décision a été prise le 11 septembre par l’A.R.G.O. (Autonome Raad voor het Gemeenschapsonderwijs), organe auquel la Communauté flamande a transféré son rôle de pouvoir organisateur. Il ne s’agit donc pas d’une « une assemblée délibérante démocratiquement élue » comme l’exige la Cour constitutionnelle.

L’intérêt d’exiger que cette matière soit réglée par décret ne relève pas uniquement d’un souci formaliste. En effet, la Convention européenne des droits de l’homme requiert, en cas de limitation à une liberté comme la liberté de religion, un objectif légitime. Le législateur doit également démontrer en quoi la règle est nécessaire à la poursuite de cet objectif. L’argumentaire des tenants de l’interdiction du voile ne laisse pas présager qu’il peut se traduire aisément en motifs juridiquement admissibles.
Comment justifier, en droit, une interdiction du port du voile ? Au motif qu’il s’agit d’un signe d’infériorité des femmes ? Certaines juridictions, comme la Cour d’appel d’Anvers, refusent d’entrer dans le débat sur l’interprétation des signes religieux (arrêt du 14 juin 2005). Il s’agit là d’une simple application du principe de séparation entre les cultes et l’Etat. Il n’appartient ni au législateur ni à une juridiction de faire l’exégèse d’une religion afin de déterminer qu’un signe religieux est le symbole de l’avilissement des femmes. Est-ce alors en vertu du principe de neutralité ? Difficile d’affirmer que les usagers d’un service public sont tenus d’observer ce principe. Peut-être alors faut-il interdire le voile pour éviter tout prosélytisme religieux ? Ce souci est également issu du principe de neutralité. Il apparaît toutefois difficile de soutenir que le port du voile est un comportement prosélyte en soi : telle est la position du Conseil d’Etat (arrêt n° 175.886 du 18 octobre 2007). Dès lors, si l’on peut éventuellement admettre une interdiction répondant à un cas concret de prosélytisme au moyen du voile, il est disproportionné d’interdire par voie générale le port du voile dans toutes les écoles pour ce motif. Qu’en est-il du risque de communautarisme qu’entraînerait le laisser-faire en la matière ?

L’interdiction généralisée du voile conduirait probablement à la création d’écoles organisées par le culte musulman. Ceci lui est permis en vertu de la liberté d’enseignement consacré dans la Constitution. Une mesure d’interdiction du voile prise en vue d’atteindre cet objectif pourrait donc échouer à remplir la condition de proportionnalité étant donné que les effets prévisibles de la règle conduiraient précisément à ce que le législateur souhaite éviter.

Si certains opposants au port du voile dans les écoles sont de bonne foi, la laïcité à géométrie variable d’autres est perçue par les filles concernées comme l’expression d’une xénophobie mal assumée. Sans compter que cette question offre à de nombreux hommes politiques la possibilité d’être féministes à peu de frais. S’attaquer à cet aspect permet ainsi de faire l’économie d’une réflexion plus poussée sur la représentation culturelle des genres et sur les différences matérielles inacceptables, notamment au niveau salarial, qui demeurent entre hommes et femmes.

Le droit, pour lequel la liberté est le principe et la restriction l’exception, se laisse difficilement instrumentaliser sur la question du voile. Il y a là une clef d’explication de l’inaction du législateur en la matière. Les juridictions ne semblent en tout cas guère enclines à suppléer le législateur sur cette question ni à lui imposer d’assumer son rôle en censurant les règlements scolaires interdisant le voile.

Votre point de vue

  • Eric
    Eric Le 19 mars 2021 à 13:14

    Le port d’un signe religieux en soi ne me choque pas, même dans une école, il ne viendrait à l’idée de personne de vociférer contre le port d’une kippa ou bien d’une croix de David ou du Christ, comme l’a souligné Jacques. Cependant, il me semble que le problème vient plus de l’instrumentalisation du signe religieux que du principe de laïcité. Il apparaît que certaines communautés, utilisent et instrumentalisent leurs enfants pour repousser les limites de la laïcité et donc des lois républicaines dans leurs retranchements, d’où l’embarras du Conseil d’Etat et des autorités en général, ce qui est le but recherché. De la même façon, les recours des "laïcs fondamentaux" contre les communes qui exposent des crèches dans les lieux publics à l’époque de Noël, me paraît exagéré voire choquant. Cette tradition, ancrée dans notre culture européenne et judéo-chrétienne ne m’a jamais parut comme une manœuvre prosélyte, mais comme un simple rappel à notre culture.

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  • Jacques
    Jacques Le 30 mars 2020 à 15:28

    Bonjour,
    Sur le sujet des signes religieux, plusieurs conceptions s’affrontent, il me semble :
    1 - Certains prétendent que porter un signe religieux s’apparente à du prosélytisme
    2 - D’autres que certains signes religieux sont le symbole d’un asservissement (des femmes notamment
    3 - D’autres sont pour la liberté en ce domaine.

    Puisqu’on me demande mon opinion, je suis dans la troisième catégorie. J’observe d’ailleurs que la plupart des tenants des positions 1 et 3 ne s’offusquent ni de la vue d’une croix portée en sautoir, ni du port d’une kippa, or, ce sont tous les deux des symboles religieux sans équivoque. De la même façon, les féministes du groupe 2 le sont de façon très sélective et uniquement en ce qui concerne le port du voile.
    Je suis persuadé que cette question du voile se résumerait à une mode appelée à rapidement disparaître si on n’en avait pas fait un abcès de fixation

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  • Thalasso
    Thalasso Le 18 mai 2011 à 15:42

    Il fallait agir..., c’est un fait...
    site à visiter

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