Quand le devoir de réserve encadre la liberté d’expression des enseignants

par Philippe Frumer - 11 décembre 2020

Le 7 juillet 2020, la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré manifestement non fondé, et donc irrecevable, le recours dirigé par un enseignant du réseau officiel de la Communauté française contre la sanction disciplinaire dont il avait fait l’objet à la suite de la publication de propos polémiques publiés après les attentats de 2015 contre le journal Charlie Hebdo.

Philippe Frumer, chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles, ci-dessous, résume cette affaire et présente la décision de la Cour.

1. Par une décision d’irrecevabilité,%22documentcollectionid2%22 :[%22GRANDCHAMBER%22,%22CHAMBER%22,%22DECISIONS%22],%22itemid%22 :[%22001-204590%22]}] rendue le 7 juillet dernier dans une affaire Yacob Mahi c. Belgique, la Cour européenne des droits de l’homme devait répondre à la question suivante : un enseignant dans une école secondaire est-il totalement libre de s’exprimer comme il l’entend en dehors de son établissement scolaire ?

2. Le requérant, un professeur de religion islamique, avait tenu des propos polémiques dans une lettre ouverte communiquée à la presse peu de temps après les attentats terroristes de Paris en 2015, dirigés notamment contre la rédaction du journal Charlie Hebdo.

Dans un climat particulièrement tendu, une pétition avait circulé auprès des élèves de l’établissement dans lequel enseignait M. Mahi, demandant la démission d’un enseignant ayant défendu l’hebdomadaire satirique. Un élève ayant refusé de signer la pétition avait par ailleurs été agressé par ses condisciples.
Étant donné que les médias avaient relayé l’information selon laquelle M. Mahi aurait été l’initiateur de cette pétition, ce dernier avait pris l’initiative de publier une lettre ouverte, dans laquelle il contestait le rôle que les médias lui prêtaient dans cette affaire.

3. Tout en y dénonçant les exactions faites au nom de l’Islam, le requérant fustigeait ce qu’il qualifiait d’« abus de la liberté d’expression », reprochant implicitement à Charlie Hebdo de ne pas avoir respecté la sensibilité des croyants. Il tenait également des propos visant à disqualifier les médias et les responsables politiques, de même qu’il se demandait pourquoi les autorités judiciaires n’avaient pas empêché le départ de jeunes Belges vers la Syrie.
Sa lettre contenait par ailleurs des termes polémiques sur l’homosexualité, qu’il considérait comme « contre nature » et qui lui posait un souci. Enfin, il qualifiait de « maître à penser » Roger Garaudy, condamné en France pour négationnisme.

4. Le pouvoir organisateur, à savoir le Gouvernement de la Communauté française, prononça à l’égard de l’enseignant une sanction de déplacement disciplinaire, en raison des propos tenus dans la lettre ouverte, considérés comme heurtant les valeurs d’une école de la Communauté française, telles qu’exprimées à l’article 2 du décret du 31 mars 1994 ‘définissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté’.
Par un arrêt rendu le 16 mai 2019, le Conseil d’Etat rejeta le recours en annulation dirigé contre la décision infligeant la sanction disciplinaire à M. Mahi.

5. La Cour européenne des droits de l’homme devait déterminer si ladite sanction constituait une ingérence justifiée dans la liberté d’expression de l’enseignant.
Le requérant soutenait qu’en faisant publier sa lettre ouverte, il n’avait nullement tenu un discours de haine ou incitant à la violence, mais s’était défendu des accusations portées contre lui.

6. Appelée à examiner principalement la proportionnalité de la mesure, la Cour européenne rappela que la liberté d’expression s’applique également dans la sphère professionnelle et qu’elle bénéficie à ce titre aux fonctionnaires, même si ces derniers sont astreints à un devoir de réserve.
En effet, l’article 10, § 2, de la Convention européenne des droits de l’homme présente pour particularité de mentionner les « devoirs et responsabilités » auxquels sont tenus ceux qui exercent leur liberté d’expression.

S’agissant plus particulièrement des enseignants, étant donné qu’ils représentent un symbole d’autorité pour leurs élèves, de tels devoirs et responsabilités peuvent s’appliquer aux activités qu’ils exercent en dehors de l’école.

7. Sans doute, selon la Cour, les propos tenus par M. Mahi ne tombaient pas nécessairement sous le coup de la loi pénale, à défaut d’incitation à la haine, à la xénophobie ou à la discrimination.

Néanmoins, dans la mesure où ceux-ci présentaient un lien avec sa fonction d’enseignant, ceux-ci s’avéraient incompatibles avec le devoir de réserve s’imposant à lui, compte tenu du contexte particulier de tensions régnant dans l’établissement dans le sillage des attentats de Paris de 2015.

8. Pour conclure à la proportionnalité de la sanction disciplinaire infligée au requérant, la Cour insiste encore sur le fait que les propos avaient été tenus non dans le feu d’une discussion orale spontanée mais dans le cadre d’un écrit largement publié et, partant, accessible aux élèves de l’établissement, élément de nature à augmenter encore la tension au sein de l’école.
Enfin, compte tenu de l’impact potentiel de la lettre ouverte sur les élèves, la sanction consistant en un déplacement vers un autre établissement situé à distance raisonnable, et non en une démission d’office, comme le Gouvernement l’avait initialement envisagé, ne pouvait passer pour disproportionnée par rapport aux objectifs légitimes de la défense de l’ordre au sein de l’école et de la protection de la réputation de la Communauté française.

9. L’enseignement de cette décision est dès lors le suivant : dans un contexte de tensions extrêmes au sein d’un établissement scolaire, les enseignants se doivent de faire un usage responsable de leur liberté d’expression, y compris dans le cadre d’activités se déroulant hors de l’école et présentant un lien avec les fonctions d’enseignement. Sans doute la liberté d’expression bénéficie-t-elle aux enseignants, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’établissement, mais celle-ci doit être modulée en fonction du devoir de réserve inhérent à leur fonction.

À la lumière du terrible attentat ayant coûté la vie à l’enseignant Samuel Paty le 16 octobre dernier en France pour avoir montré à ses élèves des caricatures du prophète Mahomet, ce devoir de réserve des enseignants prend plus que jamais tout son sens.

Votre point de vue

  • FRAINIERE Philippe
    FRAINIERE Philippe Le 10 juillet 2023 à 17:41

    Autant le secret professionnel, le secret de l’instruction, le secret médical, ou encore le secret des lettres et du courrier entre un avocat et son client, sont sacrés, normal et totalement objectif ; autant le devoir de réserve est totalement subjectif, aux mains d’une autorité qui devient alors juge et partie, ce qui, en bon droit, est source de mauvaise justice. Le devoir de réserve doit être tout simplement aboli.

    Répondre à ce message

  • Skoby
    Skoby Le 12 décembre 2020 à 17:22

    Je comprends parfaitement que les professeurs doivent respecter un devoir de réserve,
    vu la situation de ces dernières années, avec tous les attentats islamiques, et
    les tueries organisées dans de nombreux pays.

    Répondre à ce message

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