La condamnation d’Osman Kavala en Turquie : une parodie de justice

par Jenny Vanderlinden - 29 juin 2022

Photo @ PxHere

Osman Kavala, célèbre philanthrope turc, a été condamné à la perpétuité ce 25 avril 2022 par la Cour pénale n° 13 d’Istanbul à l’issue d’une parodie de procès. La Cour l’a reconnu coupable d’avoir cherché à renverser le gouvernement du Président Recep Tayyip Erdoğan alors qu’aucune preuve tangible n’a pu être présentée lors des audiences du procès. Sept autres accusés dans le même procès ont été condamnés à dix-huit ans de prison.
Explications par Jenny Vanderlinden, coordinatrice Turquie pour Amnesty International Belgique.

1. L’indignation internationale est totale face à cette injustice.
Une fois de plus, nous devons constater que la justice turque est sous l’emprise d’un gouvernement qui met tout en œuvre pour restreindre les libertés fondamentales. La Turquie a ignoré outrageusement les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme qui réclamait la libération immédiate d’Osman Kavala.
Le verdict rendu dans ce procès illustre malheureusement bien le système judiciaire perverti de la Turquie. Il est non seulement dramatique pour Osman Kavala et ses proches mais également pour quiconque croit en la justice et désire défendre les droits humains en Turquie.

Qui est Osman Kavala ?

2. Osman Kavala est né à Paris en 1957 et a fait des études d’économie au Royaume-Uni pour prendre ensuite la tête de l’entreprise familiale en Turquie. Très vite il se consacre à l’édition et inaugure en 1982 la prestigieuse maison d’édition Iletişim, qui publie des ouvrages consacrés à la démocratisation de la Turquie.
Afin de permettre le débat sur des sujets difficiles en Turquie tels que le génocide arménien ou le droit des minorités, il crée en 2002 Anadolu Kültür, une fondation qui favorise le dialogue par le biais de projets culturels.
Osman Kavala est un défenseur des droits humains acharné et une figure emblématique de la société civile turque. Il soutient de nombreuses organisations de droits humains et associations dont le but est de promouvoir la diversité culturelle et religieuse en Turquie, les droits humains et la résolution de conflits de manière pacifique.

De quoi est-il accusé une première fois ? Une deuxième fois ?

3. Osman Kavala est arrêté le 18 octobre 2017 dans la foulée des arrestations massives survenues après la tentative de coup d’État de juillet 2016. Il est accusé, ainsi que d’autres membres du personnel d’Anadolu Kültür, d’avoir cherché à renverser le gouvernement en finançant et organisant les manifestations du parc Gezi en 2013.
Ce mouvement de protestation pacifique contre l’aménagement du parc Gezi à Istanbul s’est très vite transformé en manifestations massives dans toutes les grandes villes turques sous l’impulsion du peuple réclamant plus de libertés et de démocratie. Ces manifestations ont été sévèrement réprimées par la police, qui a fait usage de la force de manière abusive et fait plusieurs morts et de nombreux blessés.

4. En février 2020, il est acquitté de toutes les charges retenues contre lui dans le cadre du procès « Gezi » mais un nouveau mandat d’arrêt est émis et accepté par une Cour d’Istanbul. Il est cette fois accusé de vouloir renverser l’ordre constitutionnel et d’espionnage dans le cadre du putsch manqué de 2016.

Quelles sont les preuves dont dispose la Justice ?

5. Aucune preuve tangible de son implication dans des affaires criminelles n’a pu être avancée lors des différentes audiences des procès.
Au contraire, lors des manifestations du Parc Gezi, Osman Kavala a joué le rôle d’intermédiaire entre les manifestants et les autorités afin d’aboutir à une issue pacifique des évènements. Des questions fondamentales telles que « Où étiez-vous la nuit de la tentative de coup d’État ? » ne lui ont pas été posées.
Quel est son parcours depuis 2017 ? Arrestation, jugement, libération, arrestation...

6. Arrêté en octobre 2017 pour son implication présumée dans les manifestations du Parc Gezi, Osman Kavala restera deux ans en détention provisoire dans l’attente du procès « Gezi ».

7. En juillet 2019, Amnesty International ainsi que de nombreux autres observateurs internationaux sont présents à l’audience du procès qui se tient dans la prison de haute sécurité Silivri. Pas le moindre commencement de preuve n’a pu être présenté au procès mais Osman Kavala, qui clame son innocence et dénonce l’acharnement du Président Erdoğan, reste néanmoins en prison.

8. En décembre 2019, la Cour européenne des droits de l’homme juge que la détention d’Osman Kavala est abusive et qu’il doit être immédiatement libéré, que sa détention est politique, qu’elle a pour but de le réduire au silence et de dissuader d’autres personnes de s’engager dans des activités similaires et que sa détention est en violation de la Convention européenne des droits de l’homme.

9. En février 2020 alors qu’il est acquitté de toutes les charges retenues contre lui dans le procès « Gezi » il n’a pas le loisir de profiter de sa liberté et de rentrer chez lui : quelques heures plus tard, il est accusé d’avoir cherché à renverser l’ordre constitutionnel et d’espionnage dans le cadre du putsch manqué de 2016 et est arrêté.

10. Ces agissements témoignent de la manière dont le système pénal turc est utilisé pour harceler la société civile et les défenseurs de droits humains.
Le jour même où Osman Kavala retourne en prison, le Président Erdoğan critique ouvertement la décision de la Cour locale qui a prononcé l’acquittement dans une émission télévisée. De plus, le Conseil des Juges et Procureurs autorise une enquête sur les trois juges de la Cour pénale qui ont prononcé l’acquittement. Enfin, les médias proches du gouvernement affirment que le juge principal a des liens avec des personnes condamnées ou limogées parce qu’elles sont proches du mouvement Fethullah Gülen, mouvement que le Président Erdogan affirme être à l’origine du coup d’État manqué de juillet 2016.
Ceci démontre que l’appareil judiciaire turc est complètement dépendant du chef de l’État et que les juges qui osent prendre des décisions objectives et justes, risquent soit d’être démis de leurs fonctions soit emprisonnés.

Actuellement donc, condamnation à ...

11. Emprisonné depuis plus de quatre ans et demi, Osman Kavala est condamné le 25 avril 2022 à la prison à vie « aggravée », sans remise de peine possible par la Cour pénale n° 13 d’Istanbul. Il a été acquitté de l’accusation d’espionnage mais, selon les juges, il est coupable d’avoir tenté de renverser le gouvernement du Président Recep Tayyip Erdoğan.
À moins que la Cour d’appel n’annule ce jugement, Osman Kavala passera le restant de ses jours en prison.

Osman Kavala n’est pas une exception en Turquie...

12. Depuis la tentative de coup d’État en 2016, les droits humains en Turquie n’ont cessé de s’éroder.
La répression s’étend à toutes les voix dissidentes (ou perçues comme telles) par l’orchestration d’arrestations arbitraires, d’enquêtes abusives et de condamnations infondées.
Les violations à la liberté d’expression et d’autres droits humains sont largement répandues et favorisées par le contrôle du gouvernement sur le pouvoir judiciaire. Ces dernières années, les Cours de justice ont condamné des personnes défendant les voix dissidentes telles que des défenseurs de droits humains et des avocats ainsi que les opposants politiques, même si eux-mêmes ne sont pas impliquées directement.
Les termes vagues de la loi antiterroriste sont utilisés pour poursuivre des personnes alors qu’aucune preuve d’activité criminelle n’a pu être établie. Ainsi le président honoraire d’Amnesty International Turquie, Taner Kılıç, arrêté en juin 2017, accusé d’appartenance a une organisation terroriste, a lui aussi été réincarcéré le 1er février 2018 par un tribunal qui avait ordonné sa libération la veille.

Qu’est-ce que ce parcours met en évidence à propos du système pénal turc ? Du pouvoir judiciaire ? Du pouvoir tout court ?

13. Ce procès illustre parfaitement les défaillances du système judiciaire turc au niveau de l’indépendance et l’impartialité de la justice.
Ces dernières années, des changements constitutionnels ont permis plus de contrôle du pouvoir exécutif sur le système judiciaire. Les juges rencontrent d’énormes difficultés à prendre des décisions de manière indépendante et risquent d’être poursuivis en justice, arrêtés, limogés si leurs décisions déplaisent au gouvernement.
Les amendements à l’article 159 de la Constitution en avril 2017 étendent le contrôle de l’exécutif sur le Conseil des Juges et des Procureurs (HSK). Cette institution joue un rôle crucial dans la nomination, la promotion et les sanctions disciplinaires à l’encontre de juges. Ainsi 4000 juges et procureurs ont été limogés après la tentative de coup d’état pour liens présumés avec une organisation terroriste, ce qui a affaibli considérablement l’intégrité et l’indépendance du système judiciaire turc.

14. Les termes vagues de la loi « antiterroriste », notamment ceux qui s’appliquent à la « propagande pour une organisation terroriste », permettent de poursuivre des individus pour des déclarations écrites et verbales même si celles-ci n’incitent nullement à la violence, ce qui restreint considérablement la liberté d’expression.
Dans le même ordre d’idées, des personnes peuvent être reconnues coupables d’« appartenance à une organisation terroriste » sans qu’elles en soient membres ou qu’elles se soient rendues coupables d’activités criminelles.
Cette loi laisse la porte ouverte à l’interprétation des juges qui sont soumis à de fortes pressions politiques et craignent des sanctions. De nombreux avocats sont ainsi condamnés à de lourdes peines de prison pour avoir défendu leurs clients accusés de terrorisme.

Que fait Amnesty ?

15. Amnesty International s’est mobilisée pendant plus de quatre ans pour obtenir la libération d’Osman Kavala en multipliant les communiqués et les pétitions.
L’organisation a délégué des observateurs aux audiences du procès et a pu constater l’iniquité du système de justice turc.
Des membres de l’organisation ont rencontré l’Ambassadeur de Turquie à Bruxelles et ont demandé que la Turquie mette en pratique les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme.
Le Ministère belge des Affaires étrangères a été sollicité afin qu’il soutienne auprès du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe la mise en place de sanctions pour non respect des décisions de la Convention européenne des droits de l’homme.
Le Secrétariat International d’Amnesty a, à plusieurs reprises, contacté le Conseil de l’Europe, qui, conformément à sa demande, a informé la Turquie qu’il saisira la Cour européenne des droits de l’homme de la question du non-respect de la Turquie de se conformer à ses obligations.
La condamnation d’Osman Kavala est injuste et révoltante, l’organisation ne baissera pas les bras et continuera sans relâche sa mobilisation.

La Cour européenne des droits de l’homme condamne à nouveau la Turquie

16. Ce 11 juillet 2022, la Cour européenne des droits de l’homme a constaté que la Turquie ne respectait pas ses décisions précédentes en maintenant Osman Kavala en prison, ce qui constitue une nouvelle violation de la Convention européenne des droits de l’homme.
Elle relève en effet que, le 2 février 2022, en dépit de trois décisions de mise en liberté provisoire et d’un acquittement, M. Kavala se trouvait en détention provisoire depuis plus de quatre ans, trois mois et quatorze jours. La Cour estime que la Turquie n’a pas agi de manière compatible avec les « conclusions et l’esprit » de l’arrêt qui l’avait précédemment condamnée le 10 décembre 2019 ; cet arrêt aurait en effet dû conduire à la libération de l’intéressé.

Votre point de vue

  • Amandine
    Amandine Le 30 juin 2022 à 17:37

    Tout ceci n’est pas de nature à dissuader la Suède et la Finlande de s’engager sur la voie de l’extradition des réfugiés politiques kurdes vers la Turquie, en échange du retrait, par ladite Turquie, de son veto à l’entrée de ces deux pays dans l’OTAN.

    Répondre à ce message

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