La Cour constitutionnelle annule le décret « Wonen in eigen streek » : l’Union européenne fait la force des droits de l’homme

par Xavier Delgrange - 10 décembre 2013

Par son arrêt l’arrêt n° 144/2013 du 7 novembre 2013, la Cour constitutionnelle a annulé ce qu’il est convenu d’appeler le décret de la Région flamande « Wonen in eigen streek » [en réalité le livre 5 (« Habiter dans sa propre région ») du décret du 27 mars 2009 ‘relatif à la politique foncière et immobilière’].

Cet arrêt a été précédé d’une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne et d’une réponse donnée par celle-ci.

De quoi s’agit-il et quels sont les mécanismes mis en œuvre par ces juridictions ? Xavier Delgrange, premier auditeur chef de section au Conseil d’État, chargé d’enseignement à l’Université Saint-Louis (Bruxelles) et maître de Conférences à l’Université libre de Bruxelles, nous répond.

1. Ce n’est pas la première fois que la Cour de justice de l’Union européenne indique à notre Cour constitutionnelle la voie de la protection des droits fondamentaux des citoyens de l’Union. L’on se souvient que la Flandre avait été contrainte d’ouvrir son régime d’assurance soins aux citoyens européens alors qu’il était réservé aux personnes résidant en Flandre. Plus récemment, c’est le fameux « décret de septembre », qui impose l’usage du néerlandais dans les relations sociales, qui a été retaillé pour satisfaire aux exigences de la libre circulation des travailleurs (voy. sur ce site le commentaire de Frédéric Gosselin, « La langue néerlandaise restera-t-elle exclusivement employée dans les relations sociales en Flandre ? La Cour de justice de l’Union européenne émet des réserves »).

Cette fois, c’est le décret du 27 mars 2009 « Wonen in eigen streek » qui vole en éclat, suite à un une-deux magistral entre la Cour constitutionnelle et la Cour de justice.

2. Depuis 2009, ce décret exige en son article 5.2.1 (livre 5) un lien particulier entre le candidat acquéreur d’un terrain ou d’une habitation et la commune lorsque celle-ci est protégée au motif qu’elle connaît une flambée des prix de l’immobilier ou une pression migratoire qui a pour conséquence que les jeunes du cru n’y ont plus accès à un logement. Le candidat doit pouvoir afficher une domiciliation ininterrompue de six ans dans la commune ou avoir établi un lien professionnel, familial, social ou économique de longue durée avec cette commune.

Dans son avis sur le texte à l’état d’avant-projet, la section de législation du Conseil d’Etat avait examiné cette exigence au regard de la Convention européenne des droits de l’homme et plus particulièrement de l’article 2.1 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l’homme, qui, dans le cadre de la libre circulation, garantit le libre choix de sa résidence.

Estimant que le décret poursuivait un objectif répondant à un « besoin social impérieux », pour reprendre la terminologie de la Cour européenne des droits de l’homme, le Conseil d’Etat vérifia que la restriction était proportionnée. Toujours selon la Cour strasbourgeoise, « pour qu’une mesure puisse être considérée comme proportionnée et nécessaire dans une société démocratique, l’existence d’une mesure portant moins gravement atteinte au droit fondamental en cause et permettant d’arriver au même but doit être exclue ». Le Conseil d’Etat s’est contenté de considérer la réglementation admissible, compte tenu de son impact limité.

3. Le syndicat national des propriétaires, notamment, a saisi la Cour constitutionnelle pour faire annuler le volet « Wonen in eigen streek » du décret 27 mars 2009 ‘relatif à la politique foncière et immobilière’. Il s’est fondé sur l’article 12 de la Constitution belge, qui garantit le droit à la liberté individuelle, lequel englobe la liberté de circulation consacrée par la Convention européenne des droits de l’homme mais aussi et surtout par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. Les articles 20 et 21 de ce traité érigent en effet la libre circulation en une liberté fondamentale attachée à la citoyenneté européenne.

La Cour constitutionnelle s’est focalisée sur le droit de l’Union européenne. Il est vrai qu’elle peut entrer en dialogue direct avec la Cour de justice de l’Union européenne via le mécanisme de la question préjudicielle. En revanche, il faudra attendre l’adoption du Protocole n° 16 à la Convention européenne des droits de l’homme pour que les juridictions belges puissent s’adresser directement à la Cour de Strasbourg.

4. Dans son arrêt n° 49/2011 du 6 avril 2011, la Cour constitutionnelle émet des doutes quant à la pertinence des critères fixés par le décret : n’intégrant aucune dimension socio-économique, comment pourrait-il permettre l’accès au logement à une population moins favorisée (B.19.2.) ? La Cour va plus loin en estimant que « les mesures attaquées paraissent avoir des effets disproportionnés à l’égard des citoyens de l’Union européenne qui […] ne parviendront que dans des cas très exceptionnels à démontrer ou à conserver un lien suffisant avec la commune concernée » (B.19.3.). Elle interroge dès lors la Cour de justice.

5. Celle-ci lui répond par un arrêt du 8 mai 2013.

La Cour de justice devait tout d’abord s’assurer que le droit européen est concerné par le décret « Wonen in eigen streek ». Si elle maintient en théorie sa position selon laquelle elle ne se mêle pas de situations purement internes, en pratique, depuis quelques temps, elle se contente d’une incidence hypothétique sur l’exercice des libertés européennes pour se sentir concernée. En l’espèce, si les requérants sont tous belges, « il ne saurait nullement être exclu que des particuliers ou des entreprises établis dans des États membres autres que le Royaume de Belgique aient l’intention d’acquérir ou de prendre à bail des biens immobiliers sis dans les communes cibles et être ainsi affectés par les dispositions du décret flamand » (considérant 34).

Selon cet arrêt, le décret flamand génère « à l’évidence des restrictions aux libertés fondamentales » (considérant 48) mais s’appuie sur des objectifs relatifs à la politique du logement social constituant « des raisons impérieuses d’intérêt général » pouvant justifier ces restrictions (considérant 52).

La Cour procède alors à un contrôle particulièrement rigoureux et concret du caractère nécessaire et approprié de la mesure au regard de l’objectif poursuivi. Elle constate qu’aucune des conditions énoncées par le décret pour pouvoir démontrer un « lien suffisant » avec la commune « n’est en rapport direct avec les objectifs socioéconomiques » affichés ; « en effet de telles conditions sont susceptibles d’être satisfaites non seulement par [la population autochtone la moins fortunée] mais également par d’autres personnes disposant de moyens suffisants », si bien que « ces mesures vont au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre le but recherché » (considérant 55). De surcroît, la Cour relève « que d’autres mesures moins restrictives » parce que n’emportant pas une interdiction d’acquisition ou de location, étaient envisageables. Et d’envisager une prime à l’achat en faveur des personnes moins fortunées (considérant 56). Cet exemple est remarquable en ce qu’il indique que l’obligation de rechercher les mesures portant le moins atteinte aux liberté fondamentales doit se faire sans prendre en compte les contraintes économiques puisque l’octroi de prime pèse bien davantage sur le budget qu’un régime d’interdiction.

La Cour achève la règlementation flamande en dénonçant son caractère vague qui ouvre la voie « à un comportement discrétionnaire de la part des autorités » alors qu’une législation dérogeant à une liberté fondamentale « doit être fondé sur des critères objectifs, non discriminatoires et connus à l’avance » (considérants 57 et 58).

6. Il ne restait plus à la Cour constitutionnelle qu’à reprendre de volée cette tranchante passe en profondeur pour annuler le décret par son arrêt précité n° 144/2013 du 7 novembre 2013.

Alors qu’elle se contente généralement d’un contrôle très marginal de la proportionnalité des restrictions aux libertés, la Cour est cette fois entraînée par sa consœur à pénétrer très profondément dans le cœur de la politique menée par la Région flamande. Aussi se retranche t elle derrière l’arrêt de la Cour de justice, dont elle cite de très larges extraits avant de conclure.

Puisse cette application rigoureuse du principe de proportionnalité percoler dans les arrêts où, confrontée à des situations purement internes, la Cour constitutionnelle doit voler de ses propres ailes.

Votre point de vue

  • Beatrice
    Beatrice Le 25 mars 2014 à 11:57

    Article tres interessant !

    Bonne continuation.
    • Elisabeth
      Elisabeth Le 4 février 2015 à 13:41

      Comment reagir au fait que Google traduise automatiquement des informations financières en Neerlandais, à des internautes francophones et les prive ,de la réponse aux questions posées ? Cela est contraire à la constitution, c’est quoi la liberté d’expression ? Dans quelle sorte d’état vivons-nous,on pourrait faire des comparaisons... Elisabeth

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  • skoby
    skoby Le 13 décembre 2013 à 18:58

    Il n’est pas trop tôt que la Cour Constitutionnelle condamne ces dispositions
    flamingantes et indigne d’un pays civilisé.
    Quant à l’avis de Madame Tordoir, il me semble à côté de la plaque.
    Cette disposition n’était pas honnête et n’avait aucunement pour but de permettre
    aux jeunes de rester vivre dans leur région. Ces dispositions étaient insidieuses.
    Il me paraît peut honnête de le contester.
    C’est en effet elle qui essaye de tromper son monde en utilisant des faux arguments.

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  • Gisèle Tordoir
    Gisèle Tordoir Le 13 décembre 2013 à 16:48

    Je ne sais pas trop qu’en penser, je suis d’avis assez partagés. D’une part, je comprends que la région flamande prenne les mesures permettant à ses citoyens, jeunes entre autres, de pouvoir rester habiter en leur région et d’autre part je me dis (très vite et sans y croire vraiment) que le sol appartient à tous et que donc n’importe qui peut acheter et aller vivre n’importe où. C’est sans doute "le politiquement correct" ou "l’aménagement raisonnable" qui sommeille quelque part...??? Bien que, pour être tout à fait honnête, je préfère mon premier avis (= d’une part,...). Nous ne pouvons que trop souvent regretter que nos jeunes n’aient plus les moyens financiers pour acheter un bien dans leur région d’origine. La région flamande a l’honnêteté de montrer son jeu et la voici critiquée. Une fois de plus l’honnêteté ne paie pas...Peut-être eût-elle dû tromper tout le monde, agir de façon insidieuse ???

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