Rendre la justice en prison ou par vidéoconférence : une contradiction dans les termes ?

par Fanny Vansiliette - 2 décembre 2014

Le récent accord du gouvernement « Michel » prévoit notamment d’organiser, « là où c’est possible », la tenue en prison des audiences de la chambre du conseil et éventuellement de la chambre des mises en accusation ; il s’agit des juridictions qui, respectivement en première instance et en degré d’appel, ont pour fonctions principales de décider, à la fin d’une instruction, si l’inculpé doit être renvoyé devant le tribunal ou la cour d’assises compétent pour être jugé (c’est ce que l’on appelle le « règlement de la procédure ») et de statuer sur l’éventuelle prolongation d’un mandat d’arrêt.

Il évoque aussi la tenue des audiences par téléconférence.
Quels seraient les enjeux de pareils projets ?

Voici la réponse de Fanny Vansiliette, avocat au Barreau de Bruxelles et membre de l’Observatoire international des prisons.

1. « La justice doit se rendre dans un Palais de Justice », scandait la semaine dernière M. Luc Hennart, Président du tribunal francophone de première instance de Bruxelles.

Une évidence en passe de devenir l’exception ?

Une brèche a en tout cas été ouverte. En effet, l’accord gouvernemental prévoit d’organiser, « là où c’est possible », la tenue en prison des audiences de la chambre du conseil et éventuellement de la chambre des mises en accusation. En réalité, cette possibilité pour les juridictions d’instruction de siéger en prison n’est pas nouvelle. Elle avait déjà été réglementée sous le gouvernement Di Rupo. Ainsi, la loi du 25 avril 2014 ‘portant des dispositions diverses en matière de justice’ a autorisé les juridictions d’instruction à siéger en prison, et ce lorsqu’elles statuent en matière de détention préventive.

Ce système est d’ailleurs déjà instauré dans certains établissements pénitentiaires, notamment à Marche-en-Famenne.

Dans le cahier des charges de la future méga-prison de Haren, la construction de trois salles d’audiences dans l’enceinte du site est également prévue.

2. Les objectifs de cette mesure sont d’ordre économique et sécuritaire. Les travaux parlementaires qui ont précédé l’adoption de la loi précitée du 25 avril 2014 sont éclairants à ce sujet : « à l’heure actuelle, l’inculpé en détention préventive doit systématiquement être amené au palais de justice pour y comparaître, ce qui, d’une part, génère un coût important et, d’autre part, augmente les risques en matière de sécurité ».

Pour ces mêmes raisons, l’actuelle déclaration gouvernementale prévoit également la mise en place d’un projet pilote visant à organiser des audiences via vidéoconférence. Dans cette hypothèse, le détenu ne sera pas transféré devant son juge, mais assistera à l’audience par écran interposé.

On peut regretter que de telles mesures soient envisagées sans même que le Gouvernement n’ait procédé à une étude d’incidences sur l’économie que cela pourrait engendrer. De l’aveu même du précédent ministre de la Justice en réponse à une question qui lui a été posée en séance parlementaire le 27 octobre 2011, il est « impossible de calculer le coût des transports de prisonniers ». Comment peut-on, dès lors, évaluer l’économie éventuellement réalisée par l’instauration desdites mesures alors même que l’on ignore le coût du système actuel ? Ne coûte-t-il pas plus cher de déplacer les magistrats et les avocats plutôt que le détenu ?

3. Plus fondamentalement, n’y a-t-il pas lieu de craindre que ces mesures dénaturent la justice et portent, de la sorte, une atteinte irrémédiable au droit à un procès équitable ?

Face à un tel projet, tous les acteurs de la justice ont exprimé de concert leur réticence à l’égard de ces projets qualifiés de « fausse bonne idée » (La Libre Belgique, 20 octobre 2014).

4. Le premier écueil est à rechercher dans la symbolique même que la prison représente.

Pour rappel, les juridictions d’instruction ont notamment vocation à juger de l’opportunité de maintenir ou non une personne en détention préventive. Ces justiciables, placés sous mandat d’arrêt, sont présumés innocents. Ce principe de présomption d’innocence est un rappel permanent à un devoir de prudence et de modération. Il doit ainsi guider constamment et concrètement le travail du juge. Pour que cette présomption d’innocence soit efficiente, il faut que l’indépendance et l’impartialité des juges soient préservées.

À cet égard, l’on pourrait légitimement considérer que cette mesure enjoignant un juge à se déplacer et siéger dans l’enceinte d’un établissement pénitentiaire pour décider du prolongement ou non de la détention d’un inculpé serait de nature à limiter son indépendance.

5. Une autre opposition naît de la structure et de l’organisation de la prison. Alors que le milieu carcéral est un milieu intrinsèquement fermé, la justice doit, elle, être rendue de manière publique. Certes, la plupart des audiences de la chambre du conseil se tiennent à huis clos. Il existe, néanmoins, certaines exceptions à ce principe. Par exemple, lorsque la chambre du conseil fait droit à un réquisitoire d’internement, sa décision doit être prononcée en audience publique. Par ailleurs, lors de la clôture de l’instruction et du règlement de procédure, les parties civiles constituées peuvent assister à l’audience de la chambre du conseil.

Que restera-t-il de cette publicité des débats si la justice est rendue en prison ?

Si la Cour européenne des droits de l’homme n’émet pas d’objection de principe à ce qu’une audience se tienne en dehors des prétoires, elle considère toutefois que cela peut constituer un obstacle sérieux à la publicité des débats, et en particulier en un lieu tel une prison, auquel en principe le public en général n’a pas accès. En pareil cas, l’État a l’obligation de prendre des mesures compensatoires afin de garantir que le public et les médias soient dûment informés du lieu du procès et puissent effectivement avoir accès à celui-ci.

Par exemple, dans une affaire opposant un détenu à l’Azerbaïdjan, la Cour a pointé l’éloignement géographique de la prison et le fait qu’elle n’était pas facilement accessible en transports en commun pour conclure à la violation du droit à un procès équitable.

Toute proportion gardée, la question de l’accessibilité pourrait également se poser en Belgique dans la mesure où les nouvelles prisons s’installent en zone industrielle ou agricole, loin de la ville.

Le projet de prison à Haren ne fait pas exception à cette règle vu que sa construction est prévue en périphérie de Bruxelles très peu accessible en transport public.

La place des parties civiles est également une préoccupation importante. Est-il raisonnable de demander à une victime de se déplacer dans un environnement aussi éprouvant qu’est la prison, avec toutes les contraintes que cela implique (contrôle d’identité, fouille, etc.) ?

6. Enfin, l’organisation d’audiences en prison pose un certain nombre de problèmes pratiques.

Parmi ceux-ci, nous pouvons pointer les soucis d’ordre organisationnels auxquels les avocats vont être confrontés. En effet, il est courant qu’un avocat ait plusieurs affaires fixées sur la même journée, voire la même matinée. Sa présence à chacune des audiences n’est techniquement possible que si elles ont lieu au même endroit, ce qui ne sera plus le cas si certaines juridictions déménagent en prison. Il existe donc un risque de voir se créer une sorte de permanence d’avocat et/ou de magistrats qui n’assureraient que les audiences dites « prison ».

L’organisation d’une telle permanence entraînera inévitablement des répercussions sur la qualité du service rendu aux justiciables.

De nombreuses autres questions se posent encore. Que se passera-t-il en cas de grève des gardiens de prison ? La tenue des audiences pourra-t-elle être assurée ? Où l’audience sera-t-elle organisées lorsque plusieurs inculpés, détenus chacun dans un établissement pénitentiaire différent, doivent comparaître ?

Actuellement, ces questions restent sans réponse.

7. Quant aux audiences via vidéoconférence, si les objections sont différentes, elles n’en sont pas moins nombreuses. L’idée de lancer un projet pilote n’est d’ailleurs pas neuve. En 2002 déjà, le ministre de la Justice, Monsieur Verwilghen, avait pourvu une liaison par ligne télématique entre la prison de Jamioulx et les salles d’audiences. Ce projet avait révélé toutes ses faiblesses. La présence d’une caméra modifiait considérablement le comportement des justiciables, soit dans le sens d’une plus grande inhibition, soit dans le sens contraire. Dans la lignée, la chambre des mises en accusation près la Cour d’appel de Mons avait rendu un arrêt, le 10 avril 2003, aux termes duquel la comparution par vidéoconférence du détenu devant la chambre du conseil était jugée illégale, mettant ainsi un terme prématuré à l’expérience.

8. En conclusion, si le gouvernement devait persister dans la voie de la « téléjustice » ou de la justice « à domicile », il devra compenser les obstacles exposés ci-dessus, ce qui entraînera inévitablement des coûts supplémentaires. L’économie souhaitée, outre qu’elle ne pourra vraisemblablement pas être mesurée, pourrait dès lors être loin de celle escomptée.

Dans la mesure où la manière de rendre justice témoigne de l’existence d’un État de droit, il paraît inconcevable que cette justice soit phagocytée pour des motifs purement pécuniaires.

Votre point de vue

  • Gisèle Tordoir
    Gisèle Tordoir Le 8 décembre 2014 à 17:29

    A la lecture du présent article, je comprends que le gouvernement propose de rendre la justice en prison là où c’est possible. Donc pas n’importe où ni n’importe comment. Selon moi, ce projet-pilote mérite d’être mis en place et testé. Le point 2. Rappelons-nous la polémique logique suite au coût engendré par le dispositif disproportionné et très critiqué lors de la sortie de Dutroux pour le transfert de Nivelles à Bruxelles : 50000,00€...
    Et pour rien puisque la libération conditionnelle était clairement impossible. Déplacer juge(s) et avocat(s) ne coûtera jamais aussi cher, on peut l’espérer...Au point 3. En quoi y a-t-il à craindre une atteinte au droit à un procès équitable en prison alors que cela se produit trop souvent au palais ? Au point 4. Si la personne est présumée innocente, pourquoi est-elle inculpée et placée en prison ? Je ne saisis pas... Au point 5. Pour la victime, qu’en sait-on de ce qui est plus éprouvant de la prison ou du palais de justice pour une audience ou un procès ? La fouille, le contrôle sont invoqués en parlant de la prison. Cela veut-il dire qu’au palais il n’y a aucun contrôle ? Qu’en est-il dès lors de la sécurité ? J’estime que cette nouvelle piste a le bénéfice de proposer une adaptation du fonctionnement de la justice. Tentons le changement, observons et corrigeons le cas échéant.

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  • Georges-Pierre Tonnelier
    Georges-Pierre Tonnelier Le 4 décembre 2014 à 14:42

    A ce rythme, pourquoi ne pas, aussi, rendre la justice sur base d’un simple dossier de pièces, sans même entendre le justiciable en personne, ni son avocat ? Plus besoin de Palais de Justice, ni de salles d’audience, encore moins de bureaux pour les magistrats ou les greffiers (devenus inutiles) : les avocats consultent le dossier à distance via un extranet, envoient leurs conclusions par le même système, et le juge rend son jugement toujours via l’extranet du SPF Justice. Tout le monde travaille à domicile. Quelles économies considérables pourrait-on ainsi réaliser !

    Au passage, pour éviter les délits de sale gueule, remplaçons les noms des parties par leur numéro de registre national, comme pour les CV anonymes...

    Georges-Pierre Tonnelier
    Juriste spécialisé en droit des nouvelles technologies

    • Georges-Pierre Tonnelier
      Georges-Pierre Tonnelier Le 4 décembre 2014 à 14:51

      P.S. Pourquoi ne pas aussi, pour les infractions simples où la culpabilité n’est pas contestée, ne pas demander à un logiciel d’intelligence artificielle d’élaborer une suggestion de jugement, à partir de bases de données informatiques des décisions déjà rendues dans le passé ainsi que des lois en vigueur, qu’il ne faudrait plus que faire approuver (ou amender légèrement si nécessaire) par le magistrat ?

      Demain, Google conduira bien nos voitures, nous soignera, pourquoi ne nous jugerait-il pas ? Big Brother n’est pas loin !

      Georges-Pierre Tonnelier
      Juriste spécialisé en droit des nouvelles technologies

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  • oukili
    oukili Le 4 décembre 2014 à 05:53

    En tant que praticien du droit, je pense avec certitude que les audiences devraient se tenir au sein du palais de justice et non dans un lieu fermé et opaque.
    Il est évident qu’au-delà de la problématique que représenterait ce système pour les avocats ; l’on ne pourrait garantir une amélioration du système par ce biais. En effet, le principe de la publicité des débats même s’il connaît quelques exceptions est un élément fondamental du système judiciaire qui vise à garantir la potentialité d’un contrôle du citoyen sur le fonctionnement de notre institution judiciaire.
    Par ailleurs, en sus de la position externalisée du président du tribunal de première instance ; il conviendrait d’arrêter des modalités concrètes d’actions entre le Barreau et la Magistrature afin de s’opposer à cette décision prise sans réelle concertation avec le monde de la justice par notre gouvernement. Pour résumer, je rejoins totalement Monsieur Einstein lorsqu’il a déclaré que :"Le monde est dangereux à vivre ! Non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire."

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  • Docteur LOUANT
    Docteur LOUANT Le 3 décembre 2014 à 11:43

    Il me parait évident que la Justice ne peut être rendue qu’en un lieu spécifique et ouvert au public comme devrait l’être le Palais de Justice. Si économie est nécessaire il faut rendre les Palais de Justice fonctionnels tant sur le plan informatique, que sur le plan architectural au niveau chauffage, aération et éclairage. Ces bâtiments de prestance énormes n’ont plus réellement de sens actuellement,quand les citoyens sont invités, voir contraints, de faire des économies d’énergie.Par ailleurs la mise à disposition de la Bibliothèque juridique aux Juristes avec salle de lecture, photocopieuses, dactylos est indispensable.C’est le Service rendu, dans un effort intellectuel documenté, qui doit être le prestige de la Justice et non la majesté des bâtiments.Les archives informatisées, stockées au Palais, permettant une consultation rapide assistée par un Archiviste spécialisé gérant ce département...archives transmissibles, par voie électronique cryptée, d’un Palais à l’autre ...Tout cela n’est évidemment pas réalisable dans une Prison, aussi "moderne" soit elle.

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