1. – Depuis 2004, la Cour constitutionnelle belge considère que les articles de la Constitution et des conventions internationales, spécialement de la Convention européenne des droits de l’homme, garantissant un même droit fondamental constituent un « ensemble indissociable » (arrêt n° 136/2004 du 22 juillet 2004 , B.5.3). Il en résulte que la Cour, pour vérifier si la Constitution est respectée, « tient compte » des dispositions des conventions internationales et européennes qui garantissent des droits ou libertés analogues.
2. – Si les droits fondamentaux relèvent d’un ensemble qualifié d’« indissociable », cela signifie que les différents textes garantissant ces droits ne constituent que des expressions particulières et indissociables d’un tout, d’une seule et même réalité. Un peu comme si, au départ des différents textes consacrant, par exemple, la liberté d’expression, se dégageait « la » Liberté d’expression, avec un grand L.
Dans cette vision, peu importe, finalement, l’origine textuelle d’une garantie, qu’elle soit située dans un article de la Constitution ou dans un article d’une convention internationale, du moment qu’elle contribue à la protection d’un droit fondamental, conçu comme tel. Le fait qu’un même droit fondamental soit répété dans différents textes, nationaux et internationaux, constitue ainsi un indice de son importance ou de sa « fondamentalité ».
Se dégagent alors des figures, des entités, des droits fondamentaux « dématérialisés », détachés des textes qui les consacrent.
3. – Mais cette conception globalisante a aussi un revers : la logique propre ou les spécificités de chacun de ces différents textes risquent d’être gommées par le juge au profit de droits fondamentaux malléables.
La notion d’« ensemble indissociable » autorise en effet à glisser d’un article de la Constitution à un article d’une convention internationale, ou inversement. Mais on peut aussi « picorer » dans ces différents textes, ou encore « mixer » le contenu de ces textes.
Un bel exemple de ce phénomène concerne la protection de la propriété.
L’article 16 de la Constitution belge contient la garantie d’une juste et préalable indemnité en cas d’expropriation pour cause d’utilité publique.
L’article 1er du Premier Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme protège de manière plus large le « respect des biens », mais sans garantir une « juste et préalable » indemnité en cas d’expropriation.
Alors que ces textes ne protègent pas de la même façon le droit de propriété, la Cour constitutionnelle belge a, malgré cette différence, créé une protection globale « du » droit de propriété, alliant les particularismes de chacune des dispositions, en fusionnant le champ d’application large de la protection conventionnelle à la garantie constitutionnelle spécifique d’indemnisation. Par cette méthode, la Cour constitutionnelle accroît la protection, même si elle s’écarte de la lettre de chacun des textes.
4. – Cette jurisprudence constitutionnelle est révélatrice d’une « dématérialisation » des droits fondamentaux, conçus comme une substance en soi, par-delà les différents textes les garantissant, et ce raisonnement se retrouve également du côté des Cours européennes de Strasbourg et de Luxembourg.
Ainsi, la Cour européenne des droits de l’homme accepte de prendre en compte la « substance » des droits fondamentaux au regard de la règle d’épuisement préalable des voies de recours internes. De quoi s’agit-il ?
Selon cette règle, les particuliers ne peuvent demander justice à la Cour européenne des droits de l’homme qu’après avoir exercé tous les recours possibles devant leurs juridictions internes et soulevé devant le juge national une violation de la Convention. La Cour européenne de Strasbourg applique toutefois cette règle avec souplesse en acceptant que le justiciable n’ait pas formellement invoqué devant les juges internes la violation de tel ou tel article précis de la Convention européenne des droits de l’homme, et en considérant qu’il suffit d’avoir invoqué la violation de la liberté dont la « substance » est celle protégée par le texte européen, même si cela a été fait en se basant sur le texte correspondant en droit interne.
La Cour de justice de l’Union européenne de Luxembourg se situe dans le même sillage : avant l’avènement de la Charte des droits fondamentaux, elle a élaboré un catalogue jurisprudentiel de droits fondamentaux, conçus comme des « principes généraux du droit de l’Union » dont elle veillait au respect, complétant ainsi le laconisme des textes les garantissant expressément au niveau européen.
Ce raisonnement se retrouve, enfin, dans différentes clauses spécifiques traduisant le souci d’harmonie entre les multiples sources de droits fondamentaux. L’exemple le plus connu est sans nul doute l’article 53 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui prévoit que les différents textes garantissant des droits fondamentaux coexistent sans se limiter, ce qui participe à l’idéal de la protection la plus large des droits fondamentaux.
5. – Dans cette « radiographie » du raisonnement juridictionnel, on constate une convergence des modes de raisonnement portant sur les droits fondamentaux et cela démontre que l’importance des constituants, des législateurs et des textes garantissant ces droits est atténuée au profit des juges, belges et européens, et d’une jurisprudence des droits fondamentaux, marqués par leur porosité.
La coïncidence entre l’essor des droits fondamentaux et le rôle grandissant du juge dans la Cité apparaît dès lors inéluctable. Quant à savoir s’il faut louer ou regretter cette évolution, c’est une autre question, qui suppose un jugement de valeur et qu’il appartient à chacun de trancher.
Votre point de vue
Gisèle Tordoir Le 10 mars 2015 à 16:57
Dématérialisation des droits fondamentaux...Si déjà étaient respectés ces fameux droits fondamentaux !!!Pour ce qui est de mon (mes) expérience(s) : le simple droit devient soit un abus de droit, soit une procédure téméraire et vexatoire et/ou se voit tout simplement refusé lors d’une demande de dessaisissement d’une cour au profit d’une autre suite à l’absence totale de confiance due à la collusion, au copinage et à la partialité. La "justice" n’est plus, à mes yeux, que l’ombre d’elle-même. Je ne reconnais plus, du fait des trop nombreux dysfonctionnements, les valeurs que l’on m’a apprises à son sujet. Mais je reste persuadée de son caractère indispensable. Un bon et total nettoyage s’impose pour que je lui accorde à nouveau ma confiance bien ébranlée. Le fossé entre le monde judiciaire et le citoyen est énorme mais à mon avis pas encore infranchissable. La sagesse populaire fait souvent tellement mieux que les juges. Aberrant mais on n’y accorde pas suffisamment d’importance, à mon avis. Il ne faut pas faire tant d’études pour savoir ce qui est juste ou pas. Le juge est un humain comme les autres mais ce qui est grave c’est qu’il se trompe trop souvent et cela malgré les études faites...
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François Le 5 mars 2015 à 10:28
Illustration concrète dans l’actualité récente de cet excellent article : la Belgique s’est fait condamner pour avoir extradé Mr Trabelsi vers les USA, alors qu’il a été bien établi qu’il avait préparé des attentats meurtriers (on a même trouvé de quoi fabriquer de grandes quantités d’explosifs chez lui) contre des citoyens américains sur le sol européen....
Dans le contexte actuel de lutte contre le terrorisme, cette position de Strasbourg est à tout le moins du plus mauvais goût.
Si on peut comprendre le principe d’indépendance de la justice qui ne doit pas céder aux "passions" passagères populaires, ces mêmes juges doivent quand même comprendre que se positionner contre 99% - voire 100%- de l’opinion publique, même modérée, c’est "cracher dans la soupe" !
Ignorer délibérément que le public qui se sent trahi, à juste titre, est aussi leur employeur qui paye leurs salaires, c’est à long terme scier la branche sur laquelle ils sont assis...
Plus récemment, la libération conditionnelle de Mme Martin a également très largement choqué quasi 100% de l’opinion publique Belge, et ce d’autant plus qu’elle a renoncé à un héritage (maison) qui aurait permis d’indemniser substantiellement les parties civiles, et que manifester sa volonté d’indemniser les parties civiles fait partie des conditions "de base" de la libération conditionnelle avant la fin de la peine... Comprenne qui pourra : si la justice espère être crainte par son imprévisibilité, donc respectée, en prenant des décisions en opposition totale avec "le peuple" et le bon sens le plus élémentaire, c’est malheureusement l’inverse qui se produit...
Le véritable respect des institutions par les citoyens est avant tout un respect fait de compréhension mutuelle : ici, c’est totalement raté !
Les révolutions ou les dictatures ont toutes trouvé leur origine dans un trop grand clivage entre les représentants de l’état, dont la justice, et les citoyens : il n’y a pas que l’absurdité qui est en jeu, mais aussi le respect des citoyens pour leurs institutions... C’est grave !
Alors SVP, d’accord pour ériger les "droits de l’homme" en force absolue qui balayera tous les obstacles, mais quand même pas au détriment du bon sens "paysan" des braves gens qui est la première force qui maintient les droit de l’homme en place, "sur le terrain" !.... Désolé...
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skoby Le 5 mars 2015 à 10:13
C’est une réalité qui demande peu de commentaires, puisque chaque autorité
qu’elle soit locale, régionale, nationale, internationale, européenne, mondiale
estime avoir son mot à dire. C’est alors au juge d’estimer ce qui lui paraît raisonnable.
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