Cours de morale : retour sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle par lequel tout a commencé

par Mathias El Berhoumi - 13 juillet 2015

« La Cour constitutionnelle rend facultatifs les cours de morale ». Telle est la manière dont la plupart des médias ont fait écho à l’arrêt n° 34/2015 du 12 mars 2015 .

Plusieurs mois plus tard, on ne peut que constater l’ampleur des polémiques qui se sont succédé sur la manière de répondre à cet arrêt. Au-delà des divergences politiques et de la résurgence du clivage État-Église qui reste bien présent en matière d’enseignement, les différents camps se sont affrontés sur l’interprétation de la décision de la Cour constitutionnelle.

Celle-ci renvoie à un contexte juridique complexe hérité de l’histoire mouvementée du droit scolaire. Sa portée ne peut être résumée en un gros titre. Mathias El Berhoumi, collaborateur scientifique du Fonds national de la recherche scientifique (F.R.S.-FNRS) et professeur invité à l’Université Saint-Louis à Bruxelles, nous offre sa lecture.

1. Les faits sont connus.

Des parents sollicitent pour leur enfant scolarisée dans une école de la ville de Bruxelles une exemption du cours de morale auquel elle est inscrite. Ils arguent que ce cours ne serait pas neutre et que le choix qu’ils doivent malgré tout opérer trahirait le secret de leurs convictions. Confrontés à un refus de la ville de Bruxelles, ils vont au Conseil d’État pour en demander la suspension.

2. Dans son arrêt n° 226.627 du 6 mars 2014, le Conseil d’État estime que les requérants n’apportent aucun élément prouvant que le contenu ou le programme du cours de morale suivi par leur fille serait orienté et qu’il attenterait à leurs convictions. Tout en rejetant la suspension, le Conseil d’État estime qu’il y a lieu de poser une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle : l’impossibilité d’obtenir une dispense non motivée du cours de morale est-elle conforme à la Constitution et au droit international des droits de l’homme ?

3. Ce n’est pas la première fois que le Conseil d’État a eu à se prononcer sur le cours de morale. Dans ses arrêts Sluijs du 14 mai 1985 et Vermeersch du 10 juillet 1990 , le Conseil d’État avait considéré que le cours de morale visait à défendre un système philosophique spécifique, celui du libre examen. Or, le droit au respect des convictions des parents dans l’enseignement, garanti par l’article 2 du Premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme, exige que les enfants soient protégés contre l’endoctrinement et que les informations ou connaissances figurant au programme scolaire soient diffusées de manière « objective, critique et pluraliste », ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme l’avait jugé dans son arrêt Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark du 7 décembre 1976 . Si un enseignement ne répond pas à ces exigences, un mécanisme de dispense doit être garanti, toujours selon la Cour européenne : c’est ce qu’elle a jugé notamment dans son arrêt Folgero et autres c. Norvège du 29 juin 2007 .

4. Ces deux décisions du Conseil d’État concernaient l’enseignement flamand. Côté francophone, il était parvenu à la conclusion contraire dans son arrêt Lallemand du 24 mai 1989. Le cours de morale y était jugé neutre.
Dans ces trois arrêts, le Conseil d’État se prononçait systématiquement sur le caractère engagé du cours de morale après en avoir analysé le contenu.

5. Dans l’arrêt n° 226.627, le Conseil d’État constate que les parents ne prouvent pas concrètement le caractère orienté du cours de morale, mais renvoie quand même l’affaire à la Cour constitutionnelle. Cette dernière est appelée à se prononcer dans l’abstrait, uniquement à partir des données constitutionnelles et législatives, sans égard au programme du cours de morale suivi par l’élève.

6.1. Premier nœud à trancher par la Cour constitutionnelle : il s’agit non pas de savoir si les établissements de l’enseignement officiel devaient organiser les cours de religion et de morale, cette obligation résultant clairement de l’article 24 de la Constitution, mais de savoir si cette disposition impose aux élèves la fréquentation d’un de ces cours.

Les juristes spécialisés en ces matières étaient divisés.

6.2. La Cour considère qu’il ne découle pas de cette norme constitutionnelle, mais de dispositions législatives que le choix du cours dit philosophique revêt un caractère obligatoire. La Cour prend comme argument le fait que le constituant n’a pas inscrit ce caractère obligatoire dans le texte même de l’article 24.

Cependant, la Cour semble perdre de vue l’obligation scolaire alors même que l’article 24, § 1er, alinéa 4, de la Constitution lie explicitement celle-ci et le choix du cours philosophique et que le paragraphe 3, alinéa 3, de cette même disposition consacre le droit à une éducation morale et religieuse, à charge de la Communauté, pour les élèves « soumis à obligation scolaire ».

6.3. Ceci étant, outre cet argument textuel, la Cour s’appuie sur la note explicative déposée par le Gouvernement à l’occasion de l’insertion dans l’article 24 de la Constitution de l’obligation d’offrir le choix des cours philosophiques (c’était en 1988). Il y est affirmé que cette disposition laisse à une communauté la possibilité de décréter si le choix du cours philosophique est obligatoire.

Toutefois, le juge constitutionnel omet de rendre compte du débat parlementaire qui a précédé l’adoption de cette révision constitutionnelle.

Les députés étaient arrivés à un consensus pour considérer que le cours de religion ou de morale ne deviendrait pas facultatif mais que des dispenses pourraient être accordées pour des cas particuliers.

La distinction entre un cours facultatif et un cours obligatoire assorti de possibilités de dispense peut paraître byzantine. Elle n’est pourtant pas dénuée de conséquences pratiques. Un régime d’obligation tempérée d’une possibilité de dispense suppose une démarche plus active de la part des parents et élèves pour échapper à tout cours philosophique. Par ailleurs, si l’on devait considérer que la Constitution permet que les cours philosophiques soient totalement facultatifs, la Communauté ne serait aucunement tenue d’offrir un enseignement alternatif aux élèves dispensés de tels cours. Dans l’hypothèse contraire, la Constitution, en garantissant le droit à une éducation morale ou religieuse à charge de la Communauté, proscrit à cette dernière de laisser les élèves dispensés dans un vide pédagogique, mais impose de leur offrir un dispositif résiduaire dont la fréquentation est obligatoire.

7.1. Deuxième nœud à trancher par la Cour constitutionnelle : le cours de morale non confessionnelle est-il neutre ? À l’époque du Pacte scolaire, il avait été conçu comme neutre. Une résolution de 1963 de la commission permanente du Pacte scolaire (qui réunissait des représentants des partis traditionnels) le confirmait : « le cours de morale non confessionnelle est un guide d’action morale fondée sur des justifications sociologiques, psychologiques et historiques. Il ne fait pas appel à des motivations de caractère religieux ; il ne tend pas non plus à la défense d’une ultime conception philosophique déterminée ». En 1992, la Belgique avait d’ailleurs convaincu la Commission européenne des droits de l’homme, qui, à cette époque, donnait des avis précédant d’éventuels arrêts de la Cour du même nom du caractère neutre de cet enseignement.

7.2. Pour trancher ce nœud, la Cour constitutionnelle observe d’abord que l’évolution du cours de morale non confessionnelle est à mettre en parallèle avec la révision, en 1993, de l’article 181 de la Constitution, qui permit au Conseil central laïque d’être reconnue au rang des organisations « qui offrent une assistance morale selon une conception philosophique non confessionnelle », à l’égal des cultes.

Cependant, le constituant n’a jamais exprimé l’intention de faire évoluer le cours de morale prévue par l’article 24 de la Constitution en révisant l’article 181. Il s’ensuit des différences de rédaction qui les rend difficilement assimilables. L’article 181 utilise le pluriel, alors que l’article 24 n’envisage qu’un seul cours de morale non confessionnel.

7.3. L’évolution du cours de morale a surtout eu lieu en Flandre, où cet enseignement a été concédé à un organe représentatif lié à la libre pensée.

En Communauté française, les professeurs du cours de morale non confessionnelle sont soumis aux mêmes règles statutaires que les autres enseignants, si ce n’est que bénéficient d’une priorité le titulaire d’un diplôme avec option morale non confessionnelle et le titulaire d’un diplôme délivré par un établissement officiel ou libre non confessionnel.

7.4. La Cour constitutionnelle ne se limite pas à constater cette évolution pour évaluer la neutralité du cours de morale. Elle va sur le terrain décrétal, en d’autres termes, elle examine les décrets (à savoir les « lois ») de la Communauté française en la matière, en tirant deux observations.

D’une part, dans ces décrets, les exigences des titulaires des cours de religion et de morale en termes de neutralité ne seraient pas les mêmes que celles des autres enseignants. Mais cette différence existe-t-elle réellement ? la neutralité définie par le décret du 31 mars 1994 auquel la ville de Bruxelles a adhéré impose à l’ensemble du personnel de l’enseignement de s’abstenir de toute attitude ou de tous propos partisans, et leur interdit de témoigner en faveur d’un système philosophique ou de développer un prosélytisme religieux ou philosophique.

D’autre part, la Cour constitutionnelle évoque l’intitulé du cours de morale revisité par le décret du 31 mars 1994, qui ne renvoie pas à l’appellation constitutionnelle « cours de morale non confessionnelle », mais lui préfère le nom « cours de morale inspirée par l’esprit du libre examen ». Si effectivement l’orientation libre-exaministe du cours de morale en Communauté flamande avait amené le Conseil d’État à conclure qu’il s’agissait d’un enseignement engagé, cet aspect suffit-il à lui seul à considérer que le cours de morale ne répond pas aux exigences de la Cour européenne des droits de l’homme ? Sans doute l’argument est-il un peu léger, d’autant que les développements de ce décret précisent que cet « enseignement n’est pas conditionné par un a priori doctrinal, par une référence préalable à un dogme, mais fait recours à l’esprit critique ».

Toujours est-il que ces deux observations amènent la Cour à conclure que « le cadre décrétal tel qu’il existe actuellement en Communauté française ne garantit pas que les cours de religion et de morale non confessionnelle offerts au choix des parents, tels qu’ils sont régis par les dispositions pertinentes, diffusent des informations ou connaissances de manière à la fois ‘objective, critique et pluraliste’ ».

Ce n’est donc pas le cours de morale en tant que tel qui aurait perdu sa neutralité, mais son cadre décrétal qui ne la garantirait plus.

8. On comprend dès lors pourquoi d’aucuns ont estimé qu’il suffisait de changer l’intitulé du cours de morale pour lui rendre sa neutralité.

Mais un examen plus circonstancié des programmes du cours de morale par le Conseil d’État n’aurait-il pas mené à la même conclusion ? On peut le penser alors qu’il y est fait référence à la laïcité, au libre examen, au fait de considérer comme hypothèse toute théorie politique, philosophique, économique, religieuse, de refuser l’échec et la souffrance en tant que malédiction et fatalité, et de reconnaître aux opprimés le droit à la révolte. Il faut dire que cet arrêt met fin à une ambiguïté qui devenait intenable entre un cours de morale respectueux des convictions de chacun et un cours de morale destiné aux familles se réclamant de la laïcité. D’un côté, le cours de morale est une alternative aux cours de religion, de l’autre il est l’équivalent non confessionnel des cours de religion.

9. Malgré plusieurs tentatives depuis une quinzaine d’années, les autorités politiques francophones n’ont pas pu faire évoluer l’organisation des cours philosophiques.

Il aura fallu l’intervention de la Cour constitutionnelle, qui a reconnu aux élèves le bénéfice d’un droit à la dispense, lequel ne doit être aucunement motivé.

La Cour n’a laissé aucun délai au législateur pour se conformer à sa jurisprudence. Sans doute aurait-il été plus sage de moduler les effets de l’arrêt dans le temps en laissant une année scolaire pour tirer toutes les conséquences qui en découlent à la fois afin ne pas laisser les élèves dispensés dans un désœuvrement pédagogique, mais aussi pour trouver une solution qui ne mette pas sur le carreau du jour au lendemain de nombreux enseignants.

10. Pour un commentaire plus approfondi de ce fameux arrêt de la Cour constitutionnelle, il est renvoyé aux études suivantes : L. L. CHRISTIANS et M. EL BERHOUMI, « De la neutralité perdue à l’exemption du cours de morale. Commentaire de l’arrêt 34/2015 de la Cour constitutionnelle », Journal des tribunaux, 2015, pp. 437 à 444 ; A. OVERBEEKE, « De keuze voor levenbeschouwelijk onderricht in officiële scholen in de Franse Gemeenschap beoordeeld door het Grondwettelijk Hof », Tijdschrift voor onderwijsrecht en onderwijsbeleid, 2015, pp. 18 à 27 ; X. DELGRANGE, « Le sort du cours de morale. Activisme juridictionnel c. attentisme politique », Administration publique, à paraître.

Votre point de vue

  • Philippe Malherbe
    Philippe Malherbe Le 28 novembre 2021 à 11:27

    Il faut remonter, plus loin, au moment où astucieusement ceux qui veulent détruire le cours de religion et la religion tout cours ont pris la main sur le cours de morale, qui, jadis, était simplement un cours de morale non confessionnelle et parfaitement neutre, pour autant bien sûr qu’un enseignant puisse l’être.
    Une fois la main ainsi prise, les anti-cléricaux ont suscité ce recours parfaitement artificiel.
    Du très beau billard à trois bandes.
    à par qu’on peut se demander à quoi rime le but de détruire la religion : à la remplacer par le culte de l’être suprême, cher à la révolution française ? par le culte du football ?

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  • Gilbert Lambrecht
    Gilbert Lambrecht Le 19 juillet 2017 à 14:45

    19/07/2017 par Gilbert.
    Bravo Gisèle, entièrement de votre avis. Tout examen un tant soit peu détaillé de n’importe quelle religion en révèle son absurdité et son parallélisme avec une autre, qu’elle a copiée, en amplifiant ses incohérences. Alors pourquoi les enseigner ?
    Ah, si chaque croyant pouvait se demander pourquoi il l’est ... S’il en conclu qu’il l’est, lui reste à trouver le bon et à faire le discernement entre ses recommandations... Mathieu (23-33 à 23-39) Jésus en s’adressant aux Juifs, gardiens du Temple "Serpents ! Race de vipères..." Mathieu, encore lui ( 10-34, 35, 36) Jésus "...je ne suis pas venu sur terre apporter la paix, mais l’épée, ... La division entre l’homme et son père, la fille et sa mère..., Et l’homme aura pour ennemi les gens de sa maison"Etc.
    L’autre maintenant. Sourate 2-n°99 "Dieu a en haine les incroyants", n°191 "...des transgresseurs..." Tuez-les où que vous les trouviez", "Tuez-les, c’est le salaire des incroyants". Sourate 17-n°17 "Que de générations nous avons détruites depuis Noé !"

    Et après cela, tous nous disent que "Dieu est amour".

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  • Le 31 mars 2016 à 22:29

    Il n’y a que si l’on n’a aucune connaissance de la réalité scolaire qu’on peut soutenir que le cours de morale et ses titulaires sont neutres. Heureusement, la Cour Constitutionnelle permet d’évoluer vers une situation nouvelle. Il faut réinventer la neutralité.
    Bien entendu, les professeurs de religion, généralement, ne sont pas neutres.
    Cependant, et les professeurs de morale et bien d’autres enseignants de l’enseignement officiel se permettent de dire ouvertement leur agnosticisme ou leur athéisme, tout en se croyant neutres.
    Se dire agnostique n’est pas neutre, tout comme se dire croyant.

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  • Gisèle Tordoir
    Gisèle Tordoir Le 15 juillet 2015 à 15:16

    Ce qui devrait être obligatoire, dans l’enseignement, ce sont des cours de civisme, de respect des règles et des lois, des cours de politesse, de courtoisie, de correction. La morale n’a, selon moi, rien de religieux mais je crains effectivement qu’il s’agit, trop régulièrement, d’endoctrinement (politique ou philosophique, par exemple) et là, je ne suis pas d’accord du tout. De plus, avec l’incapacité d’imposer autre chose que le "bienpensant", le "politiquement correct", l’ "adaptable ou acceptable", le "remplacement de notre culture et identité" au nom de je ne sais quelle(s) sensibilité(s) à ménager, la morale a perdu son sens depuis longtemps. En revenir à l’éducation est l’affaire de la famille, assistée mais certainement pas remplacée par l’école...Quant à la religion, pour moi, elle ressort du privé...Aucune religion, quelle qu’elle soit n’a à être organisée via l’enseignement. La paroisse, les parents sont là pour ça, éventuellement mais certainement pas l’Education nationale...Aucune religion ne doit passer par l’école, selon moi. Je suis d’accord avec l’intervenant, Skoby, : la Cour constitutionnelle n’a-t-elle vraiment pas d’autre urgence ???

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  • skoby
    skoby Le 14 juillet 2015 à 22:27

    La Cour Constitutionnelle n’a donc rien d’autre à faire que de s’occuper de
    stupidités pareilles. Depuis quand un cours de morale serait-il religieux,scandaleux,
    etc.....
    On voit bien actuellement que la morale n’est pas le principal souci d’une grande
    partie de la population.

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