Preuve illégale et établissement de l’impôt : le fisc n’est pas désarmé mais ne peut tout faire

par François Stévenart Meeûs - 9 janvier 2016

Toute preuve recueillie par le fisc de manière illégale ne doit pas nécessairement être écartée par la suite.

C’est ce que vient de décider la Cour de cassation, le 22 mai 2015, en écho à sa jurisprudence dite « Antigone » sur l’irrégularité de la preuve pénale.

Cet arrêt a été largement relayé par la presse, qui a parfois donné une interprétation erronée de l’enseignement de la Cour de cassation, selon lequel le fisc disposerait désormais d’un « sauf-conduit » pour toute imposition future.

Justice-en-ligne a jugé utile de présenter une analyse nuancée de l’enseignement à retenir de cette décision. François Stevenart Meeûs, conseiller à la Cour d’appel de Mons, maître de Conférences invité à l’Université catholique de Louvain et spécialiste du droit fiscal, nous donne les explications souhaitables.

1. Le fisc doit, plus que tout autre, respecter les lois et les règles de procédure dans sa mission d’établissement et de recouvrement de l’impôt.

Mais que se passe-t-il si une preuve a été recueillie en infraction à la loi ou sans respecter les règles de procédure ?

Dans une précédente édition de Justice-en-ligne du 15 janvier 2011, intitulée « Preuve illégale et procès équitable : la Cour constitutionnelle et la Cour de cassation sur la même longueur d’ondes », notre collègue et ami Damien Vandermeersch avait déjà abordé cette question difficile dans le domaine pénal, s’intéressant à la possibilité d’utiliser en Justice des éléments de preuve recueillis illégalement par la police ou la Justice, par exemple à la suite d’une fouille illégale ou d’une perquisition irrégulière.

Dans son arrêt « Antigone » (du nom de l’opération policière sujette à critique) du 14 octobre 2003, la Cour de cassation avait validé à certaines conditions des poursuites pénales dans ce cas.

Mais qu’en est-il en matière fiscale ? Peut-on transposer les règles dégagées par la Cour de cassation aux procédures d’établissement et de recouvrement des impôts.

La question divisait profondément les spécialistes du droit fiscal jusqu’à un important arrêt prononcé le 22 mai 2015 par la Cour de cassation où ont été examinées les possibilités d’utilisation par le fisc de preuves recueillies de manière illégale.

2. Cette affaire concernait l’exigibilité de la taxe sur la valeur ajoutée (ci-après : TVA) dans notre pays sur la vente par une société belge d’une grande quantité de matériel électronique à une entreprise portugaise.

Il faut savoir qu’en Belgique, les opérations imposables à la taxe sur la valeur ajoutée sont, en règle, les livraisons de biens, les prestations de services, les importations et les acquisitions intracommunautaires de biens.

D’autres opérations sont exonérées de la TVA. Parmi celles-ci, figurent ce qu’on appelle « les livraisons intracommunautaires » visées aux articles 39 et suivants du Code de la TVA.

On exempte, en règle, les livraisons intracommunautaires de biens lorsque deux conditions sont réunies, à savoir :

 a) les biens sont expédiés ou transportés en dehors de la Belgique mais à l’intérieur de ’l’Union européenne par le vendeur, par l’acquéreur ou pour leur compte ;

 b) la livraison est effectuée pour un autre assujetti ou pour une personne morale non assujettie, agissant en tant que telle dans un autre État membre et qui est tenue d’y soumettre à la taxe ses acquisitions intracommunautaires de biens (article 39bis du Code de la TVA).

3. L’administration belge de l’inspection spéciale des impôts (ci-après : l’ISI) doute de la réalité de livraisons intracommunautaires et contacte l’administration fiscale portugaise compétente en lui demandant de contrôler la réalité des opérations.

Après enquête sur place, l’administration fiscale portugaise transmet des renseignements à son homologue belge selon lesquels les livraisons intracommunautaires sont fictives.
L’administration fiscale s’empresse de réclamer au grossiste belge la TVA éludée en Belgique sur les livraisons intracommunautaires fictives.

4. Dans le cadre de sa défense en justice, l’avocat de la société belge et le gérant de celle-ci estiment que la taxe n’est pas due en Belgique notamment en raison de la violation de règles de procédure prévues par une directive européenne n° 77/799/CEE en vigueur à l’époque réglant notamment l’assistance mutuelle entre les États membres en matière de TVA.

Cette directive prévoit que l’autorité compétente pour échanger les renseignements est le ministre des Finances lui-même ou le représentant désigné par lui, c’est-à-dire l’Unité centrale de la TVA pour la coopération administrative internationale dépendant de l’administration de la TVA, de l’enregistrement et des domaines.

Or, la demande de renseignements émanait de l’administration centrale de l’ISI, de sorte que les informations obtenues illégalement du Portugal ne pouvaient pas être utilisées, selon la société belge, pour l’établissement de taxes en Belgique.

5. Le tribunal de première instance d’Anvers et, à sa suite, la cour d’appel d’Anvers, avaient refusé de suivre cette thèse.

La Cour de cassation leur donna raison pour les motifs suivants.
Tout d’abord, celle-ci constate que législation fiscale ne contient aucune disposition générale interdisant l’utilisation d’une preuve obtenue illégalement pour déterminer la dette d’impôt et, s’il y a lieu, pour infliger un accroissement ou une amende.

L’utilisation par l’administration d’une preuve obtenue illégalement doit être contrôlée à la lumière des principes de bonne administration et du droit à un procès équitable.

Il résulte de ce contrôle que, sauf lorsque le législateur prévoit des
sanctions particulières en la matière, l’utilisation d’une preuve obtenue illégalement en matière fiscale ne peut être écartée que :
 si les moyens de preuve ont été obtenus d’une manière qui est tellement contraire à ce qui est raisonnablement attendu d’une autorité agissant correctement que cette utilisation doit en toutes circonstances être considérée comme étant inadmissible, ou
 si cette utilisation met en péril le droit du contribuable à un procès équitable.

6. Que retenir de cette décision ?

Le juge fiscal ne devra obligatoirement exclure des éléments de preuve irréguliers que dans trois cas, dont deux nécessitent de sa part une mise en balance entre les intérêts du fisc d’une part et ceux du contribuable :

 a) Lorsqu’il y a violation d’une règle prescrite à peine de nullité. Exemple : selon le Code des impôts sur les revenus 1992 (CIR 92), lorsque l’administration entend procéder à des investigations à l’égard d’un contribuable déterminé en dehors du délai d’investigation ordinaire de trois ans, elle a l’obligation de notifier préalablement au contribuable les indices précis de fraude fiscale le concernant « à peine de nullité de l’imposition » (article 333, alinéa 3, du CIR 92) . Cela signifie que si des investigations devaient être effectuées chez le contribuable en dehors du délai de trois ans (calculé à partir du 1er janvier de l’exercice d’imposition) sans avertissement préalable de ces indices, l’imposition subséquente serait nulle.

 b) Lorsqu’il apparait que la collecte des preuves est à ce point contraire à ce qui peut être attendu d’une autorité publique normalement diligente que l’usage de ces preuves doit en toutes circonstances être considérée comme inacceptable (violation des principes de bonne administration). Imaginons le cas hypothétique (emprunté, moyennant quelques adaptations, au fiscaliste Luc Van Heeswijck dans un article du journal De Tijd du 11 juin 2015) d’un fonctionnaire qui se rend au cabinet d’un avocat pour contrôler sa situation fiscale et qui, profitant de l’absence de ce contribuable durant quelques instants, ouvre le dossier d’un client sur le bureau, venu chercher conseil pour régulariser des revenus celés au fisc. Une taxation immédiate de ces revenus procéderait évidemment d’un comportement déloyal inacceptable d’un fonctionnaire du fisc, qui pourrait d’ailleurs être susceptible de plusieurs incriminations sur le plan pénal.

 c) Lorsque la collecte des preuves compromet le droit à un procès équitable.

7. À l’instar de la doctrine dite « Antigone » développée en matière pénale, on voit que le juge fiscal devra tenir compte dans son appréciation d’un juste rapport, d’une certaine proportionnalité entre la gravité des faits (l’infraction fiscale, parfois même sanctionnée pénalement) et la gravité des irrégularités commises durant l’enquête.

La Cour de cassation propose au juge de tenir compte de quatre critères d’appréciation lors de cette mise en balance in concreto des intérêts du Trésor et du contribuable : le caractère purement formel de l’irrégularité, sa répercussion sur le droit ou la liberté protégés par la norme transgressée, le caractère intentionnel ou non de l’illégalité commise par l’autorité et la circonstance que la gravité de l’infraction commise par le redevable excède de manière importante l’illégalité commise dans le cadre de la collecte des éléments de preuve.

En l’espèce, le non-respect d’une formalité (non prescrite à peine de nullité), à savoir l’introduction d’une demande de renseignements à une administration fiscale étrangère par un service fiscal incompétent est certes une irrégularité, mais d’un « caractère purement formel » qui n’a lésé aucun intérêt dans le chef de l’assujetti.

L’imposition est, par conséquent, régulière.

8. Deux courtes réflexions en guise de conclusions.
Comme en matière pénale, « l’intime conviction » du juge sera décisive : si le juge estime que la preuve de l’existence de revenus imposables est apportée dans des circonstances où les intérêts du contribuable n’ont pas été violés, l’impôt sera dû.

Il est cependant regrettable que le législateur ne soit pas intervenu lui-même pour régler cette question de droit très sensible. Il appartient, selon nous, clairement à la loi de déterminer l’étendue des conséquences juridiques liées à une récolte illégale de preuves en matière fiscale.

Votre point de vue

  • Gisèle Tordoir
    Gisèle Tordoir Le 11 janvier 2016 à 16:57

    Je rejoins tout à fait l’avis de l’intervenant Skoby.

    Répondre à ce message

  • skoby
    skoby Le 10 janvier 2016 à 20:26

    Tout-à-fait d’accord avec le contenu de l’article, en soulignant néanmoins le regret
    évident que le législateur n’a pas complètement fait son travail et que le jugement
    sera établi sur base de l’intime conviction du Juge, chose que je n’accepte pas
    car le Juge n’est qu’un homme et n’est pas infaillible.

    Répondre à ce message

  • Georges-Pierre TONNELIER
    Georges-Pierre TONNELIER Le 10 janvier 2016 à 14:34

    Je partage tout à fait l’avis de l’auteur de cet article : de même que le législateur est intervenu, par la loi du 24 octobre 2013, afin de régler la question des preuves irrégulières en matières pénale, insérant un article 32 dans le Code d’instruction criminelle, transposant, en pratique, sous forme de loi, la jurisprudence de la Cour de cassation, dite « Antigone », du 14 octobre 2003, il devrait en faire de même en matière fiscale.

    Georges-Pierre Tonnelier
    Juriste

    Répondre à ce message

Votre message

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Votre message

Les messages sont limités à 1500 caractères (espaces compris).

Lien hypertexte

(Si votre message se réfère à un article publié sur le Web, ou à une page fournissant plus d’informations, vous pouvez indiquer ci-après le titre de la page et son adresse.)

Ajouter un document

Avec le soutien de la Caisse de prévoyance des avocats, des huissiers de justice et des autres indépendants
Pour placer ici votre logo, contactez-nous