Autour de l’affaire Chovanec : quelle est la portée d’une requête interétatique auprès de la Cour européenne des droits de l’homme ?

par Philippe Frumer - 28 avril 2025

Chacun se souvient de l’affaire Chovanec, du nom de ce ressortissant slovaque qui aurait subi de mauvais traitements à l’aéroport de Bruxelles-Charleroi de la part de policiers, avant de décéder en raison d’un malaise cardiaque.
La Slovaquie, dont cette personne était ressortissante, vient de prendre fait et cause pour elle en introduisant devant la Cour européenne des droits de l’homme un recours dit « interétatique » contre la Belgique.
De quoi s’agit-il ? Philippe Frumer, chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles, nous l’explique.

1. En février 2018, un grave incident s’était produit à l’aéroport de Bruxelles-Charleroi, impliquant Monsieur Jozef Chovanec, ressortissant slovaque. À la demande du commandant de bord de l’avion dans lequel il avait pris place, il avait été débarqué, dans un état d’agitation extrême. Privé de liberté et placé dans une cellule de l’aéroport où il s’était porté des coups violents, il y avait été durement maitrisé par plusieurs policiers. Après un malaise cardiaque survenu dans la cellule, il avait été transféré dans un hôpital, où il décéda peu de temps après.

2. Une instruction judiciaire fut ouverte. Des images de l’intervention policière, diffusées dans les médias en 2020, suscitèrent de vives réactions dans l’opinion publique, eu égard à la violence de la scène et à l’attitude de certains policiers. En septembre 2024, la Chambre du conseil du Tribunal de Charleroi prononça un non-lieu à l’endroit des 31 personnes inculpées dans ce dossier. La veuve de M. Chovanec et l’État slovaque interjetèrent appel de ce non-lieu.

3. Le 27 février dernier, la Slovaquie a introduit une requête contre la Belgique auprès de la Cour européenne des droits de l’homme. Le Gouvernement slovaque y dénonce les mauvais traitements dont M. Chovanec aurait fait l’objet de la part de la police, ainsi que le manque d’effectivité de l’enquête.

4. Sans s’attarder sur le dossier Chovanec, la présente contribution a pour objet de préciser la portée d’une requête interétatique auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, à savoir une requête introduite par un État lié par la Convention européenne des droits de l’homme contre un autre État partie à cette même Convention.

5. Dans la très grande majorité des cas, ce sont des individus, personnes physiques ou morales, qui saisissent la Cour de Strasbourg lorsqu’ils s’estiment victimes de violations des droits et libertés reconnus dans la Convention, après avoir utilisé tous les recours internes à leur disposition. On parle alors de requêtes individuelles.
Néanmoins, il arrive qu’un État prenne l’initiative d’introduire une requête auprès de la juridiction européenne, comme le permet l’article 33 de la Convention européenne des droits de l’homme.

6. Dans cette dernière hypothèse, l’État requérant ne poursuit pas un intérêt propre. En effet, qu’il s’agisse de requêtes individuelles ou de requêtes interétatiques, c’est toujours l’individu, et non l’État, qui est directement ou indirectement touché par une violation des droits et libertés garantis par la Convention.

7. Pendant des décennies, les États européens n’ont usé qu’avec parcimonie de la faculté d’introduire des requêtes interétatiques. C’est que l’initiative prise par un État de lancer une procédure judiciaire contre un autre État peut s’avérer délicate sur le plan diplomatique.
Néanmoins, la multiplication des conflits d’envergure entre États européens a suscité un regain d’intérêt à l’égard de telles requêtes.

8. Dans le contexte du conflit nord-irlandais dans les années septante, l’Irlande avait saisi la Cour européenne d’une requête dirigée contre le Royaume-Uni, donnant à la juridiction européenne l’occasion de rendre l’un de ses arrêts emblématiques.
La Cour y concluait que les autorités britanniques s’étaient livrées à une pratique institutionnalisée de traitements inhumains et dégradants, par le recours à certaines techniques d’interrogatoire à l’égard de détenus soupçonnés de terrorisme.

9. La situation à Chypre fut également au cœur de plusieurs requêtes interétatiques, visant en particulier la Turquie, du fait de son occupation de la partie nord de l’ile et de son rôle dans la mise en place et le maintien d’une République turque autoproclamée de Chypre Nord.
Dans un important arrêt rendu en 2001, à la suite d’une requête de Chypre, la Cour concluait à des violations de la Convention européenne, notamment du fait de l’absence d’enquête effective de la part de la Turquie quant au sort des Chypriotes grecs portés disparus (atteintes au droit à la vie), de l’absence d’informations fournies à leurs familles (traitement inhumain) ou encore en raison du refus d’autoriser les Chypriotes grecs possédant des biens dans le nord de Chypre d’y avoir accès (atteintes au droit au respect des biens).

10. On relèvera que les requêtes interétatiques, tout comme les requêtes individuelles, peuvent donner lieu au payement d’une indemnité (une satisfaction équitable) à charge de l’État ayant violé la Convention européenne, afin de réparer les préjudices subis par les individus.
Par exemple, dans l’affaire chypriote mentionnée ici, la Cour a enjoint en 2014 à la Turquie de verser à Chypre plus de 90 millions d’euros à titre de réparation du dommage matériel et/ou du dommage moral subis par de nombreux Chypriotes grecs. Il faut relever qu’en mars 2025, la Turquie n’avait toujours pas payé cette somme. Néanmoins, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe, l’organe chargé de surveiller la manière dont les États européens exécutent les arrêts de condamnation, a relevé que la Turquie avait collaboré sur d’autres points importants pour exécuter l’arrêt rendu à son encontre, notamment en fournissant une assistance aux instances chargées de déterminer le sort des Chypriotes grecs disparus.

11. À partir de la fin des années 2000, la multiplication des conflits entre États européens a entrainé un recours accru à la procédure interétatique.
Ainsi, le bref conflit armé entre la Géorgie et la Russie en 2008 et les tensions l’ayant précédé ont amené le premier État à introduire quatre requêtes interétatiques contre le second.
Deux d’entre elles ont abouti à un arrêt de la Cour reconnaissant que la Russie avait violé ses obligations au regard de la Convention européenne. Le premier concernait une politique coordonnée d’arrestation, de détention et d’expulsion de ressortissants géorgiens qu’avait mise en place la Russie dès 2006. Le second portait sur différentes violations à caractère structurel imputables à la Russie dans le cadre du conflit armé. Dans les deux cas, la Cour a condamné la Russie à payer d’importantes indemnités à la Géorgie pour dédommager les individus victimes de ces violations.
Il reste que la Russie, exclue depuis lors du Conseil de l’Europe et ayant cessé d’être partie à la Convention européenne des droits de l’homme le 16 septembre 2022, n’a donné aucune suite à ces arrêts… pas plus qu’à ceux que la Cour de Strasbourg a continué et continue de rendre à son encontre à propos de faits antérieurs au 16 septembre 2022.

12. Le conflit entre l’Ukraine et la Russie a également donné lieu à plusieurs requêtes interétatiques à l’initiative de l’Ukraine, sur divers aspects du conflit. Un arrêt rendu en 2024 à propos des évènements en Crimée a conduit la Cour à conclure à de nombreuses violations de la Convention européenne, notamment en raison de pratiques administratives de disparitions forcées et de mauvais traitements.
D’autres affaires sont en cours d’examen, l’une d’entre elles portant pour partie sur une requête qu’avaient introduite les Pays-Bas à la suite de la destruction dans l’est de l’Ukraine, en juillet 2014, de l’avion qui assurait le vol MH17. Près de 300 personnes avaient perdu la vie à cette occasion, dont environ 200 ressortissants néerlandais.

13. On mentionnera enfin de nombreuses requêtes introduites auprès de la Cour dans le cadre du conflit ayant eu lieu en 2020 entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ou concernant des évènements postérieurs à celui-ci.

14. La plupart de ces requêtes interétatiques présentent un point commun. S’inscrivant dans le cadre d’un conflit d’envergure – le plus souvent un conflit armé –, elles procèdent de l’idée selon laquelle les États européens sont encouragés à recourir à la juridiction européenne pour que celle-ci vérifie si des violations massives des droits et libertés protégés par la Convention européenne ont été commises à l’occasion du conflit.

15. Pour le reste, rien n’exclut qu’à côté de la Cour européenne, d’autres instances ou juridictions internationales soient saisies pour se prononcer sur d’autres violations d’obligations internationales commises à l’occasion d’un conflit, pour autant que leur compétence soit établie.
Tel est par exemple le cas de la Cour internationale de Justice, à propos du conflit entre l’Ukraine et la Russie ou du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

16. La requête interétatique introduite dans l’affaire Chovanec – la 31e de ce type – présente pour sa part un caractère quelque peu atypique dès lors qu’elle ne s’inscrit pas dans le contexte d’un conflit d’envergure entre la Belgique et la Slovaquie. La démarche de la Slovaquie s’apparente davantage à une logique de protection diplomatique, la Slovaquie souhaitant prendre fait et cause pour son ressortissant afin de faire vérifier par la Cour européenne des droits de l’homme si la Belgique a bien respecté les droits et libertés fondamentaux de celui-ci.

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