De quel arrêté ministériel s’agissait-il ?
1. Lors de son adoption, cette mesure avait fait sensation – et à juste titre : il s’agissait d’une des seules décisions européennes d’une telle portée, interdisant toute forme de transit de matériel militaire à destination d’Israël depuis les aéroports wallons : en un mot, le tarmac wallon ne pouvait servir de point de départ, ni même d’escale, pour aucune arme destinée à l’État israélien.
Quand on connait l’importance de la Belgique dans le commerce d’armes vers l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient – la localisation de sa principale usine d’armement –, la résistance wallonne était, une fois encore, unique en son genre.
2. Une lecture rapide du préambule de l’arrêté ministériel en cause permet de comprendre les préoccupations du chef du gouvernement régional : une référence explicite y est faite aux deux ordonnances rendues par la Cour internationale de justice ordonnant à Israël de mettre fin à son offensive militaire sur Rafah et à toute action mettant en péril la survie du peuple palestinien. Ces références rappellent aussi – à ceux qui en douteraient encore – l’importance du droit international et le respect dû aux décisions de justice qui en découlent.
L’obligation de consulter la section de législation du Conseil d’État
3. Toutefois, l’adoption d’un arrêté est soumise à l’accomplissement de certaines formalités. Certaines d’entre elles sont d’une telle importance qu’aucun ministre ne peut s’abstenir de les accomplir. C’est le cas, notamment, de la consultation de la section de législation du Conseil d’État, laquelle est chargée de rendre des avis sur les projets d’actes règlementaires des différents gouvernements ou ministres du Royaume. Ces derniers sont tenus de procéder à cette consultation, même si le contenu des avis n’est pas contraignant.
4. Un acte règlementaire est une décision administrative ayant une portée générale et abstraite : il s’applique à un nombre indéterminé de personnes. Par exemple, un règlement communal relatif aux heures de fermeture des cafés, un arrêté royal organisant les grades dans la police fédérale ou encore un arrêté ministériel imposant un confinement généralisé en cas d’épidémie.
Les actes règlementaires s’opposent aux actes individuels, qui, comme on le devine, ne s’adressent qu’à des personnes spécifiquement visées par ceux-ci. C’est le cas d’un arrêté de nomination, d’un permis d’urbanisme ou d’une sanction disciplinaire infligée à un fonctionnaire. Ces actes, même lorsqu’ils émanent du gouvernement ou d’un ministre, ne requièrent donc jamais d’avis préalable.
5. Enfin, dans un souci d’exhaustivité, il faut ajouter que la section de législation du Conseil d’État rend également des avis concernant les projets et propositions d’actes législatifs. Ces derniers sont adoptés par des parlements composés d’élus. En Belgique, il s’agit des lois, des décrets et des ordonnances.
Le motif de l’annulation et la procédure suivie dans cette affaire
6. La compagnie aérienne Challenge, qui transporte notamment du matériel militaire à destination de Tel-Aviv, était à l’origine du recours en annulation contre l’arrêté ministériel, qui l’empêchait d’opérer depuis les aéroports de Liège et de Charleroi. C’est donc tout naturellement que le Conseil d’État – plus précisément sa section du contentieux administratif – a été amené à se pencher sur la légalité de l’arrêté.
7. C’est à l’issue d’une procédure accélérée que l’arrêté a été tout simplement annulé.
Le Conseil d’État a en effet considéré qu’en tant qu’acte règlementaire, il aurait dû faire l’objet d’un avis préalable de sa section de législation, ce qui n’a pas été fait.
La décision rendue souligne ainsi le fait que l’arrêté ministériel définissait son champ d’application de manière générale et abstraite, et que celui-ci présentait un certain degré d’intensité et de nouveauté, les compagnies visées ne pouvant y échapper.
8. Le Conseil d’État s’est borné à appliquer la loi, et a rendu la seule décision possible dans une telle situation : l’annulation. Ce que l’on peut déplorer, en revanche, c’est qu’une omission d’une telle ampleur puisse encore se produire dans les hautes sphères de décision de la Région wallonne – et, plus largement, au sein de nos gouvernements.
La rapidité de la procédure et l’absence totale d’hésitation dans la décision du Conseil d’État témoignent de la gravité du manquement. Elles traduisent aussi, hélas, la faible rigueur juridique de certaines décisions adoptées par nos gouvernants.
L’intérêt de la consultation préalable du Conseil d’État
9. Si l’intention du ministre-président d’interdire le transit d’armes vers Israël pouvait éventuellement être saluée, force est de constater que, même pour des décisions d’une telle portée, certaines autorités administratives traitent des enjeux de légalité avec une légèreté coupable.
À cet égard, il est à noter qu’en cas d’urgence spécialement motivée, l’auteur du projet d’acte règlementaire peut s’abstenir de demander l’avis de la section de législation du Conseil d’État. Une dispense était donc possible en l’espèce, pour autant qu’elle soit dument justifiée. L’arrêt en cause relève toutefois que le ministre-président n’a pas souhaité faire usage de cette faculté.
10. Le respect de formalités préalables à l’adoption d’un arrêté ministériel n’a pas pour objectif de ralentir sa procédure d’élaboration, mais touche à certains aspects fondamentaux de notre démocratie et de l’État de droit.
La consultation de la section de législation du Conseil d’État assure ainsi, depuis près d’un siècle, un contrôle de la qualité des normes prises par les différentes entités qui composent la Belgique. Ce contrôle porte notamment sur le respect des droits fondamentaux de chacun, ainsi que de la Constitution et des règles de droit international.
11. Le Conseil d’État a dès lors eu bien raison de rappeler à l’ordre le gouvernement wallon sur ce point, fût-ce au prix de l’annulation de l’arrêté. On est toutefois en droit de regretter qu’en pleine période d’austérité budgétaire, au nom de laquelle chaque service public se voit réduit à son plus strict exercice, le contribuable doive assumer le cout d’un procès qui, en plus d’encombrer des magistrats débordés, aurait pu être évité.
Ce propos doit être nuancé : l’absence de consultation du Conseil d’État n’était pas le seul argument invoqué par Challenge. Il est donc possible que l’arrêté aurait été annulé pour d’autres raisons. Il n’en reste pas moins inacceptable qu’un tel manquement puisse encore affecter des décisions aussi sensibles. Le respect de l’État de droit, la légalité des actes gouvernementaux et – en l’espèce – le sort d’armes potentiellement utilisées dans une zone de guerre sensible méritent mieux de la part de nos dirigeants. Il en va aussi de la confiance des citoyens dans les institutions politiques.
12. Il reviendra désormais au nouveau gouvernement wallon ou à son ministre compétent en matière d’armes de trancher l’épineuse question du transit de matériel militaire vers Israël. S’il ne le fait pas, ce sera l’arrêté ministériel précédent qui s’appliquera, qui, selon ce qu’en a dit la presse, interdisait le transbordement de ce matériel sur le sol wallon, c’est-à-dire le fait de le charger ou de le décharger en Wallonie, mais n’en interdisait pas le transit ; lorsqu’il s’agit de transit, le matériel ne quitte pas l’avion.
Si le gouvernement ou le ministre devait adopter un nouvel arrêté, puisse-t-il prendre soin de consulter le Conseil d’État avant d’agir. Et – pourquoi pas ? – relire l’exhortation que lançait Albert Camus aux États qui collaboraient avec le régime franquiste : « Il est grand temps que nos représentants renient en public la théorie qui consiste à dire ‘nous allons donner des armes à un dictateur et il deviendra démocrate’. Non ! Si vous lui donnez des armes, il tirera à bout portant, comme c’est son métier, dans le ventre de la liberté ».