Le régime de promotion des juges et la garantie d’indépendance

par Nicolas de Sadeleer - 12 décembre 2023

Photo @ PxHere

Plusieurs arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne se sont penchés sur les problèmes de défaut d’indépendance de la Justice en Pologne et en Hongrie.
Une question nouvelle, concernant cette fois la Roumanie, a été posée à la Cour de justice au sujet de règles nouvelles sur la promotion des magistrats : sont-elles compatibles avec les exigences d’indépendance de la Justice ? Dans un arrêt du 7 septembre dernier, la Cour y a répondu en indiquant que pareilles règles pouvaient poser des problèmes à ce titre, même si, en l’espèce, tel n’était pas le cas.
Nicolas de Sadeleer, professeur ordinaire à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles (Chaire Jean Monnet) détaille cet arrêt nuancé, qui précise la jurisprudence européenne sur les contours du principe d’indépendance judiciaire.

1. Avant 2018, la promotion des juges et des procureurs roumains se faisait uniquement par concours constitué d’épreuves écrites organisées au niveau national. En 2019, le Conseil supérieur de la magistrature de Roumanie a approuvé un règlement national réformant la procédure de promotion des juges en remplaçant une procédure unique par deux procédures distinctes.

2. En ce qui concerne la promotion au sein du siège, l’épreuve écrite à caractère théorique et pratique a été maintenue.
En revanche, en ce qui concerne la procédure de promotion d’un juge ou d’un procureur auprès d’une juridiction supérieure, la procédure écrite fut remplacée par une épreuve d’évaluation du travail et de la conduite des candidats au cours de leurs trois dernières années d’activité. Une commission composée du président de la cour d’appel concernée et de quatre membres de cette juridiction est chargée d’évaluer les qualités du candidat postulant pour siéger dans une juridiction supérieure.
L’évaluation du travail du juge candidat est fondée sur plusieurs critères, tels la capacité d’analyse et de synthèse, la clarté et la logique de l’argumentation, ainsi que le respect de délais raisonnables dans le traitement des affaires. S’agissant de l’évaluation du respect des délais, l’appréciation repose sur une série de sous-critères (points 29 et 30 de l’arrêt du 7 septembre 2023 de la Cour de justice de l’Union européenne, Asociaţia « Forumul Judecătorilor din România », C 216/21, qui s’est prononcé sur cette réforme et qui fait l’objet du présent article).

3. L’association « Forum des juges de Roumanie » (Forumul Judecătorilor din România) a contesté devant la justice roumaine le règlement de 2019 réformant la procédure de promotion des juges. La Cour d’appel de Ploiești a alors interrogé la Cour de justice de l’Union européenne sur la compatibilité du nouveau système avec le droit européen, notamment avec l’exigence d’indépendance qui doit être garantie aux juges et aux juridictions.

4. L’association ne critiquait pas la première phase de la procédure de promotion, à savoir la promotion « sur place ». Elle contestait au contraire la nouvelle procédure de promotion des juges des juridictions de rang inférieur, dont l’aptitude à exercer des fonctions au sein d’une juridiction supérieure est désormais évaluée par les présidents et d’autres membres des cours d’appel dans lesquelles des postes sont à pourvoir.
Tout particulièrement, l’association requérante estimait que cette procédure repose sur des critères subjectifs et discrétionnaires et non, comme par le passé, sur une appréciation objective des candidats fondée sur les résultats obtenus lors d’une épreuve écrite.

5. Conformément au principe de l’autonomie procédurale, le droit de l’Union n’impose aucun modèle juridictionnel particulier aux États membres. Les autorités nationales sont donc en droit de définir leur propre architecture juridictionnelle et d’établir les modalités procédurales des recours permettant aux justiciables de sauvegarder les droits qu’ils tirent du droit de l’Union, pour autant que les voies de recours disponibles respectent les principes d’équivalence et d’effectivité.
Le principe d’équivalence signifie que la règle nationale en cause, s’agissant ici de celles sur le fonctionnement des juridictions, doit s’applique indifféremment aux recours fondés sur les droits que les justiciables tirent du droit de l’Union et à ceux fondés sur la méconnaissance du droit interne ayant un objet et une cause semblables. Quant au principe d’effectivité, il exige que la protection des droits que tirent les particuliers du droit de l’Union européenne ne soit pas soumise à des conditions de nature à rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l’exercice de ces droits.

6. Or, quand bien même l’organisation de la justice relève de la compétence des États, ceux-ci sont tenus de respecter les obligations qui découlent, pour eux, du droit de l’Union européenne, le respect desquelles relève de la compétence de la Cour de justice de l’Union européenne.
Les limites au principe de l’autonomie procédurale découlent de l’articulation entre la « valeur » de l’État de droit (article 2 du Traité sur l’Union européenne), la protection juridictionnelle effective (article 19, § 1er, alinéa 2, du même Traité) et le droit à un recours dans un délai raisonnable devant un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi (article 47, alinéa 2, première phrase, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne). Le principe général de protection juridictionnelle effective est consacré aux articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme.

7. Le champ d’application de l’article 19, § 1er, alinéa 2, du Traité sur l’Union européenne est particulièrement large car il comprend toutes les mesures concernant des juges nationaux « susceptibles de statuer, en tant que juridiction, sur des questions portant sur l’application ou l’interprétation du droit de l’Union et relevant ainsi de domaines couverts par ce droit » (CJUE, 26 mars 2020, VX e.a., C 558/18 et C 533/18, point 34).

8. Comme les juges constituent le dernier rempart de l’État de droit, la préservation de leur indépendance et de leur impartialité est inhérente à leur mission de juger et doit être préservée. Du fait que les juges nationaux sont en première ligne lorsqu’il s’agit d’appliquer le droit de l’Union européenne, la garantie d’indépendance relève de l’intérêt de l’Union.

9. Depuis 1998, la jurisprudence relative à l’indépendance des juges de la Cour de justice de l’Union européenne commence à être bien étayée.
Ainsi, les garanties d’indépendance et d’impartialité requises en vertu du droit de l’Union postulent l’existence de règles qui ont trait non seulement à la composition de la juridiction, à la nomination des juges, à la durée de leur fonction, à leur inamovibilité, à leur rémunération adéquate mais aussi à leur promotion.
Dans l’arrêt annoté, la Cour de justice reconnaît pour la première fois que le principe d’indépendance des juges s’applique aux procédures de promotion auxquelles ceux-ci sont soumis (point 67 de l’arrêt, point 47 des conclusions de l’Avocat général).

10. Or, il ne peut exister un problème structurel d’indépendance des juges que lorsque le régime d’organisation du système judiciaire litigieux est susceptible de susciter dans l’esprit des justiciables un doute raisonnable quant à l’indépendance et à l’impartialité des juges concernés. C’est précisément la confiance que les juridictions doivent inspirer aux justiciables dans une société démocratique qui est en jeu.
La Cour de justice de l’Union européenne est consciente qu’un certain degré de subjectivité ne saurait être exclu, et est même inévitable, lorsqu’un organe doit apprécier la qualité du travail fourni par des magistrats. Elle conclut dans l’arrêt annoté que ni la composition de la commission de sélection (ses membres sont désignés par le Conseil de la magistrature) ni les critères appliqués par cette commission ne sauraient, à eux seuls, susciter dans l’esprit des justiciables un doute raisonnable quant à l’imperméabilité des candidats à la procédure de « promotion auprès des juridictions supérieures » à des pressions extérieures.
Tout d’abord, la commission d’évaluation, qui doit présenter elle-même des garanties d’indépendance, est composée exclusivement de juges, désignés sur proposition du collège de la cour d’appel compétente, lequel est lui-même composé de juges. Ainsi, « le fait que certains juges exercent un contrôle sur l’activité professionnelle de leurs pairs n’indique pas, en tant que tel, qu’il existerait un problème potentiel d’indépendance des juges » (point 77 de l’arrêt).
Ensuite, les critères énumérés dans le règlement litigieux sont clairement établis et devraient permettre des appréciations objectives sur la base d’éléments vérifiables (points 85-86 de l’arrêt). Par exemple, la commission de sélection recourt à un échantillon de dix décisions rendues par les candidats au cours des trois années antérieures qui sont sélectionnées au hasard, au moyen d’un logiciel informatique.
Enfin, en ce qui concerne les modalités procédurales présidant à l’adoption des décisions de promotion effective, la Cour de justice souligne que la commission d’évaluation établit un rapport motivé indiquant les notes attribuées pour chacun des critères concernés ainsi que la possibilité pour le candidat non retenu de former un recours (point 87 de l’arrêt).

11. La Cour de justice a répondu comme suit aux questions préjudicielles posées par la Cour d’appel de Ploiești : « 

  1. La décision 2006/928/CE de la Commission, du 13 décembre 2006, établissant un mécanisme de coopération et de vérification des progrès réalisés par la Roumanie en vue d’atteindre certains objectifs de référence spécifiques en matière de réforme du système judiciaire et de lutte contre la corruption, constitue un acte pris par une institution de l’Union européenne, susceptible d’être interprété par la Cour au titre de l’article 267 TFUE. Cette décision relève, en ce qui concerne sa nature juridique, son contenu et ses effets dans le temps, du champ d’application du traité entre les États membres de l’Union européenne et la République de Bulgarie et la Roumanie, relatif à l’adhésion de la République de Bulgarie et de la Roumanie à l’Union européenne. Les objectifs de référence figurant à l’annexe de ladite décision visent à assurer le respect, par la Roumanie, de la valeur de l’État de droit énoncée à l’article 2 TUE et revêtent un caractère contraignant pour ledit État membre, en ce sens que ce dernier est tenu de prendre les mesures appropriées aux fins de la réalisation de ces objectifs, en tenant dûment compte, au titre du principe de coopération loyale énoncé à l’article 4, paragraphe 3, TUE, des rapports établis par la Commission européenne sur la base de la même décision, en particulier des recommandations formulées dans lesdits rapports.
  2. L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu en combinaison avec l’article 2 TUE et l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, doit être interprété en ce sens qu’une réglementation nationale relative au régime de promotion des juges doit garantir le respect du principe de l’indépendance des juges.
  3. L’article 19, paragraphe 1, second alinéa, TUE, lu en combinaison avec l’article 2 TUE et l’article 47 de la charte des droits fondamentaux, doit être interprété en ce sens qu’il ne s’oppose pas à une réglementation nationale en vertu de laquelle le régime de promotion des juges vers une juridiction supérieure est fondé sur une évaluation du travail et de la conduite des intéressés, réalisée par une commission composée du président de cette juridiction supérieure et de membres de celle-ci, pour autant que les conditions de fond et les modalités procédurales présidant à l’adoption des décisions de promotion effective soient telles qu’elles ne puissent pas faire naître, dans l’esprit des justiciables, des doutes légitimes quant à l’imperméabilité des juges concernés à l’égard d’éléments extérieurs et à leur neutralité par rapport aux intérêts qui s’affrontent, une fois les intéressés promus.
  4. La décision 2006/928 doit être interprétée en ce sens qu’elle ne s’oppose pas à une réglementation nationale modifiant le régime de promotion des juges lorsque, dans les rapports établis au titre de cette décision, la Commission européenne n’a formulé aucune recommandation relative à une telle modification ».

12. Ce nouvel arrêt concernant les limites posées à l’autonomie étatique des États membres concernant l’organisation de leur système judiciaire donne davantage de consistance à la valeur de l’État de droit, dont les ramifications sont parfois difficiles à appréhender.

Votre point de vue

  • Denis Luminet
    Denis Luminet Le 13 décembre 2023 à 17:24

    Plus -très !- près de chez nous, extrait des Annales du Sénat, 15 mai 2020 :
    "les nominations des juges [de la Cour constitutionnelle] obéissent à des règles de répartition qui sont aujourd’hui remises en cause"
    Comble de la tartufferie : n’étant écrites nulle part, ces règles de répartition particratiques ne peuvent être contestées à Luxembourg ni à Strasbourg.

    Répondre à ce message

Votre message

Qui êtes-vous ?

Pour afficher votre trombine avec votre message, enregistrez-la d’abord sur gravatar.com (gratuit et indolore) et n’oubliez pas d’indiquer votre adresse e-mail ici.

Votre message

Les messages sont limités à 1500 caractères (espaces compris).

Lien hypertexte

(Si votre message se réfère à un article publié sur le Web, ou à une page fournissant plus d’informations, vous pouvez indiquer ci-après le titre de la page et son adresse.)

Ajouter un document

Avec le soutien de la Caisse de prévoyance des avocats, des huissiers de justice et des autres indépendants
Pour placer ici votre logo, contactez-nous