Procès des attentats de Bruxelles : Salah Abdeslam exécute provisoirement sa peine en Belgique plutôt qu’en France

par Benoît Dejemeppe - 6 novembre 2023

Au terme d’un arrêt rendu par la Cour d’appel de Bruxelles, la Belgique se voit provisoirement interdire de remettre Salah Abdeslam à la France pour qu’il continue d’y purger la peine de perpétuité incompressible infligée par la Cour d’assises de Paris à la suite des attentats du 13 novembre 2016.
Benoît Dejemeppe, président de section émérite à la Cour de cassation, maître de conférences honoraire à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles, explique comment il se fait qu’un juge a pu interférer dans une procédure pénale arrivée à son terme.

1. Le volet pénal du procès des attentats de Bruxelles et Zaventem à peine terminé le 15 septembre 2023 (B. Dejemeppe, « Procès des attentats de Bruxelles : la cour d’assises tire le rideau »), voici qu’un autre juge, civil cette fois, décide que Salah Abdeslam ne retournera pas, pour le moment, en France pour y poursuivre l’exécution de la peine que lui avait infligée en 2022 la Cour d’assises de Paris pour sa participation aux attentats terroristes de Paris du 13 novembre 2015.

Comment cela s’explique-t-il ?

2. Si chaque pays reste en principe maître chez soi, le développement de l’Union européenne a permis de faire progresser la coopération judiciaire entre les États de manière substantielle en créant le « mandat d’arrêt européen ». Jusqu’au début de ce siècle, certains pays, comme la Belgique, refusaient d’extrader leurs nationaux et il fallait une autorisation gouvernementale pour ce faire. Le nouveau système abolit ces règles, le mot « extradition » a fait place à la notion de « remise », qui renvoie plus à l’idée d’un espace commun qu’à une frontière séparant les États, et le transfert d’un individu d’un pays à l’autre ne passe plus par le gouvernement : un juge peut émettre un mandat d’arrêt européen pour arrêter une personne dans un autre pays de l’Union et ce mandat est seulement soumis un contrôle judiciaire assez léger dans l’État d’exécution (pour plus d’explications, il est renvoyé à l’article d’Anne Weyembergh, « Le mandat d’arrêt européen, outil de coopération pénale entre les États membres de l’Union européenne »).
Le fondement de cette procédure simplifiée réside dans le fait que les pays de l’Union européenne partagent des valeurs communes en matière de protection des droits de l’homme et que, s’ils ont chacun des réglementations propres, ils se font confiance mutuellement pour assurer le traitement des personnes confrontées une procédure pénale conformément à ces valeurs. S’il arrive que ce n’est pas le cas – et cela peut arriver –, c’est au juge de l’État d’exécution qu’il appartient d’apprécier la situation et, éventuellement, de refuser de remettre à la justice d’un autre État une personne poursuivie ou condamnée.

3. C’est cette procédure qui a été appliquée lorsque Salah Abdeslam a été arrêté en Belgique.
Les autorités judiciaires françaises ont émis le 19 mars 2016 un mandat d’arrêt européen à sa charge pour le faire incarcérer à Paris, ce à quoi l’intéressé a d’ailleurs consenti à l’époque, rendant sa remise d’autant plus rapide à la France ; il a ensuite été condamné par la Cour d’assises de Paris le 29 juin 2022. Mais, rappelez-vous, les attentats en Belgique ont eu lieu le 22 mars 2016, ce qui entraîna également des poursuites devant la Cour d’assises de Bruxelles et l’arrêt final du 15 septembre 2023.

4. Un élément important à retenir pour la suite est le fait qu’après le transfert d’Abdeslam en France, la loi française a été modifiée en ce sens que la peine maximale à laquelle un auteur d’attentat terroriste s’expose, a été aggravée : ce n’est pas seulement la perpétuité, pour laquelle des aménagements sont toujours possibles après un certain temps de détention, mais la perpétuité incompressible, c’est-à-dire sans aucune possibilité de libération, sauf de manière exceptionnelle, soit pratiquement à vie.
C’est à cette peine que la Cour d’assises de Paris a condamné Salah Abdeslam le 29 juin 2022.

5. À l’issue de l’enquête belge, le juge d’instruction émet à son tour un mandat d’arrêt européen à sa charge en vue de le ramener en Belgique et de permettre la poursuite de l’intéressé pour les attentats de Bruxelles et Zaventem. La justice française fait droit à cette demande et le « prête » pour une durée d’un an qui sera prolongée jusqu’à la fin du procès.

6. Le procès se terminant, Salah Abdeslam sait qu’il devra bientôt retourner en France pour y purger sa peine.
Il décide alors de demander au Tribunal de première instance francophone de Bruxelles siégeant en référé, soit en urgence et de manière provisoire, d’interdire à l’État belge de le retransférer en France au principal motif que sa peine de perpétuité incompressible, qui n’existait pas au moment de sa remise en 2016, constitue un traitement inhumain et dégradant au sens de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui interdit de manière absolue ce genre de traitement. Dans un arrêt du 9 juillet 2023, la Cour européenne a d’ailleurs condamné le Royaume-Uni pour avoir adopté une telle législation ; on se reportera sur ce point à l’article de Philippe Frumer, « Peines perpétuelles incompressibles et dignité humaine : Strasbourg reconnaît un ‘droit à l’espoir’ en faveur des détenus à vie ».

7. Il peut paraître surprenant que la « justice civile » soit convoquée dans cette affaire alors que la « justice pénale » a déjà pris des dispositions et que, dans le cadre du mandat d’arrêt européen, l’État belge s’était engagé à remettre Salah Abdeslam à l’issue du procès devant la Cour d’assises, de sorte que le retour sur cet engagement pose problème du point de vue du respect de la parole donnée d’un État à l’autre. Mais c’est là une question qui dépasse le cadre de cet article.

8. En première instance, le Tribunal rejette la requête mais, le 3 octobre 2023, la Cour d’appel l’accueille.
La Cour d’appel expose d’abord que le système français prévoit qu’une réduction de peine de sûreté dite incompressible peut être décidée à titre exceptionnel après trente ans de détention, après un avis rendu par un collège d’experts sur l’état de dangerosité du condamné et soumis à cinq magistrats de la Cour de cassation à qui il revient de décider s’il y a lieu de mettre fin à l’application de la décision de la cour d’assises et de rendre le condamné éligible à une mesure d’aménagement de sa peine par le tribunal de l’application des peines.
L’arrêt relève ensuite que, sur ce point, un tel système n’a été censuré ni par le Conseil constitutionnel français ni par la Cour européenne des droits de l’homme.
L’arrêt relève toutefois que la loi française prévoit également deux conditions qui n’ont pas été examinées par la Cour de Strasbourg : il faut que la réduction de la période de sûreté ne soit pas susceptible de causer un trouble grave de l’ordre public et il faut recueillir l’avis des parties civiles. Le juge d’appel estime qu’il s’agit là de conditions indépendantes de la dangerosité du condamné et de son évolution en prison. Il considère qu’il existe ainsi un doute sérieux sur l’effectivité de ce mécanisme et sur l’existence d’une perspective réelle d’être un jour libéré.
Et, comme cette absence de perspective équivaut à un traitement inhumain et dégradant incompatible avec l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, la Cour d’appel bloque provisoirement le retour en France de l’intéressé.

9. On vient de le dire, il s’agit d’une décision provisoire et l’affaire va se poursuivre au fond devant le Tribunal de première instance de Bruxelles où elle a débuté le 17 octobre dernier.
Ce tribunal devrait statuer de manière définitive d’ici quelques mois.

10. Pour être complet, signalons enfin que la justice française doit également prendre position sur la demande formulée par Salah Abdeslam d’être transféré en Belgique pour y subir sa peine. Mettant en œuvre une Convention européenne relative au transfèrement interétatique des détenus, la loi française prévoit en effet que, sous certaines conditions, un condamné peut être transféré dans le pays de sa résidence et où il a ses attaches personnelles.

11. Entretemps, l’intéressé continue de subir sa peine en Belgique.

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