Indemnisation des dommages environnementaux : un arrêt fondamental de la Cour internationale de Justice

par Xavier Thunis - 12 avril 2018

Dans un arrêt du 2 février 2018, la Cour internationale de Justice de La Haye a ordonné au Nicaragua d’indemniser le Costa Rica pour des dommages environnementaux causés par la construction illicite de chenaux près de l’embouchure du fleuve San Juan qui sépare les deux Etats. Cet arrêt est fondamental et novateur : pour la première fois, la Cour, principal organe juridictionnel des Nations Unies, reconnait la spécificité du dommage écologique « pur » et se prononce sur son évaluation et son indemnisation.

Commentaire de Xavier Thunis, professeur à l’Université de Namur, qui a déjà commenté sur Justice-en-ligne l’arrêt n° 7/2016 du 21 janvier 2016 de la Cour constitutionnelle de Belgique sur un thème proche (« Dommage moral des associations environnementales : l’euro symbolique ne suffit pas toujours »).

Du conflit frontalier à l’indemnisation

1. L’arrêt fait suite à un long conflit frontalier ponctué par une série d’arrêts et d’ordonnances de la Cour.

En 2010, le Nicaragua avait envoyé un petit contingent militaire et entrepris des travaux de dragage dans une zone humide frontalière protégée par la Convention de Ramsar du 2 février 1971 ‘relative aux zones humides d’importance internationale particulièrement comme habitats des oiseaux d’eau’, aussi couramment appelée « Convention sur les zones humides ». Il avait aussi creusé trois chenaux (caños), dégagé six hectares de végétation et abattu plus de 300 arbres.

Dans un arrêt du 16 décembre 2015, la Cour internationale de Justice décide que le Nicaragua, en agissant de la sorte, a violé la souveraineté du Costa Rica. Il en résulte que les activités du Nicaragua en territoire costa-ricien sont illicites et que les dommages causés par ces activités doivent être indemnisés.

L’arrêt du 2 février 2018 statue à la fois sur les dommages économiques subis par le Costa Rica (frais et dépenses de surveillance des lieux, de construction d’une digue, etc.) et sur les dommages environnementaux « purs », causés à l’environnement en tant que tel.

2. Au total, La Cour condamne le Nicaragua à payer un peu plus de 378.000 dollars.

Ce montant englobe les dommages environnementaux purs à concurrence de 120.000 dollars et les autres dépenses faites par le Costa Rica pour réparer les dommages qui lui sont causés. Il n’est pas anodin que la Cour ait condamné le Nicaragua à des intérêts compensatoires et moratoires, ce qui est rare. Les intérêts compensatoires sont ceux qui compensent le préjudice en raison de l’écoulement du temps entre l’événement qui en est la cause et la fixation par le juge de l’indemnisation principale ; les intérêts moratoires tendent à réparer le préjudice dû à l’écoulement du temps lorsque c’est dès le départ une somme d’argent qui est due et n’a pas été payée.

3. Même si le Costa Rica avait demandé une indemnisation nettement supérieure, la décision est remarquable pour deux raisons :
1°) Pour la première fois, la Cour est confrontée à l’indemnisation des dommages environnementaux. Elle n’hésite pas à affirmer la possibilité de les indemniser. Cette ouverture est remarquable. La Cour se montre plus progressiste que de nombreux États, dont la législation ou la jurisprudence restent réticentes à prendre ce type de dommage en considération (ci après le n° 4).
2°) La Cour s’explique aussi sur les méthodes qu’elle retient pour l’évaluation des dommages environnementaux. Ces méthodes ne sont pas incontestables, d’autant qu’elle en utilise plusieurs. Certains juges, dans des opinions séparées ou dissidentes, proposent des calculs aboutissant à un total supérieur ou inférieur à celui fixé par la Cour. Tous reconnaissent la difficulté de l’exercice. Aucun n’en tire prétexte pour refuser l’indemnisation des dommages environnementaux (ci après les nos 5 à 7).

Le principe de l’indemnisation des dommages environnementaux « purs »

4. En ce qui concerne le principe de l’indemnisation de tels dommages, la Cour affirme que le droit international général relatif à la responsabilité internationale des États impose la réparation de ce type de dommage

La Cour parle de réparation mais la plus grande partie de l’arrêt se concentre sur l’indemnisation des dommages environnementaux. Selon la Cour, « Il est [...] conforme aux principes du droit international régissant les conséquences de faits internationalement illicites, et notamment au principe de la réparation intégrale, de conclure que les dommages environnementaux ouvrent en eux-mêmes (nous soulignons) droit à indemnisation, en sus de dépenses engagées par l’État lésé en conséquence de tels dommages ».

Il n’est pas impossible que cette fermeté soit due, pour partie, au comportement du Nicaragua, qui avait violé sciemment et à plusieurs reprises les ordonnances antérieures de la Cour interdisant l’occupation par les parties des territoires litigieux.

L’évaluation des dommages

5. En ce qui concerne l’évaluation des dommages, l’arrêt est également intéressant. La Cour distingue bien deux volets : les frais et dépenses occasionnés au Costa Rica par les activités illicites du Nicaragua et les dommages environnementaux proprement dits.

La première catégorie de dommage est classique en responsabilité. En l’espèce, elle couvre notamment les dépenses engagées par le Costa Rica pour la surveillance des lieux par voie aérienne (frais d’essence, achat d’images satellites) ou pour leur remise en état par des travaux appropriés : construction d’une digue sur un caño (§ 146), remplacement du sol excavé dans les caños (rejet par la Cour, § 87), frais de restauration de la zone humide protégée par la Convention de Ramsar (indemnité de 2.708,39 dollars (§ 87)).

Un second volet concerne les dommages à l’environnement proprement dits.
Le Costa Rica soutient que les activités illégales du Nicaragua ont causé la dégradation de biens et services écosystémiques comme le bois sur pied, certaines matières premières (fibre et énergie), la régulation des gaz et de la qualité de l’air, l’atténuation des risques naturels, la formation du sol et la lutte contre l’érosion, et la biodiversité.

La Cour retient les dommages causés par l’abattage d’arbres, l’atteinte à la biodiversité et la réduction de la capacité de la zone à réguler des gaz à effet de serre.

Le droit international n’impose aucune méthode particulière d’évaluation des dommages, ce qui va amener la Cour à « sortir du bois ». L’expression est adéquate puisque le dommage environnemental principal dont se prévaut le Costa Rica est l’abattage d’arbres parfois fort estimables mais dont les services sont difficiles à estimer.

6. La Cour présente brièvement la méthode d’évaluation des dommages environnementaux proposée par chacune des Parties.

Le Costa Rica estime que la méthode la plus appropriée est la « méthode des services écosystémiques ». Pour rappel, les services écosystémiques sont les bénéfices que tirent les communautés humaines du fonctionnement des écosystèmes, qu’il s’agisse de services d’approvisionnement, de régulation ou culturels. Le Costa Rica soutient que cette méthode d’évaluation des dommages environnementaux est largement reconnue sur le plan international.

Le Nicaragua estime pour sa part que le Costa Rica a droit à une indemnisation pour le coût du remplacement des services écosystémiques qui ont été perdus ou qui risquent de l’être tant que la zone touchée n’est pas reconstituée.

Étant donné la diversité des méthodes existant pour évaluer ces services, la Cour indique qu’elle s’abstiendra de choisir entre ces deux méthodes. Avant de fixer des valeurs aux biens et services altérés, elle vérifie soigneusement l’existence et l’étendue des dommages en question, ainsi que le lien de causalité entre les dommages invoqués et les activités nicaraguayennes illicites. Ainsi, la Cour estime que le Costa Rica n’a pas démontré que la zone affectée a perdu sa capacité d’atténuer les risques naturels. Elle estime aussi que le sol, bien qu’altéré par les excavations a pu se reconstituer de façon satisfaisante au cours du temps.

En revanche, il ressort du dossier qu’en abattant près de 300 arbres et en dégageant 6,20 hectares de végétation, le Nicaragua a sensiblement affecté la capacité écologique des deux sites affectés. La valeur des services rendus par les quelques hectares de forêt tropicale abattus fait l’objet de longues discussions par les parties, au départ de méthodes différentes d’évaluation.

7. Sur plan plus général, selon la Cour, il convient de considérer l’écosystème dans son ensemble en procédant à une évaluation globale de la dégradation ou de la perte de biens et services environnementaux avant reconstitution. Il y a lieu de tenir compte du lien existant entre la destruction d’une ressource (en l’occurrence l’abattage des arbres) et les pertes d’autres biens et services environnementaux. Ce point de vue se justifie d’autant plus que la zone affectée par les activités du Nicaragua bénéficie d’une protection au titre de la convention de Ramsar et que les biens et services écologiques concernés sont étroitement liés.

Prudente, la Cour souligne que l’absence de certitude quant à l’étendue des dommages n’exclut pas nécessairement l’octroi d’une indemnité qui reflète approximativement la valeur de la dégradation ou de la perte de biens et services environnementaux subie. S’abstenant de préciser les détails de son calcul, la Cour accorde finalement au Costa Rica une indemnité de 120.000 dollars pour la dégradation ou la perte de services environnementaux.

8. La décision a été prise à 15 voix contre une. Elle fera date sur le plan international.

À notre avis, elle influencera aussi l’évolution du droit européen et de certains droits nationaux.
On ne peut que s’en réjouir. Il n’est pas si fréquent que le droit international ait une longueur d’avance.

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