L’exportation d’armes wallonnes en Arabie saoudite et le Conseil d’État

par Emmanuel Slautsky - 11 mai 2018

Le Conseil d’État vient de rendre neuf décisions sur des recours en suspension introduits devant lui au sujet de licences (c’est-à-dire des autorisations) d’exportation d’armes wallonnes vers l’Arabie saoudite.

Emmanuel Slautsky, maître d’enseignement à l’Université libre de Bruxelles (Centre de droit public) et chercheur postdoctoral au Leuven Center for Public Law (KU Leuven) nous explique l’objet de ces recours et la portée des décisions du Conseil d’État, ces affaires n’étant toutefois pas encore clôturées.

1. En décembre 2017, la presse s’est fait l’écho de l’introduction par la Ligue des droits de l’Homme et la Coordination nationale d’action pour la paix et la démocratie, devant le Conseil d’État, de plusieurs recours en annulation et en suspension contre des décisions du Ministre-Président de la Région wallonne d’autoriser des exportations d’armes et de matériel militaire vers l’Arabie saoudite.

Les deux ONG soulevaient trois arguments (que l’on appelle « moyens » dans le jargon juridique) à l’appui de leurs recours : (1°) les règles procédurales pour l’octroi des licences n’auraient pas été respectées ; (2°) les décisions de délivrer les licences n’auraient pas été suffisamment motivées et ces décisions seraient le résultat d’une erreur manifeste d’appréciation dans le chef du Gouvernement wallon ; (3°) les conséquences négatives des livraisons d’armes en cause pour la paix et la stabilité régionales et le respect du droit humanitaire n’auraient pas été suffisamment prises en compte (c’est, spécialement, le rôle joué par l’Arabie Saoudite dans le conflit au Yémen qui était dénoncé) et les conséquences de ces exportations d’armes pour le respect des droits humains n’auraient pas non plus correctement été évaluées.

Il faut savoir qu’un décret wallon du 21 juin 2012 exige que les exportations d’armes wallonnes en-dehors de l’Union européenne fassent préalablement l’objet d’une autorisation (ou licence) du Gouvernement wallon. Avant d’octroyer une telle autorisation, celui-ci doit évaluer différents risques, comme le risque que les armes exportées soient utilisées pour commettre des violations graves des droits humains ou du droit international humanitaire, ou le risque que l’exportation envisagée mette à mal la stabilité de la région du pays acheteur.

Le Gouvernement doit refuser l’octroi de la licence si les risques identifiés sont trop importants.

2. La Ligue des droits de l’Homme et la Coordination nationale d’action pour la paix et la démocratie ont donc introduit un recours en annulation contre plusieurs décisions wallonnes autorisant des exportations d’armes à destination de l’Arabie saoudite.
Les deux ONG ont, en outre, demandé la suspension de l’exécution de ces licences d’exportation.

Le Conseil d’État peut ordonner la suspension de l’exécution d’une décision administrative, comme une licence d’exportation, s’il existe une urgence incompatible avec le traitement de l’affaire en annulation et si l’annulation de la décision contestée paraît hautement probable en raison de son illégalité apparente. La procédure en suspension permet donc d’éviter qu’un dommage irréparable soit causé par l’exécution, pendant le temps nécessaire au traitement de la requête en annulation, d’une décision administrative qui serait illégale.

Lorsque des requérants demandent à la fois la suspension de l’exécution d’une décision administrative et l’annulation de cette décision, le Conseil d’État se prononce, logiquement, d’abord sur la demande de suspension et, ensuite, sur la requête en annulation.

3. Par neuf décisions rendues le 6 mars 2018, le Conseil d’État a rejeté une partie des demandes de suspension introduites par les ONG requérantes, en partie pour des raisons procédurales, en partie parce que les exportations litigieuses avaient déjà eu lieu, de sorte que le préjudice irréversible mis en avant par les ONG pour justifier l’urgence était, en fait, déjà réalisé.

Pour les demandes de suspension restantes, le Conseil d’État a, d’abord, accepté que la condition d’urgence était satisfaite.

Il a cependant, ensuite, rejeté les deux premiers arguments invoqués par les ONG, à savoir, d’une part, le problème de procédure et, d’autre part, le défaut de motivation et l’existence d’une erreur manifeste d’appréciation.
Pour justifier ces décisions, le Conseil d’État a entre autres mis en évidence le fait que les licences d’armes avaient été délivrées sur la base d’un avis (confidentiel) rendu par une Commission d’avis sur les licences d’exportations d’armes et que cette commission avait examiné les conséquences des exportations d’armes litigieuses du point de vue, notamment, du respect du droit humanitaire et de la stabilité régionale, conformément aux critères fixés par le décret wallon du 21 juin 2012. Le Conseil d’État a indiqué, à cet égard, « que s’il est vrai que l’appréciation portée en fonction de certains de ces critères peut porter à controverse, il n’apparait pas que le Gouvernement aurait en l’occurrence commis une erreur manifeste d’appréciation », seule susceptible d’être sanctionnée par le juge.

Par ces décisions, le Conseil d’État a donc rappelé qu’il devait respecter la marge d’appréciation du Gouvernement wallon et qu’il ne pouvait pas substituer sa propre appréciation de l’opportunité d’exportations d’armes vers l’Arabie saoudite à celle de l’autorité compétente.

4. Il reste, à présent, au Conseil d’État à se prononcer sur le troisième moyen développé par les ONG dans leurs recours, à savoir celui tiré de la violation des droits fondamentaux, ce qu’il fera après que l’auditeur en charge de l’affaire aura préparé un rapport complémentaire.
Par ailleurs, dans un second temps, après que la procédure en suspension sera achevée, le Conseil d’État devra encore statuer sur les requêtes en annulation introduites devant lui. L’affaire n’est donc pas close !

Mots-clés associés à cet article : Droits de l’homme, Droit humanitaire, Arabie saoudite, Armes, Droits humains,

Votre point de vue

  • Amandine
    Amandine Le 18 mai 2018 à 19:59

    Je remercie ces deux ONG d’avoir introduit ces recours.
    Il me semble que, ce faisant, elles ne dictent pas la loi.
    C’est le gouvernement wallon qui a dicté la loi, en l’occurrence, qui a adopté ce décret du 21 juin 2012. Le Conseil d’Etat est compétent pour vérifier si la loi - le décret - a été respecté, si le gouvernement wallon, en délivrant ces licences, a bien respecté les termes de son propre décret.
    Il y a beaucoup d’autres activités industrielles que la vente d’armes.
    S’il y avait moins de vente d’armes, il y aurait moins de morts, de blessés, et de réfugiés.
    Et les états pourraient utiliser l’argent consacré à l’armement à d’autres buts.
    Ci-dessous, un lien vers un article qui donne une idée des sommes faramineuses consacrées au bombardement de la Syrie :
    https://www.commondreams.org/views/2018/04/20/many-millions-spent-bombing-syria-us-could-have-assisted-syrian-refugees-thousands
    Il s’agit des Etats-Unis, mais je serais bien curieuse de connaître les montants dépensés par la Belgique pour son intervention en Syrie et, en regard, ceux dépensés pour l’accueil des Syriens qui ont fui les bombardements et reçu asile chez nous.

    .

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  • skoby
    skoby Le 15 mai 2018 à 12:49

    Je ne suis pas d’accord avec le fait que ce soient les ONG qui dictent la loi.
    La FN risque d’être la faillite si on leur donne raison.
    En fait l’Arabie Saoudite pourrait acheter des armes chez n’importe quel
    fabriquant, donc pourquoi empêcher cette société belge de travailler.
    Ou sinon la Justice devrait être claire et exiger la fermeture de la FN.
    Mais il n’y a aucune raison de faire cela. Tous les pays fabriquent des armes.
    Alors pourquoi la Belgique ne pourrait-elle pas vendre des armes ??

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