La Cour européenne des droits de l’homme se prononce sur l’interdiction de faire grève dans le secteur ferroviaire

par Jean-François Neven - 13 février 2019

À la suite de sa participation à une grève, un cheminot russe a été l’objet d’une procédure disciplinaire au terme de laquelle il a été licencié. Les juridictions russes ont en effet refusé de reconnaître le caractère injustifié de son licenciement.

Il a dès lors porté l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme, qui, dans un arrêt Ognevenko c. Russie du 20 novembre 2018 , a conclu à la violation de l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’homme.

La Cour a ainsi considéré qu’en ce qu’elle interdit aux travailleurs qui occupent des fonctions en lien avec la circulation des trains de faire grève, la loi russe n’est pas conforme à la Convention.

Jean-François Neven nous livre les principaux enseignements de l’arrêt.

1. Par son un arrêt Ogneveko c. Russie du 20 novembre 2018, a Cour européenne des droits de l’homme réaffirme le caractère fondamental du droit de grève.

Sa jurisprudence s’appuie, à cet égard, sur l’article 11 de la CEDH qui consacre le « droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts » et qui garantit la liberté d’association et la liberté syndicale. Dans l’arrêt du 20 novembre 2018, la Cour rappelle que le droit de grève est un corollaire indispensable à la liberté syndicale car il est un des moyens les plus essentiels pour les organisations syndicales d’être entendues et de susciter des négociations en vue de la défense des intérêts professionnels de leurs membres.

2. La Cour européenne des droits de l’homme rappelle également que, si le
droit de grève est un droit fondamental, il n’est pas un droit absolu.
Les États disposent en effet de la faculté d’y apporter des restrictions. Elles ne sont néanmoins acceptables que pour autant qu’elles soient prévues par la loi (ou par une jurisprudence bien établie) et qu’elles soient nécessaires dans une société démocratique. Elles doivent, en d’autres termes, répondre à un « besoin social impérieux ».

3. Pour apprécier le caractère nécessaire des restrictions et vérifier qu’elles répondent à un besoin social impérieux, la Cour européenne des droits de l’homme se réfère au consensus qui se dégage du droit social international.
L’arrêt du 20 novembre 2018, comme d’autres avant lui, évoque ainsi explicitement la Charte sociale européenne, qui en matière sociale lie la plupart des pays du Conseil de l’Europe, et les décisions de l’Organisation internationale du travail (O.I.T.), qui à un niveau mondial rassemble les États, les organisations d’employeurs et les organisations syndicales.

Pour apprécier l’admissibilité des restrictions au droit de grève, l’O.I.T. et l’organe chargé du contrôle de la Charte sociale européenne opèrent une distinction entre les activités qui sont « essentielles par nature » et celles qui ne le sont pas. Pour les premières, parmi lesquelles la police ou l’armée, les restrictions sont largement admissibles. Pour les autres, par contre, les restrictions doivent être justifiées de manière plus précise.

4. La Cour européenne des droits de l’homme constate que, selon l’O.I.T. et l’organe chargé du contrôle de la Charte sociale européenne, les activités de transport, y compris les activités de transport ferroviaire, ne sont pas considérées comme des activités essentielles.

Ainsi, même limitée aux seuls travailleurs qui occupent des fonctions en lien avec la circulation des trains, l’interdiction pure et simple de faire grève ne peut être admise. La seule circonstance que la grève puisse avoir des conséquences économiques négatives et puisse impacter un grand nombre de voyageurs ne suffit pas à justifier une telle interdiction.

5. En l’espèce, puisque les juridictions russes se sont référées à la loi qui interdit à certains cheminots de faire grève, sans mettre en balance la liberté d’association du travailleur licencié et les intérêts publics concurrents, la Cour estime également que les décisions des juridictions nationales sont de nature à dissuader d’autres travailleurs de faire grève pour protéger leurs intérêts professionnels. Pour ce motif, également, la Cour conclut à l’existence d’une atteinte disproportionnée au droit de grève.

6. Même si la jurisprudence belge admet depuis fort longtemps que la grève est une cause de suspension du contrat de travail et qu’elle n’entraîne pas la fin du contrat de travail, l’arrêt du 20 novembre 2018 présente un certain intérêt pour la situation belge.

Cet arrêt est en effet de nature à alimenter le débat suscité par la loi du 29 novembre 2017 relative à la « continuité du service ferroviaire », qui organise un service minimum (parfois aussi appelé « service adapté ») en cas de grève dans les chemins de fer.

La loi prévoit, pour l’essentiel, qu’en cas de préavis de grève, les travailleurs doivent, au plus tard trois jours avant le début de la grève, déclarer s’ils vont y participer et ce, de manière à permettre à la SNCB et à Infrabel d’organiser, en fonction du nombre de travailleurs non-grévistes, une offre de transport adaptée.

Cette loi ne contient donc pas, comme telle, une interdiction de faire grève et ne prévoit pas de réquisition des travailleurs grévistes. Elle impose toutefois aux travailleurs de se prononcer individuellement plusieurs jours avant la grève, sans possibilité de changer d’avis (sauf en cas de poursuite de la grève), à un moment où des négociations sont susceptibles d’être toujours en cours. La loi interdit par ailleurs toute action « visant à contrarier la fourniture de l’offre de transport ».

Lors de l’examen de l’avant-projet de loi, le Conseil d’État a soulevé différentes questions en lien avec le respect de la Convention européenne des droits de l’homme et des principes adoptés par l’O.I.T. Actuellement, la Cour constitutionnelle examine les recours qui ont été introduits contre la loi.

Dans ce contexte, l’arrêt de la Cour européenne apporte une confirmation, dont il faudra tenir compte : le transport ferroviaire n’est pas considéré comme une activité essentielle de sorte que les restrictions apportées au droit de grève dans ce secteur doivent être justifiées avec le plus grand soin.

Votre point de vue

  • Amandine
    Amandine Le 19 février 2019 à 16:19

    Si certains travailleurs sont d’office "pour" la grève, un grand nombre attendent de plus amples informations, le dernier état des tractations avec l’employeur, discussions avec des collègues et les représentants des organisations syndicales, assemblées du personnel, pour prendre leur décision. Tous ces éléments d’information se complètent jusqu’au dernier jour avant la grève, dans le climat d’effervescence créé par la proximité de l’arrêt de travail.

    Obliger les travailleurs à annoncer plusieurs jours à l’avance leur décision de faire grève, porte atteinte au droit de grève, car cela les oblige à prendre position avant d’être informés du dernier état des négociations avec l’employeur, de pouvoir en discuter avec leurs collègues et représentants, et donc de prendre leur décision en toute connaissance de cause.

    Chose difficile à comprendre pour un magistrat, qui le plus souvent dispose d’un long délai (au minimum un mois) entre la clôture des débats et le prononcé de sa décision.

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Jean-François Neven


Auteur

Chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles
Avocat au barreau de Bruxelles

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