De Heathrow à Paris : la prise en compte des objectifs de l’Accord de Paris dans la programmation aéroportuaire

par Nicolas de Sadeleer - 20 avril 2020

Les grands enjeux de la protection de l’environnement ne quittent pas les prétoires.

En voici un nouveau témoignage avec l’arrêt de la Cour d’appel d’Angleterre et du Pays de Galles du 27 février 2020 jugeant illicite le projet de construction d’une troisième piste à l’aéroport de Londres-Heathrow en raison principalement de l’absence de prise en considération de l’Accord de Paris de 2015.

Nicolas de Sadeleer, professeur ordinaire à l’Université Saint-Louis (Chaire Jean Monnet), détaille les lignes de force de cette décision.

1. L’aéroport international le plus fréquenté en Europe, celui d’Heathrow près de Londres, accueille actuellement 70 % des vols long-courriers en Grande-Bretagne avec plus de 80 millions de passagers par an.

La construction d’une troisième piste destinée à accroître les capacités aéroportuaires en vue de conforter son statut de leading aviation « hub » a fait l’objet de moult controverses depuis des années, en raison de l’impact acoustique du vol des avions.

Ces controverses furent récemment exacerbées en raison de la contribution du transport aérien au changement climatique.

2. Le 27 février 2020, la Cour d’appel (chambre civile) d’Angleterre et du Pays de Galles a tranché un différend opposant les riverains de cet aéroport ainsi que différentes O.N.G. au Secrétaire d’État en charge des transports (partie défenderesse) et les sociétés privées exploitant ledit aéroport (parties intervenantes) (EWCA Civ 214).

Était en jeu le programme de développement aéroportuaire (Airport National Policy Statement, ci-après ANPS), qui donne les grandes orientations en la matière. Ce programme national prévoit la construction d’une troisième piste en vue de désengorger l’aéroport international d’Heathrow. Ce programme ne constitue qu’une première étape dans la réalisation d’un tel projet d’extension, lequel requiert par la suite la délivrance de permis de bâtir et de permis d’environnement.

3. L’arrêt du 27 février 2020 a connu un retentissement mondial et a défrayé la chronique judiciaire, car la décision ANPS du Secrétaire d’État aux transports fut jugée illicite au motif que ce dernier n’avait pas motivé son programme à l’aune des obligations découlant de l’Accord de Paris sur le climat conclu au niveau des Nations Unies le 12 décembre 2015.

Nous nous contenterons ci-dessous de mettre en exergue les enseignements les plus intéressants que l’on peut dégager de cet arrêt composé de 287 attendus (autrement dit de 287 paragraphes de motivation).

4. C’est assurément avec beaucoup de précautions que la Cour d’appel insiste sur la séparation des pouvoirs et rappelle qu’elle n’a pas à censurer les choix politiques.
Les moyens (c’est-à-dire les arguments juridiques) des parties requérantes relatifs à la violation de la directive n° 92/43 « habitats »et de la directive 2001/42sur l’évaluation des plans et des programmes – textes bien connus des juristes belges (voy. à cet égard l’arrêt n° 34/2020 du 5 mars 2020 de la Cour constitutionnelle, qui sera prochainement coommenté sur Justice-en-ligne) – sont successivement écartés au motif qu’il s’agissait, selon la Cour d’appel, d’arguments techniques relevant davantage de l’appréciation des pouvoirs publics que du contrôle juridictionnel, les juridictions devant se limiter à censurer des illégalités manifestes (c’est ce que, dans le jargon juridique anglais, on appelle le « Wednesbury irrationality standard of review ») (§ 69). En raison de l’absence d’« interférences sérieuses avec des droits fondamentaux », la Cour d’appel estime qu’en l’espèce elle n’a pas à assouplir son contrôle de légalité (§ 75).

5. Les développements les plus intéressants pour les juristes belges ont trait à l’obligation imposée au promoteur par les deux directives d’analyser préalablement, dans le cadre de l’évaluation des incidences environnementales, les alternatives au projet d’extension. Les requérants avaient argué que la construction d’une seconde piste à l’aéroport de Gatwick constituait une alternative crédible à la construction d’une troisième piste à l’aéroport de Heathrow, laquelle n’avait pas été suffisamment creusée par les experts.

S’agissant de l’obligation découlant de la directive n° 92/46 « habitats », la Cour d’appel estime que c’est à juste titre que le Secrétaire d’Etat avait écarté l’aéroport de Gatwick au motif qu’il fallait garantir le statut de Heathrow en tant que « hub » international (§§ 88 et 93). S’agissant de l’obligation prévue par la directive n° 2001/42 « plans et programmes », où l’alternative de Gatwick avait été approfondie par les experts, quitte à être écartée pour d’autres motifs, la Cour d’appel estime qu’il n’y a pas de contradiction avec l’approche plus restrictive souscrite dans le cadre de l’application de la directive « habitats » (§§ 107 à 119).

Par ailleurs, la Cour a refusé de poser une série de questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne.

6. Les enseignements les plus intéressants de l’arrêt, en tout cas ceux qui ont retenu l’attention des journaux, ont trait à l’Accord de Paris.

On rappellera que le droit britannique tend à intégrer les préoccupations en matière de climat dans les autres politiques publiques. Ainsi la section 5(7) de la législation sur l’aménagement du territoire de 2008 (Planning Act 2008) exige-t-elle de la part du secrétaire d’État en charge de la politique de transport de garantir que la déclaration de politique nationale expose les raisons fondant cette politique en ce compris « la prise en compte de la prévention et de l’adaptation au changement climatique ». La Cour d’appel était donc appelée à vérifier si la décision litigieuse était correctement motivée par rapport à cette exigence légale.

La déclaration ANPS litigieuse (adoptée en 2016) reposait sur les engagements gouvernementaux (pris en vertu du Climate Change Act 2008) de réduction des émissions de gaz à effet de serre à partir de 2050 à concurrence de 80 % par rapport aux émissions rejetées en 1990. Or la mise en œuvre l’Accord de Paris requiert des réductions nettement plus ambitieuses que celles prévues en 2008 par le gouvernement britannique ( 80 %). Cet accord fut signé en décembre 2015 et ratifié par le gouvernement britannique en 2016, soit huit plus tard que la date d’adoption du Climate Change Act 2008 sur lequel reposait la déclaration ANPS litigieuse.

La question qui était débattue était la suivante : est-ce que le Secrétaire d’Etat aux Transports pouvait se contenter de justifier sa décision par rapport à l’objectif de réduction de 80 % de 2008 ou bien devait-il la motiver en 2018 eu égard aux obligations découlant de l’Accord de Paris de 2015 ?

7. Pour rappel, l’Angleterre et le Pays de Galles connassent un système juridique dualiste, ce qui implique une intervention parlementaire pour que les obligations prévues par l’Accord international puissent produire leurs effets en droit interne.

Il s’ensuit que les obligations internationales souscrites par l’Exécutif britannique (« the Crown ») – à la différence du droit belge, où les accords internationaux font l’objet d’une loi d’assentiment – ne lient l’État et l’ensemble des citoyens que lorsqu’elles ont été dûment transposées en droit national par le législateur britannique par une véritable loi et par une simple loi formelle d’assentiment. La juridiction de première instance avait dès lors jugé que c’était à juste titre que le Secrétaire d’Etat n’avait pas pris en compte dans la déclaration ANPS l’accord de Paris, qui ne ressortait pas de l’ordre juridique britannique ; partant, cette juridiction n’avait pas censuré la déclaration.

8. La Cour d’appel aboutit cependant à la conclusion contraire.

Elle juge que l’engagement pris par le gouvernement britannique quant à la mise en œuvre de l’Accord de Paris relevait du concept de « police gouvernementale » au sens de la Section 5(8) de la législation en matière d’aménagement du territoire (§ 224).

Il s’ensuit que le Secrétaire aurait dû prendre en considération l’accord de Paris lors de l’adoption de la déclaration de programmation de la politique aéroportuaire nationale (§ 226). Il ne s’agit bien entendu là que d’une obligation de motivation, le Secrétaire d’État pouvant très bien décider à terme de maintenir le cap en prévoyant la construction d’une troisième piste (§ 226).

9. Sur ce plan, l’arrêt est vraiment innovant.
On rappellera qu’en Angleterre et au Pays de Galles, le principe jurisprudentiel du dualisme (J.H. Rayner Ltd v Dept of Trade and Industry (1990) 2 AC 418) est un principe non écrit, qui n’est consacré dans aucun texte constitutionnel.

L’interprétation retenue par la Cour d’appel paraît inédite quand bien même elle juge que la prise en compte de l’Accord de Paris ne remet pas en cause l’approche dualiste (§ 226). Avec la sortie d’Angleterre et du Pays de Galles de l’Union européenne, les juridictions britanniques pourraient dès lors se montrer plus enclines à se référer aux obligations internationales sans pour autant enfreindre le principe jurisprudentiel du dualisme.

10. À ce stade, rien n’empêche le gouvernement britannique d’amender sa déclaration de politique nationale en prenant en considération l’Accord de Paris, ce qui lui permettrait d’approuver l’extension de l’aéroport.

Trois obstacles sont prévisibles.

En premier lieu, en raison des engagements plus ambitieux pris en 2018 par le gouvernement de réduire les émissions (neutralité carbone d’ici 2050), l’augmentation des émissions qui résulterait de la construction d’une troisième piste devrait être compensée par la fermeture d’autres aéroports.

En second lieu, l’arrêt de la Cour d’appel met de l’eau au moulin du Premier ministre Boris Johnson, qui s’est toujours montré hostile à l’extension de l’aéroport. Ceci explique sans doute pourquoi le gouvernement a décidé de ne pas introduire un recours contre l’arrêt commenté devant la Cour suprême. Ceci n’empêche cependant pas les exploitants de l’aéroport d’introduire un tel recours, lequel est néanmoins sujet à un « leave to appeal » : il s’agit d’un système, en vigueur en Angleterre et au Pays de Galles, par lequel la Cour suprême filtre parmi les recours introduits devant [elle] ceux qu’elle accepte d’examiner.

Enfin, à l’issue de ce parcours du combattant, la compagnie privée exploitant l’aéroport devra encore obtenir les permis de bâtir d’environnement, qui seront aussi soumis à leur tour à une évaluation environnementale, qui ne manquera pas d’alimenter le contentieux.

Votre point de vue

  • skoby
    skoby Le 20 avril 2020 à 16:54

    Tout cela dépend d’un pays à l’autre au niveau règlementation et législation.
    A chaque pays de se débrouiller !

    Répondre à ce message

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Nicolas de Sadeleer


Auteur

professeur ordinaire à l’UCLouvain Saint-Louis Bruxelles (Chaire Jean Monnet)

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