« Justice et cinéma » - Les juges au cinéma : le texte de la conférence de Bruno Dayez

par Bruno Dayez - 20 mars 2012

Voici, comme annoncé, le texte de la deuxième conférence de Bruno Dayez, dans le cadre de son cycle « Justice et cinéma », qui a eu lieu le 1er mars 2012 aux Facultés universitaires Saint-Louis. Elle y a traité des juges au cinéma et a été accompagnée de la projection d’extraits des films suivants : « Le juge et l’assassin »(Bertrand Tavernier), « La vérité » (Henri Georges Clouzot), « La nuit des juges » (Peter Hyams), « Section spéciale » (Costa-Gavras), « Meurtre au paradis » (Jacques Becker), « Autopsie d’un meurtre » (Otto Preminger) et « Le verdict » (Sydney Lumet).

La prochaine conférence aura lieu le mardi 20 mars prochain au même endroit (F.U.S.L. - 43, boulevard du Jardin botanique – 1000 – Bruxelles - auditoire n° 1). « Parquet et police : au-dessus de tout soupçon ? », tel en sera le sujet, avec, bien entendu projections à l’appui.

Comme pour toutes les conférences de ce cycle, son texte sera disponible sur Justice-en-ligne, où le débat peut se poursuivre.

Le sujet est délicat, voire embarrassant : parler d’eux, n’est-ce pas d’office leur manquer de respect ? Critiquer la justice n’engage pas à grand-chose, car cela ne concerne personne en particulier. On demeure tout compte fait dans le registre de l’abstraction. Si la justice est lente, chère, absconde, hasardeuse, arbitraire et discriminatoire, c’est toujours de la faute « de l’exécutif » (pour l’absence de moyens), « du législatif » (pour les lois mal faites) ou « du judiciaire » (pour les défauts de l’appareil). Donc, du voisin ! Faire l’inventaire des manquements de la justice est un exercice à la fois gratuit, gratifiant … et totalement stérile : ça n’engage à rien, ça ne sert à rien (puisque la première caractéristique de la justice pénale est qu’on ne peut pas la changer, faute de pouvoir l’échanger contre une autre), mais ça donne à tout critique une posture avantageuse … Au lieu de cela, s’attaquer à la magistrature assise, c’est prendre de sérieux risques sans espoir de récompense. Pourquoi se mettre délibérément les juges à dos alors qu’ils sont inamovibles et qu’on aura encore affaire avec eux (sinon à eux) et pas plus tard que demain ?
Cette révérence à l’égard de nos juges est bien évidemment lourde de sens : si ceux-ci se croient au-dessus de la mêlée, n’est-ce pas, notamment, parce que tous ceux qui dépendent de leur décision font mine de les idolâtrer ? Nous aurions, en ce sens, les juges que nous méritons : la très haute estime dans laquelle ils se tiennent souvent eux-mêmes ne serait que la conséquence de l’attitude soumise que nous adoptons devant eux. Comme si nous acceptions l’idée qu’un juge, parce qu’il a toujours le dernier mot, a du même fait toujours raison. La croyance que les juges sont d’une essence supérieure est en fait très communément partagée. Non seulement par les juges eux-mêmes une fois qu’ils sont habitués à exercer sans partage leur pouvoir de décision, mais aussi par les justiciables, convaincus d’avoir à faire avec eux à la Justice incarnée. Ainsi que par les acteurs du procès, qui font au moins semblant d’y croire parce que cela donne un sel particulier à l’exercice de la profession. Pensez donc ! Au lieu de confier la solution du litige à un vulgaire arbitre, n’est-il pas plus exaltant de livrer bataille sous l’œil impartial d’un juste censé à tout coup faire triompher la vérité ? Cette servilité généralisée à l’égard de quiconque possède le pouvoir de juger renvoie donc chacun à la bassesse de sa propre attitude. Le juge s’enorgueillit forcément de détenir un pouvoir exclusif par lequel il tient quand même, si l’on veut bien être sincère, son semblable à sa merci. Avocats et procureurs participent, grâce à l’aura dont le juge est doté, de la grandeur de sa tâche et incorporent grâce à lui, tel le Fils et l’Esprit, une sorte de Sainte Trinité dont sont exclus les simples mortels que tour à tour, ils accusent, défendent et condamnent. Quant aux justiciables et futurs condamnés, ils n’ont d’autre alternative que d’espérer en l’omniscience de celui qui va les juger jusqu’à ce qu’ils fassent les frais de sa toute-puissance.
En un mot comme en mille, faire confiance aux juges coule de source pourvu que l’on croie en la justice, puisque la justice n’a pas d’autre réalité que ses représentants. On dira donc que le piédestal sur lequel les juges sont placés du simple fait qu’ils sont juges est le corollaire obligé de notre croyance indéfectible mais irraisonnée en la justice. Chaque fois qu’une personne est jugée, on ne peut pas s’empêcher d’espérer que son jugement à venir consacre « la vraie vérité » et fasse triompher le juste. Cette conviction a beau être détrompée chaque jour, on retourne au charbon dès le lendemain avec un enthousiasme que rien n’émousse et la certitude que, cette fois, justice et vérité l’emporteront. L’image du juge parfait hante ainsi nos rêves quotidiens comme la condition nécessaire et suffisante d’une justice parfaite à laquelle nous ne pourrons sans doute jamais nous résoudre à renoncer. Tous les traits prêtés par définition à nos juges relèvent de cette conception idéalisante de la justice qui tient pour une bonne part du fantasme. Les juges sont en effet supposés par principe être dotés de toutes les qualités possibles et imaginables. Notre système de justice pénale postule que les juges sont non seulement impartiaux et indépendants, mais aussi, forcément, intelligents, perspicaces, compétents, humains, indulgents, équitables, consciencieux, scrupuleux, méthodiques, rationnels, clairvoyants, et j’en passe… On ne saurait trop insister sur l’importance de ce postulat, qui est au fondement même du droit de punir. Car ce droit ne saurait être conféré qu’à des individus hors normes, l’exerçant avec prudence et justice (comme indiqué au plafond de la 12e chambre de la cour, salle 0.20), soit des individus pratiquement infaillibles. Le mot est lâché. « Res judicata pro veritate habetur » : la chose jugée doit être tenue pour vraie. On loue la sagesse des Romains, lesquels admettent qu’il s’agit d’une simple présomption (qui peut donc se révéler être une fiction dans certains cas). Mais, ce faisant, va-t-on assez loin dans l’analyse ? Si tout jugement doit être tenu pour vrai, ce n’est peut-être pas tant parce qu’il doit faire autorité et qu’on est obligé d’y obéir. On pourrait en effet décréter qu’un jugement fait loi sans avoir besoin de supposer qu’il est conforme à la vérité. Non, si l’on doit faire comme si tout jugement était vrai, c’est bien sûr parce que la vérité est le soutien indispensable de la justice, son préalable obligé. Condamner un innocent ne sera jamais juste, non plus que d’acquitter un coupable. La référence à la vérité est donc vitale pour asseoir la légitimité du jugement. Un jugement faux aura beau valoir comme jugement et avoir force obligatoire, il ne méritera obéissance ni respect. La justice ne se soutient donc que de la conviction bien ancrée dans notre inconscient collectif que, sauf exception, la vérité sort de la bouche des juges. Nous attendons d’eux qu’ils l’énoncent et nous leur faisons imperturbablement confiance, quels que soient les démentis qu’ils nous infligent. Ayant le monopole de la justice, ils sont les seuls à même de rassasier notre faim.
Tout va donc pour le mieux dans la meilleure des justices possibles. Si chacun peste contre une décision qui, d’aventure, lui donne tort, je n’ai jamais vu personne remettre en cause la légitimité du pouvoir des juges. Que certains se voient attribuer le pouvoir de décider en dernière instance du sort de ceux que l’on soumet à leur jugement semble ainsi relever de l’évidence. On s’abstient par conséquent de s’interroger sur le caractère exorbitant de la prérogative consistant à pouvoir décréter coupable et priver son semblable de sa liberté. Mais comment faire autrement, me direz-vous ? Il faut bien que quelqu’un en décide finalement ! En fait, pas forcément. Notre forme de procès juxtapose une phase de débats, par principe contradictoire, et une phase de délibéré, par essence secrète. En sort un jugement purement unilatéral, qui prend l’allure d’une vérité révélée qui sourd du ciel. Pendant les débats, le juge est mutique sous prétexte d’impartialité. Quand le juge parle, tout est dit sous prétexte de vérité. Or, rien n’exclurait de troquer cette sorte de jugement contre une autre, aux ambitions plus modestes, et qui consisterait à négocier entre parties une vérité simplement acceptable ainsi qu’une peine tout bonnement convenable. Autrement dit, on pourrait insuffler du contradictoire dans le jugement lui-même, en faisant participer toutes les parties à la délibération pour aboutir à un consensus. Bien sûr, dans ce cas, il faudrait abdiquer toute référence à la vérité. Les décisions de justice perdraient sans aucun doute de leur aura. En contrepartie, elles seraient probablement plus équitables et mieux admises par les divers protagonistes. Ce serait moins prestigieux, mais plus constructif. Cette alternative vous paraît peut-être naïve. Son principal intérêt consiste à démontrer qu’aucune des règles d’organisation de notre procédure pénale ne va de soi. Et qu’il suffirait de changer l’une ou l’autre de ces règles pour que la vérité à laquelle nous avons accès change de nature. Aucun détail n’est indifférent : plaider assis ou debout, avec ou sans robe, la place qu’on occupe, l’ordre de passage, le temps de parole… Tout est éminemment significatif. De ce point de vue, les juges tels que nous les connaissons ne sont pas des essences éternelles, mais des artefacts, les créatures d’un système juridique dont nous perdons de vue qu’il est fabriqué de toutes pièces.
Quant au septième art, il nous offre quelques portraits de juges hauts en couleurs et qui, je l’espère, vous divertiront autant qu’ils nous instruisent. Le cinéma fait évidemment la part belle au juge le plus aventureux et le plus sexy : je veux parler bien sûr du juge d’instruction. Ce ne sera cependant pas mon angle d’attaque, car, si tout juge doit instruire la cause qu’on lui soumet, le juge d’instruction est un juge castré, privé de son principal attribut puisqu’il ne peut juger lui-même. Il n’est donc pas exemplatif des caractères inhérents à celui qui possède en propre le pouvoir de condamner. Je ferai une seule exception à la règle en débutant mon tour d’horizon par plusieurs extraits du film de Bertrand Tavernier, Le juge et l’assassin. Philippe Noiret et Michel Galabru s’y affrontent dans un duel à armes inégales qui s’apparente davantage à une corrida. Le juge essouffle la bête jusqu’au moment de lui porter le coup fatal. Rappelons brièvement l’intrigue, inspirée de faits réels. Nous sommes en 1893. Le juge Rousseau, intuitif et tenace, repère une parenté entre une douzaine de crimes crapuleux commis dans toute la France. Lorsque les gendarmes lui amènent Bouvier pour une tentative d’agression, il identifie « son » coupable. Comme il rêve de gloire, il voit dans cette affaire l’occasion de précipiter son avancement et ameute la grande presse. Un seul problème : Bouvier semble fou, ce qui ôte toute portée à la cause et fait obstruction au jugement. De mèche avec les psychiatres, le juge parvient à faire guillotiner Bouvier devant une foule innombrable, estimée à 70.000 personnes. Il n’y trouvera toutefois pas le bénéfice escompté, car l’idée que Bouvier était irresponsable a fait entretemps son chemin …
Extraits nos 1, 2, 3, 4 et 5
Un critique a écrit justement : « Un accusé aux allures d’innocent, un magistrat qui tue avec préméditation, le film est la peinture même de ce mouvement dialectique qui déplace la culpabilité de l’un vers l’autre ». En fin de compte, Bouvier est-il fou, oui ou non ? Bien malin qui le dira. Pour le juge, seule compte la vérité des faits, soit les aveux, qu’il est décidé coûte que coûte à obtenir. Obnubilé par sa réussite (celle de son enquête et celle de sa carrière), il en oublie pratiquement de se poser la question. Or, en matière de justice, condamner un « innocent » (au sens de « faible d’esprit ») est un non-sens, une hérésie. La faute grave du juge est d’exclure l’hypothèse que Bouvier soit fou. En voulant à toute force le faire déclarer sain d’esprit, le juge se mue en assassin. Que le juge tende un piège au suspect en se faisant passer pour « un ami qui lui veut du bien » est sans doute moralement blâmable, mais l’efficacité du procédé pourrait à la rigueur le justifier à l’aune de la vérité. Ce qui est évidemment inadmissible, c’est l’exploitation de l’affaire à des fins publicitaires. Noiret est ivre d’honneurs et son avidité lui vaut de perdre pour ainsi dire la faculté de juger. Son personnage illustre ainsi une forme de dérive inquiétante, communément nommée « la religion de l’aveu ». Cette dérive ne consiste pas seulement à utiliser toutes sortes de procédés déloyaux ou coercitifs pour qu’un suspect reconnaisse les faits dont il est accusé. Dans sa forme la plus extrême, elle équivaut à ne croire qu’aux aveux. Toute dénégation, dès lors, est vaine. Car, de même qu’il n’y a pas de fumée sans feu, on n’est jamais suspect par hasard … Chacun d’entre nous connaît au moins un magistrat devant lequel il est pour ainsi dire inutile de nier et qui conçoit sans rire sa vocation comme étant par principe de condamner. Ces chambres-souricières où le prévenu est fait comme un rat dès qu’il pénètre dans la salle d’audience ne relèvent pas que du mauvais souvenir. On ne dira jamais assez que la justice pénale est répressive par nature. Cela signifie qu’un acquittement relève de l’exception, voire de l’accident. Un juge zélé, qui adhère aux préceptes de sa religion sans la moindre réserve, est donc porté à répondre en son for intérieur à celui qui proteste de son innocence : « Ils disent tous ça » et à y voir un signe de sa perversion d’esprit.
Après le juge aveugle, le juge sourd. Nous en avons un merveilleux exemple avec Louis Seigner dans le film d’Henri-Georges Clouzot, La vérité. Seigner est président de la Cour d’assises chargée de juger Brigitte Bardot. Celle-ci a tué son amant, Gilbert Tellier, de six coups de feu. Je vous ai sélectionné quelques extraits de l’interrogatoire de l’accusée par le président. Comme le film est un continuel va-et-vient entre la scène des faits et la scène du procès, cet interrogatoire se présente en plusieurs morceaux. Le film est délectable en ce qu’il épingle les défauts de la justice « à la française » en en présentant une vision caricaturale. On s’amuse beaucoup à y voir se produire, comme des lutteurs forains, deux avocats rivalisant d’adresse. Mais comme vous l’allez voir, le juge lui aussi est parfait dans son genre …
Extraits nos 6, 7, 8 et 9
C’est ça la thèse de « La vérité » : le procès criminel nous en éloigne plutôt que de nous en rapprocher. La vérité de Bardot relève de l’intime et de l’incommunicable. Son propre avocat n’est pas moins « à côté de la plaque » que celui de la partie civile. Et pour cause puisqu’ils plaident au mépris de la vérité psychologique des êtres, en montant en épingle les quelques bribes de faits qui leur sont connus. Quant au juge, il est tout simplement incapable de comprendre les dires d’une accusée qui ne fait pas partie de son monde et ne rentre dès lors pas dans son schéma mental. Cette instruction d’audience, au lieu d’éclairer les jurés sur la personnalité de l’accusée, ne fait qu’aggraver le malentendu. Inapte à décentrer son point de vue, Louis Seigner écoute sans entendre, sauf ce qui vient renforcer sa vision stéréotypée des choses. Illustrant sans le vouloir, mais de la plus belle façon, le fait que « tout ce que dira l’accusé peut se retourner contre lui ». Les tentatives, certes malhabiles, de Bardot pour expliquer sa conduite se traduisent en effet aussitôt en circonstances aggravantes de son acte ! Le sens de ces extraits est limpide : pourvu que l’accusé et son juge ne participent pas d’un monde commun, le risque est considérable de ne pouvoir se comprendre. Or, même si le phénomène est aujourd’hui atténué, il y avait auparavant un tel clivage social entre l’aristocratie des juges et le tout venant du crime que le dialogue noué entre les uns et les autres à la faveur du procès s’apparentait forcément à un quiproquo perpétuel. A nouveau, j’en réfère à votre expérience : nous avons tous connu de ces juges qui jugent tout et tous en fonction d’une hiérarchie de valeurs qui leur est singulière, généralement caduque ou, du moins, désuète. Des représentants d’un autre âge, emmurés dans une conception des choses complètement décatie. Bref, des magistrats périmés, mais néanmoins en exercice, continuant de juger leurs semblables d’une manière aussi révolue que le vocabulaire qu’ils utilisent.
Nous tenons dorénavant notre fil conducteur : ce pourraient être les pathologies du juge. Dans leur inventaire, on peut faire une place de choix au juge de parti pris. Les raisons de celui-ci peuvent être multiples. Son préjugé peut s’ancrer dans une certaine philosophie de l’existence qui lui fait opérer des choix intellectuels tranchés en faveur ou en défaveur d’un certain type de causes : il a de l’affection pour les escrocs et de l’aversion pour les touche-pipi par exemple ; il est tolérant envers les chauffards, intransigeant vis-à-vis des voleurs. Etc. On ne s’autoriserait pas à sonder nos juges pour savoir quelle est leur hiérarchie de valeurs personnelle. Pourtant, il est incontestable qu’ils en ont une et qu’elle déteint sur leur décision, même si, bien entendu, ils s’en défendent. Une autre forme de préjugé peut trouver sa cause dans des facteurs psychologiques : le prévenu suscite spontanément l’antipathie et le dégoût ou, au contraire, la bienveillance ; le plaideur irrite ou charme, amuse ou choque. Il est évidemment illusoire de penser que le juge, si résolu soit-il, puisse s’exonérer de toute influence de ce type et rester totalement impassible face à ce qu’il voit et entend. Le prévenu lui inspire nécessairement quelque chose, et son conseil itou ! Nous tenons un bon exemple de cette situation dans deux courts extraits du Verdict, film de Sydney Lumet dont j’ai déjà eu l’occasion de vous montrer un autre passage concernant le jury. Nous y voyons un juge converser avec les avocats au sujet d’un dossier d’erreur médicale. L’avantage de cette « justice à l’américaine » est de rendre explicite ce que les juges de nos contrées sont obligés de garder pour eux tout en n’en pensant pas moins.
Extraits nos 10 et 11
Au moins, ça a le mérite de la franchise : « Je n’ai aucune sympathie pour vous ». Ah, si l’on pouvait sonder le cœur des juges et deviner quel est leur état d’esprit à notre égard quand nous essayons de les gagner à notre cause, nous pourrions si aisément mesurer l’inutilité de nos efforts ou, au contraire, apprécier l’intérêt de taper sur le clou ! Au lieu de cela, nous en sommes réduits, une fois de plus, à miser sur la totale impartialité de notre vis-à-vis, lequel se gardera bien d’exprimer ce qu’il pense puisqu’il est contraint par état à se taire. Il y a bien sûr une bonne part d’hypocrisie dans cette « loi du silence », comme si le juge ne se forgeait d’opinion qu’au terme des débats et s’abstenait de réfléchir au cours de ceux-ci. Faute de pouvoir empêcher le juge de se faire une conviction dès la première minute, voire avant le procès, il s’agit uniquement d’éviter qu’il trahisse cette conviction avant d’avoir officiellement délibéré. Nous n’avons en réalité aucune garantie que le juge est vraiment impartial et n’en aurons jamais puisqu’il opère dans le secret.
Pire encore que le juge partial est le juge corrompu. Pas forcément par l’argent ou la promesse d’un quelconque avantage, mais par une conception de sa mission qui fait prévaloir l’intérêt collectif et le bien commun sur le devoir de juger juste. Dans Jugement à Nuremberg par exemple, on voit trois juges alliés hésiter à condamner de hauts fonctionnaires nazis parce que les intérêts de l’Amérique commandent de s’allier avec l’Allemagne contre la Russie. La punition exemplaire d’une poignée d’individus, fussent-ils des assassins, ne doit-elle pas céder le pas face à des enjeux majeurs de politique étrangère ? C’est aussi le problème posé, quoiqu’en d’autres termes, aux juges français sous l’occupation allemande dans un film remarquable de Costa-Gavras intitulé « Section spéciale ». Suite à l’assassinat d’un gradé allemand par la résistance, le ministre de l’intérieur français choisit d’offrir en contrepartie à l’occupant six condamnations à mort de juifs ou d’anarchistes. Pour ce faire, il fait promulguer une loi rétroactive punissant de mort une série de délits mineurs et il crée un tribunal d’exception ayant reçu pour ordre de prononcer six peines capitales en une seule journée. Au terme, vous vous en doutez, d’une série de procès à huis clos, expéditifs et joués d’avance. Une partie du film est consacrée au recrutement des magistrats qui siégeront à la Section spéciale. Comment convaincre des juges de se muer en bourreaux ? Comment leur faire renier tout ce qui tient à la grandeur de leur tâche et leur faire accepter de se livrer à ces simulacres de procès ? La réponse est édifiante. Le garde des sceaux va d’abord recruter les juges les plus médiocres, en mal de promotion, rêvant d’une fin de carrière plus confortable. Il choisit également les anciens combattants, aux opinions réactionnaires plus un fond d’antisémitisme. Ce faisant, il s’assure à la fois de leur indéfectible loyauté à la Patrie et de leur mesquinerie, en sorte que leur avantage personnel coïncide avec la réalisation de leur idéal. Reste à vaincre leurs réticences en leur expliquant que la condamnation à mort de six innocents est un sacrifice nécessaire pour sauver la vie d’une cinquantaine d’otages que les allemands ne manqueront pas d’exécuter s’il ne leur est pas donné satisfaction.
Extraits nos 12, 13 et 14
Ce qui est évidemment choquant dans ces morceaux choisis, c’est le passage obligé par un tribunal pour commettre la plus haute injustice. Qu’au nom de la raison d’Etat, l’on exécute sommairement six personnes pour complaire à l’ennemi pourrait se comprendre à défaut de se justifier : condamner six vies pour en sauver cinquante est un raisonnement logique, même si l’on n’y souscrit pas. Mais il s’agit en tout état de cause d’une décision politique et la justice ne saurait y être mêlée. En l’instrumentalisant, le gouvernement de Vichy commet une perversion terrible, un péché mortel contre l’esprit : rendre la justice coupable d’injustice en parfaite connaissance de cause. L’impression que produit ce film est ainsi effrayante : où l’on se prend à penser que le rituel judiciaire, censé protéger l’honnête homme contre l’arbitraire, n’est qu’une forme vide, vaines politesses, usages, derrière lesquels se tapit l’injustice. Et l’on se prend à douter : si le procès le plus inique peut se dérouler, selon les apparences, conformément au droit, qu’est-ce qui nous garantit alors qu’un procès ordinaire n’est pas tout autant pipé ? Que le juge qui nous est dévolu par le sort n’est pas un imbécile, un vendu, un salaud ? Que l’avocat qui nous assiste ne fait pas simplement semblant de prendre notre parti ? Que le procureur n’a pas reçu comme instruction de requérir contre nous le maximum pour des raisons totalement étrangères à la cause ?
Cette vue cauchemardesque amène à évoquer, après le juge inique, la figure du juge justicier. Si le premier aliène son indépendance au service du pouvoir et abdique son impartialité au nom d’intérêts supérieurs, le second cède à un autre travers, celui de croire à sa propre infaillibilité. Le thème est fort bien mis en scène dans La nuit des juges, film cependant mineur de Peter Hyams dont j’ai eu l’occasion de présenter un autre extrait sur le thème du jury. Le scénario en est très original. Michaël Douglas, juge de son état, n’en peut plus de relâcher des criminels dans la nature en raison des vices qui entachent la procédure. Les péripéties du film amènent à exacerbation ce conflit de conscience. Dans l’extrait qui suit, Douglas, qui s’est confié à un collègue, reçoit à son tour ses confidences …
Extrait n° 15
Guère long à se déterminer, Douglas rejoint donc la Star Chamber (titre original du film) et condamne sans hésitation tous les meurtriers qui étaient passés jusqu’à présent entre les mailles du filet. Il a retrouvé le sommeil puisque justice est désormais rendue. Jusqu’au jour où les véritables auteurs d’un meurtre sont arrêtés alors qu’en compagnie de ses collègues, il vient de condamner deux autres personnes pour le même fait ! Il fait donc réunir d’urgence les membres de la Star Chamber pour les convaincre de réparer leur erreur …
Extrait n°16
Alors qu’il se prenait pour Dieu, Douglas tombe lourdement de son nuage. Il rêvait d’une justice qui ne s’embarrasse pas de lois byzantines protégeant les criminels ; il se retrouve avec deux morts sur la conscience. Quand il essaie de rattraper la sauce, ses collègues font mine de ne pas comprendre ce qu’il veut. Eh quoi ! Le risque d’erreur est inhérent à l’acte de juger, de même qu’on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs. Il faut donc prendre ses responsabilités (en l’occurrence, laisser exécuter deux innocents) car, à force de se montrer tatillon, on se rendrait la tâche de juger impossible.
Le cinéma ne nous montrerait-il en fin de compte que de mauvais juges, vénaux, cyniques ou présomptueux ? L’exception la plus notable à cette règle est sans doute à trouver dans Autopsie d’un meurtre d’Otto Preminger, dont j’ai déjà eu l’occasion de vous vanter les insignes mérites. On y voit un juge parfaitement bonhomme, doué d’évidentes qualités : courtoisie, fermeté, humour, … Attentif, avisé, raisonnable, il intervient dans les débats de manière équilibrée pour en assurer la parfaite correction. Faut-il cependant remarquer qu’il n’a pas à juger, mais qu’il arbitre seulement le procès pour que le jury statue en connaissance de cause ? Son rôle est donc sensiblement différent de nos juges du fond. J’ai choisi de vous présenter trois courts passages dont le deuxième est d’une irrésistible drôlerie.
Extraits nos 17, 18 et 19
Ce qui est significatif dans les deux premiers extraits (comme dans tout le film, du reste), c’est le souci manifeste du juge d’être fidèle à un idéal : veiller à ce que la justice soit rendue le mieux possible, dans le respect du contradictoire et la stricte égalité des armes. Cet idéal est avant tout formel. Le juge est d’autant plus à cheval sur la procédure qu’il n’a pas à se prononcer sur le fond. La confiance en la justice est fondée sur la manière dont elle s’orchestre plus que sur le résultat auquel elle aboutit. Il y a là une bonne leçon d’humilité à prendre : seule compte la procédure. La façon peut être juste et le résultat décevant. Nous ne pourrons jamais avoir de meilleure garantie d’œuvrer pour la justice que celle d’œuvrer au sein d’un système dont les règles de procédure sont justes. Si Douglas en avait tenu compte dans le film précédent, il n’en serait pas arrivé là. Autrement dit, le meilleur système de justice possible est celui qui nous prémunit au maximum du risque d’erreur.
Le troisième extrait nous montre par contre un juge trop humain, qui aime la pêche à la mouche. Si cette passion lui fait perdre temporairement sa neutralité, on notera qu’il n’est pas occupé de siéger. Hors audience, on ne peut exiger de lui qu’il observe une totale impassibilité. Cet extrait renvoie au dernier que je vous présenterai et que j’ai choisi pour terminer par un bon éclat de rire. Il s’agit d’un passage de « Meurtre au paradis » de Jean Becker, remake de « La poison » de Sacha Guitry avec Michel Simon. On y voit également un juge tombant le masque de sa fonction pour amorcer en pleine cour d’assises une conversation passionnée avec l’accusé au sujet de leur passe-temps favori.
Extrait n°20
Voilà : c’est simple et c’est irrésistible. Mais la question que cela pose est sérieuse : n’aurait-on pas tout à gagner à faire descendre les magistrats du piédestal où on les a forcés à monter ? A force de vouloir faire des juges des individus « au-dessus de tout soupçon », des êtres quasiment désincarnés, on les mue en une caste d’intouchables dont l’isolement risque de monter à la tête. Le septième art en a illustré quelques-uns des défauts majeurs. Ces défauts sont dus en grande partie au fait qu’ils sont censés posséder toutes les qualités du seul fait qu’ils sont juges. S’ils sont en fait si souvent décevants, c’est en raison d’attentes démesurées à leur endroit. Vous aurez compris que je n’ai pas de grief particulier à leur égard, mais que le pouvoir qui leur est arrogé me paraît exorbitant. Un bon juge est un juge sous contrôle. Il ne faudrait jamais laisser un juge sans surveillance. S’il faut bien trancher en définitive, je suis personnellement partisan d’une discussion ouverte entre les parties, où, loin que chacun soit enfermé dans un rôle, il apporte sa contribution à une réflexion commune sur les faits de la cause. Au lieu de requérir ou de plaider « pour la galerie », chacun serait soumis aux règles du débat rationnel en n’avançant que des arguments étayés en fait ou en droit, comme s’il avait à en rendre compte devant un auditoire universel. Et pourquoi pas un délibéré en commun, où la solution acquise est médiane, chacun devant consentir à s’y ranger, plutôt que cette solution imposée autoritairement par un juge emmuré dans sa solitude comme si son isolement était la preuve tangible de sa toute-puissance ?
C’est sur cette question que je vous abandonne…

Mots-clés associés à cet article : Juge, Vérité, Conférence, Justice et cinéma, Cinéma,

Votre point de vue

  • Igalson docteur en droit
    Igalson docteur en droit Le 21 mars 2012 à 14:23

    Me DAYEZ puisse cet excellent texte être soumis à l"analyse de tous les lycéens de Belgique.

    Ils méritent cette analyse qui leur permettra de juger le système judiciaire de notre pays et de la crédiblilté des jugements rendus surtout en matière pénale.

    Un ancien cobfrère.

    Répondre à ce message

  • Annie
    Annie Le 21 mars 2012 à 11:48

    quand on est une victime broyée " dans le ventre de la justice" ça fait du bien d’entendre le discours et les réflexions intelligentes et pertinente de monsieur l’avocat Bruno Dayez sur notre "justice" en 2012. Merci Maître Dayez pour votre travail citoyen salutaire pour nous

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avocat, chroniqueur, chercheur associé aux Facultés universitaires Saint-Louis et maître de Conférences à l’Université de Liège

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