L’arrêt Google Spain de la Cour de justice de l’Union européenne : un clic de plus vers la reconnaissance d’un droit à l’oubli numérique

par Edouard Cruysmans - 4 juillet 2014

La protection des données personnelles sur internet est un enjeu extrêmement important. A défaut de texte légal spécifique à cette problématique, ses contours juridiques se dessinent notamment au gré de décisions rendues par les juridictions nationales et européennes. Le 13 mai 2014, dans une affaire opposant un citoyen espagnol au géant Google, la Cour de justice de l’Union européenne a apporté une pierre importante à l’édifice en consacrant notamment l’existence d’un droit à l’oubli numérique.

1. Qui n’a jamais effectué une recherche en encodant ses nom et prénom sur internet dans le but de prendre connaissance des résultats proposés par les moteurs de recherche ? En consultant les pages qui vous concernent, certains se sont sans doute offusqués de voir, tantôt un lien, tantôt un texte, tantôt une image, portant potentiellement atteinte à sa vie privée.

Alors que le net constitue une formidable mémoire virtuelle qui permet à tout un chacun de disposer en un temps éclair d’une multitude d’informations sur un sujet donné, cette infaillibilité de la mémoire peut s’avérer dommageable quand elle ne permet plus d’effacer certaines données considérées comme personnelles.

2. C’est à ce constat qu’est arrivé un citoyen espagnol en effectuant une recherche sur sa propre identité. Google proposait dans les résultats obtenus, entre autres, un lien vers deux archives d’un quotidien espagnol relatant une saisie immobilière dans le cadre d’une procédure en recouvrement de cotisations sociales.

La première publication avait été imposée dans la version « papier » de ce journal, quelques années auparavant, par le ministère espagnol du Travail et des Affaires sociales. Soucieux de protéger sa vie privée, ce citoyen espagnol a introduit, notamment auprès des sociétés Google Spain (la filiale espagnole) et Google Inc. (la société mère) des demandes visant, d’une part, à supprimer ou, au moins, à modifier les informations qu’il estimait dommageables et, d’autre part, à effacer des résultats proposés par le moteur de recherche les pages relatives à ces données.

L’affaire est allée jusque devant la Cour de justice de l’Union européenne qui a rendu, le 13 mai 2014 un arrêt important relatif à la protection des données personnelles sur internet.

3. L’arrêt se penche sur l’application de la directive 95/46/CE, qui contient l’ensemble des règles européennes en matière de protection des données à caractère personnel, directive qui a été transposée dans l’ensemble des législations des États membres de l’Union européenne, en ce compris l’Espagne.

L’application de ce texte est conditionnée par l’existence d’un « traitement » de données personnelles effectué par un « responsable », soumis sur la base de critères de rattachement à l’une des législations nationales transposant les termes de la directive.

Selon la Cour de justice de l’Union européenne, lorsqu’un internaute effectue une recherche par le biais d’un moteur de recherche, dès lors que l’exploitant de ce moteur de recherche extrait des informations, les enregistre et les organise, les conserve et, enfin, les communique aux internautes, il réalise en réalité un « traitement » de données personnelles dont il est le « responsable » puisqu’il en détermine les finalités et les moyens.

La Cour démontre ensuite que Google Inc., société américaine, est soumise à la législation européenne en matière de protection des données personnelles : Google Spain (filiale espagnole dont la mission essentielle est de vendre des espaces publicitaires au profit de Google Inc.) étant établie sur le territoire de l’Union européenne, cela suffit à exiger que la société mère, qui effectue la majeure partie des traitements de données personnelles, soit soumise à la législation européenne en la matière.

4. Enfin, l’une des questions posées à la Cour de justice de l’Union européenne concerne l’existence d’un droit à l’oubli numérique.

En d’autres termes, le citoyen espagnol souhaitait obtenir, en s’adressant directement à Google, la désindexation des informations litigieuses. Il faut préciser que ces informations avaient fait l’objet de publications licites sur des sites web tiers, les moteurs de recherche ne faisant que référencer le contenu de ces sites internet.

La Cour a admis, à la suite d’une mise en balance des intérêts en présence, que ces informations devaient faire l’objet d’un tel oubli.

Plus globalement, elle consent à ce qu’un citoyen puisse demander à un moteur de recherche la désindexation d’informations, pour autant que plusieurs critères soient remplis.

 Premièrement, l’écrit litigieux doit faire l’objet d’une re-divulgation. Dans le cas d’espèce, celle-ci se matérialise dès lors qu’en effectuant une recherche, l’article est propulsé par le moteur de recherche à la connaissance de l’internaute.

 Selon la deuxième condition, la première divulgation doit avoir été effectuée licitement, ce qui avait été le cas.

 Troisièmement, la Cour vérifie qu’un laps de temps suffisamment important se soit écoulé entre les deux divulgations. À nouveau, la condition est remplie puisque seize années se sont écoulées.

 Ensuite, la Cour s’assure que les faits relatés ne font pas l’objet d’un intérêt historique. Tel n’est pas le cas.

 Cinquièmement, le droit à l’oubli ne peut valoir que pour des informations judiciaires. La divulgation ayant été faite dans le cadre d’une procédure en recouvrement, la condition est remplie.

Enfin, le droit à l’oubli ne peut être revendiqué lorsque l’information litigieuse porte sur un débat d’intérêt général ou qu’elle concerne une personne publique. Fort du respect de l’ensemble de ces critères, la Cour a admis la désindexation des informations, sans pour autant les supprimer totalement d’internet.

5. L’examen opéré par la Cour de justice de l’Union européenne matérialise en réalité une balance des intérêts entre, d’une part, la nécessité de garantir un accès à l’information (qui constitue l’une des composantes de la liberté d’expression) et, d’autre part, le droit à la vie privée. Les critères auxquels la Cour fait référence ne sont d’ailleurs pas totalement nouveaux : plusieurs décisions belges s’étaient déjà appuyées sur ces éléments pour effectuer un examen similaire. Il reste que l’équilibre entre les droits précités est souvent difficile à atteindre.

6. A la suite de cet arrêt, Google a mis en ligne un formulaire particulier permettant à tout internaute de demander la suppression de certains résultats. Des milliers de demandes ont été envoyées à Google. Il demeure toutefois plusieurs inconnues quant au délai d’examen de ces demandes et à la manière dont Google va concrètement les traiter.

Votre point de vue

  • skoby
    skoby Le 9 juillet 2014 à 15:03

    D’accord avec Madame Tordoir.

    Répondre à ce message

  • Gisèle Tordoir
    Gisèle Tordoir Le 5 juillet 2014 à 15:09

    Je trouve regrettable que le fait de s’exprimer sur la toile, par exemple, puisse être utilisé à des fins d’archivage, de clivage, d’interprétation, de fichage des personnes. Je suis, pour ma part, totalement opposée aux Twitter, Google, Facebook, e.a., car, à ce point attachée au respect de la vie privée, je ne comprends pas le plaisir, le besoin de raconter sa vie à tout va...Quand je m’exprime, je sélectionne les destinataires comme ici sur ce site d’échanges d’avis qu’est "Justice en Ligne". D’autre part, il est de notoriété publique que nous sommes écoutés, entendus, lus, contrôlés dans nos dires, nos lectures, nos achats, nos votes, nos comptes bancaires, nos jobs, nos hobbies, nos goûts musicaux, nos déplacements, nos soins toute notre vie durant et cela pas toujours à notre désavantage. La prudence, la mesure, le discernement, l’intégrité restent, je pense, les garants de la liberté d’expression et du respect de la vie privée.

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Edouard Cruysmans


Auteur

professeur invité à l’Université Saint-Louis–Bruxelles, maître de conférence invité à l’Université catholique de Louvain, Professional Support Lawyer

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