Tolérance contre intolérance : jusqu’où va la liberté de caricaturer selon la Cour européenne des droits de l’homme ?

par Baptiste Nicaud - 14 mars 2015

« Je suis Charlie », voilà la clameur qui a retenti après les odieux attentats du 7 janvier 2015 dans la rédaction de Charlie-Hebdo. Tous (ou presque…) se rassemblaient pour défendre notamment la liberté d’expression. Le débat s’est vite focalisé, après l’indignation, sur l’importance de la liberté d’expression mais aussi sur d’éventuelles limites à celle-ci lorsque ce sont des caricatures qui sont diffusées. Il s’est ravivé après l’attentat de Copenhague en cette mi-février 2015.
Pour baliser ce débat, voici, grâce à Baptiste Nicaud, maître de Conférences à l’Université de Limoges, l’état de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur ces questions, où il est surtout question de liberté, de tolérance. Il s’agit des critères fondamentaux dans notre démocratie, auquel il faut ajouter celui de l’apport au débat public, fût-il mené de manière virulente ou impertinente.
Les arrêts cités ci-après peuvent aisément être atteints via le site « Hudoc » de la Cour européenne des droits de l’homme (cliquer ici).

1. La caricature est une forme d’expression qui se manifeste par son exagération, son intention satirique et son caractère provoquant. Et c’est cette part d’excès inhérente à la caricature qui a conduit aux évènements récents et tragiques en France et au Danemark, telle une manifestation la plus radicale de la remise en cause de la légitimité de l’exercice. La caricature va-t-elle trop loin ?

Il est nécessaire de rappeler que le droit de caricaturer constitue une liberté fondamentale garantie à chaque individu. Sur ce point, la Cour européenne des droits de l’homme, qui prête une particulière attention aux atteintes au droit de recourir à un tel mode d’expression, constitue par sa jurisprudence le socle commun, un guide dans l’exercice de cette liberté.

La Cour européenne a affirmé depuis 2007 que la garantie de la liberté d’expression s’appliquait à la caricature et à la satire, en tant que forme d’expression artistique et de commentaire social se caractérisant par l’exagération et la déformation de la réalité et dont la vocation est notamment de provoquer et agiter (arrêt Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche, 25 janvier 2007). La Cour protège donc la liberté de caricaturer à travers ses caractéristiques inhérentes, celles qui justement dérangent. Et cette protection vaut pour chaque individu, qu’il soit un professionnel de la presse (arrêt Leroy c. France, 2 octobre 2008), un simple militant (arrêt Eon c. France, 14 mars 2013) ou, dans une certaine mesure, les représentants syndicaux (arrêt Palomo Sanchez et autres c. Espagne, 12 septembre 2011).

Cette protection commande donc en retour un esprit de tolérance et d’ouverture car le recours à cette forme d’expression est susceptible de jouer un rôle très important dans le libre débat lorsqu’il s’inscrit dans des sujets de société. En effet, les caricatures, et même les polémiques qui peuvent les entourer, nourrissent le débat, parfois l’engage, en ce qu’elles informent le public à leur manière. La seule circonstance que cette expression « heurte, choque ou inquiète », selon l’heureuse expression utilisée par la Cour européenne des droits de l’homme dans de nombreux arrêts, ne saurait donc suffire à condamner son auteur.

2. Cependant, le recours à la caricature n’échappe pas à toute possibilité de restriction. La liberté d’expression n’est pas un blanc-seing pour tout dire, tout justifier. L’esprit de tolérance qui doit animer ceux qui se confrontent aux caricatures ou qui en sont la cible cesse dès lors qu’elles viennent propager, encourager, promouvoir ou justifier la haine, justement car l’expression est fondée sur l’intolérance (arrêt Féret c. Belgique, 16 juillet 2009). Ainsi, le recours à la forme caricaturale ne saurait devenir l’artifice d’une intention malveillante et excuser un contenu qui serait incontestablement constitutif d’une infraction pénale, telle que l’apologie du terrorisme (arrêt Leroy c. France, 2 octobre 2008).

3. Toutefois, on doit bien admettre qu’il est des cas où la frontière est ténue entre pure provocation protégée et discours de haine. En ce cas, la caricature n’entrainera pas d’interprétation unanime et l’auteur pourra toujours justifier a posteriori de sa bonne intention pour tenter d’échapper à la sanction. Cependant, ce n’est pas tant à l’intention présumée de l’auteur que le juge européen prête attention mais au public, à ses opposants, en somme à ceux qui sont amenés à débattre. C’est pourquoi, le contenu de la caricature est analysé eu égard au contexte de sa diffusion et à son impact (arrêt Leroy c. France).

Ainsi, la reprise de la formule utilisée par Nicolas Sarkozy, alors Président de la République, « Casse toi pov’con », brandie sur un écriteau à son encontre par un militant lors d’un cortège présidentiel sur la voie publique, si elle est littéralement offensante à l’égard du président de la République, ne constitue pas une simple attaque personnelle dès lors qu’elle est une critique en lien avec l’engagement politique formulée sur le mode de l’impertinence (arrêt Eon c. France). Cependant, une caricature qui soutient et glorifie la destruction par la violence seulement deux jours après les attentats du 11 septembre 2001, et dans une région politiquement sensible, ne pouvait être admise. En effet, une telle expression, à ce moment précis et envers ce public, ne pouvait nourrir le débat, mais seulement aviver les tensions et la haine d’autrui, voire la justifier et la conforter.

4. Si la qualification du propos peut parfois être complexe, car attachée au cas par cas, c’est donc cette philosophie qui anime le juge européen : l’idée exprimée à travers une caricature ou un propos satirique doit pouvoir s’inscrire dans le débat public et non le mettre à mal en justifiant la haine vis-à-vis d’autrui.

Votre point de vue

  • Augustin Daout
    Augustin Daout Le 4 janvier 2016 à 18:38

    En réponse au message de ce 12 mars 2015 de Marthe-Marie Rochet, il est précisé que le lien (« cliquer ici ») proposé à la fin du premier alinéa de l’article de Baptiste Nicaud, ci-avant, ne renvoie pas à un « article » mais au site de la Cour européenne des droits de l’homme, plus spécialement à sa banque de données Hudoc et à son moteur de recherche et que, pour accéder à l’un des arrêts recherchés, il convient de compléter ce formulaire (en général, la mention du nom de l’arrêt recherché dans la fenêtre « Intitulé de l’arrêt » devrait suffire)

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  • Gisèle Tordoir
    Gisèle Tordoir Le 13 mars 2015 à 18:22

    Sans apprécier toujours ce que fait paraître Charlie Hebdo, je décide, en connaissance de cause, quand je l’achète ou pas, quand je lis une partie et pas tout...Charb disait "...je préfère mourir debout que vivre à genoux." L’humour, dont la caricature, fait partie intégrante de la liberté d’expression qui m’est si chère. Nos aïeux (aïeules) se sont battus (-es) pour ce droit. Ce n’est pas pour le brader et encore moins pour le bâillonner au(x) motif(s) de sensibilité(s) différente(s). Que ce soit en Europe ou dans le monde occidental en général, nous fonctionnons ainsi. Les allochtones n’ont qu’à s’y faire. Ils se font, sans souci aucun, à Internet, à tous les avantages qu’offre notre modèle social. Leur intégration se fera d’autant mieux qu’ils apprendront à rire, à se moquer d’eux-mêmes et des autres. La dérision et l’auto-dérision sont indispensables pour supporter la vie quotidienne. Elles permettent d’avancer. En aucun cas, on ne peut ni mourir ni être emprisonné(e) pour s’être exprimé(e) avec un crayon, dans des bulles, par des dessins, par des mots. Par des renoncements ou des "aménagements corrects", c’est notre si belle culture toute entière qui s’en trouverait bafouée. Cabu disait "L’humour est un langage que j’ai toujours aimé. Notre ressort est de dénoncer la bêtise en faisant rire." Tignous disait "La caricature est un témoin de la démocratie." Si les allochtones ne supportent pas notre vision des choses, notre façon de vivre, qu’ils s’en retournent chez eux, dans leur(s) pays d’origine où il doit être bien triste de "vivre". Nous avons la chance inouïe d’avoir des droits comme la liberté d’expression, la libre circulation, l’accès à l’enseignement, à la culture, à la santé, au droit de vote, e.a. Ce n’est pas pour céder devant l’obscurantisme et l’arriérisme musulmans...Vive la liberté ! Et vive Charlie Hebdo pour tout ce qu’il représente de courage, d’indépendance, de lucidité et de provocation !

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  • Marthe-Marie Rochet
    Marthe-Marie Rochet Le 12 mars 2015 à 11:55

    Bonjour,
    Je n’ai pas trouvé l’article sur le site "Hudoc" (premier paragraphe, cliquer). Pourriez-vous me l’indiquer svp ? Merci !

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  • Francois
    Francois Le 12 mars 2015 à 18:55

    Intéressant, mais une partie du débat est occultée : celle qui tient aux grandes différences de mentalités entre parties du monde et entre religions....
    L’Islam interdit explicitement à ses pratiquants toute représentation du prophète ou de Allah, alors que notre culture d’origine catholique n’interdit pas du tout de représenter "Dieu", ni même explicitement de le caricaturer (lorsque le pouvoir ou les habitudes religieuses présentent des dysfonctionnements ou des contradictions flagrantes entre discours et réalité).
    Tout au plus, en cas de caricatures "catholiques", avons-nous parfois des protestations plus symboliques que contraignantes...
    Par contre, les pratiquants de l’Islam sont, à travers leur éducation, assez vite choqués (légitimement ou non à nos yeux, là est tout le débat) par une représentation de leur prophète ou d’Allah ! Et à fortiori si elle est ironique ou révélatrice de faits statistiquement et indubitablement en relation avec des excès / dérapages "habituels" au sein de pratiquants de leur religion....

    Là est tout le débat : des caricatures sont admises dans notre culture, même quand elles sont très frondeuses, pour autant qu’elles ne soient pas franchement injurieuses ou diffamatoires à l’égard de personnes physiques vivantes ou d’institutions, et si elles ne "trafiquent" pas les faits réels...

    Bien évidemment, si une caricature du prophète met en évidence les différences flagrantes une partie des discours "pacifistes", et ceux tout aussi nombreux qui ne le sont pas du tout, et les statistiques d’attentats actuels sur la planète (quasi exclusivement le fait de musulmans), il y a problème : elles respectent nos us et coutumes, ne sont pas du tout diffamatoire à l’égard d’une personne physique ou d’une institution, car elles s’appuient sur des faits bien réels et récurrents de l’actualité...
    Plus de 95% des attentats "suicide" (et même les autres) des 10 dernières années sont imputables à des musulmans, et quasi 0% à des bouddhistes, chrétiens etc.... Il est donc logique que les "infidèles" aient envie de se défouler en caricaturant Mahomet avec une bombe au milieu de son turban... Je dirais même que c’est "de bonne guerre" !
    Cette caricature correspond en effet à la question que tous les occidentaux se posent : mais qu’est-ce qui peut bien pousser les musulmans, et quasi exclusivement eux, à commettre des crimes aussi interpellants (kamikazes) et répétitifs ?
    Quand, en plus, les représentants de cette religion se permettent de nous faire fréquemment, par médias interposés, la morale sur nos mœurs et coutumes, et y vont de grands couplets sur la "grande famille unie" des musulmans, ça ricane évidemment ferme dans les chaumières occidentales... car la réalité est opposée : leurs dérapages vis à vis du statut de la femme y compris en occident, les mariages arrangés, les lapidations de femmes adultères, l’interdiction d’avoir un conjoint "infidèle" si il ne se convertit pas (désolé mais c’est du racisme...), les attentats y compris entre factions religieuses musulmanes, et autres joyeusetés qui égrènent journellement l’actualité
    Et quand ça ricane, les caricatures suivent toujours le mouvement !
    Quand ils ajoutent que les actes extrêmes ne représentent pas les musulmans modérés qui sont majoritairement des braves gens (sur ce point je crois que tout le monde est d’accord), ils en oublient que les enfants de ces braves gens sont aussi trop souvent impliqués, et que l’éducation reçue a visiblement, statistiquement parlant, des lacunes trop fréquentes...
    Les bouddhistes ont tout autant leur lot d’opprimés et de pauvres que les musulmans, mais ne produisent pas du tout les mêmes excès meurtriers.
    On peut donc se demander, dans le but d’aider à éradiquer le problème de cette violence, les pourquoi et les comment de ces statistiques qui les montrent du doigt, et de cette susceptibilité qui provoque des émeutes et des attentats !...
    A l’opposé, quand des centaines d’églises sont brûlées et des chrétiens tués, ce qui est bien plus grave que des caricatures, le monde occidental ne s’embrase pas et des attentats occidentaux "aveugles" ne sont pas commis en représailles !
    Pour réflexion et prise de recul !

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  • Dr Louant
    Dr Louant Le 12 mars 2015 à 13:26

    La liberté d’un chacun est limitée par celle des autres et le respect minimum de la pensée, de la Foi religieuse, de la Liturgie des autres.Les caricatures doivent respecter ceux qui les regardent.La vulgarité, voire l’obscénité de certaines caricatures ne se justifient pas sur base de la liberté d’expression, elles manifestent seulement la bêtise incommensurable de leurs auteurs, qui n’a d’égale que les dimensions de l’Univers.
    Une petite poignée de "journalistes" d’une culture limitée à l’opposition systématique à toute pensée autre que la leur, se targue de faire la leçon au reste de l’Humanité.
    C’est une chute du niveau de qualité dans le rapport entre êtres humains...une tentative de prise de pouvoir aussi inacceptable que la brutalité physique, le terrorisme de quelque niveau que ce soit. Les évènements de ces derniers temps, détournés de leur réalité objective, ont eu l’avantage de soulever cette question de la liberté d’expression dans le respect des autres et donc de faire progresser la Civilisation.

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Baptiste Nicaud


Auteur

Maître de Conférences à l’Université de Limoges
Avocat au barreau de Paris

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