L’exportation d’armes wallonnes en Arabie saoudite et le Conseil d’État – Deuxième épisode

par Emmanuel Slautsky - 29 octobre 2018

Le 6 mars 2018, le Conseil d’État rejetait une partie des demandes de suspension introduites par deux ONG contre des licences d’exportation d’armes vers l’Arabie saoudite ; Justice-en-ligne y a fait écho.

Mais, le 29 juin 2018, le Conseil d’État a poursuivi son examen et a suspendu l’exécution de certaines des licences contestées.
Comment, pourquoi ? Emmanuel Slautsky, professeur à l’Université libre de Bruxelles, nous l’explique.

1. 1. Comme exposé dans un précédent article publié sur Justice-en-ligne le 11 mai 2018, la Ligue des droits de l’homme et la Coordination nationale d’action pour la paix et la démocratie ont introduit en décembre 2017, devant le Conseil d’État, plusieurs recours en annulation et en suspension contre des décisions du Ministre-Président de la Région wallonne d’autoriser des exportations d’armes et de matériel militaire vers l’Arabie saoudite.
Les deux ONG soulevaient trois arguments (trois « moyens », dit-on dans le jargon) à l’appui de leurs recours : (1°) les règles procédurales pour l’octroi des licences n’auraient pas été respectées ; (2°) les décisions de délivrer les licences n’auraient pas été suffisamment motivées et ces décisions seraient le résultat d’une erreur manifeste d’appréciation dans le chef du Gouvernement wallon ; (3°) les conséquences négatives des livraisons d’armes en cause pour la paix et la stabilité régionales et le respect du droit humanitaire n’auraient pas été suffisamment prises en compte (c’est, spécialement, le rôle joué par l’Arabie Saoudite dans le conflit au Yémen qui était dénoncé) et les conséquences de ces exportations d’armes pour le respect des droits humains n’auraient pas non plus correctement été évaluées.

2. Comme exposé dans ce précédent article, le Conseil d’État peut ordonner la suspension de l’exécution d’une décision administrative, comme une licence d’exportation, s’il existe une urgence incompatible avec le traitement de l’affaire en annulation et si l’annulation ultérieure de la décision contestée paraît hautement probable en raison de son illégalité apparente.

Les procédures en suspension sont des procédures dites de référé ou d’urgence. Lorsque des requérants demandent à la fois la suspension de l’exécution d’une décision administrative et l’annulation de cette décision, comme c’est le cas dans les affaires examinées, le Conseil d’État se prononce, logiquement, d’abord sur la demande de suspension et, ensuite, sur la requête en annulation.

3. Le 6 mars 2018, le Conseil d’État rejetait une partie des demandes de suspension introduites par la Ligue des droits de l’Homme et la Coordination nationale d’action pour la paix et la démocratie, en partie pour des raisons procédurales, en partie parce que les exportations litigieuses avaient déjà eu lieu, de sorte que le préjudice irréversible mis en avant par les ONG pour justifier l’urgence était, en fait, déjà réalisé.

Pour les demandes de suspension restantes, le Conseil d’État acceptait par contre que la condition d’urgence était satisfaite, mais rejetait les deux premiers arguments invoqués par les ONG, à savoir ceux liés au défaut de motivation et à l’erreur manifeste d’appréciation dont se serait rendue coupable la Région wallonne. Ce sont ces décisions qui ont été analysées dans l’article du 11 mai 2018.

Le Conseil d’État décidait en revanche de rouvrir les débats concernant le troisième argument développé par les ONG, dans l’attente de rapports complémentaires de l’auditorat. Ces rapports ayant été déposés, le Conseil d’État s’est prononcé sur les demandes de suspension encore en suspens dans neuf arrêts rendus le 29 juin 2018.

4. Par cinq de ces neuf arrêts du 29 juin 2018, le Conseil d’État a suspendu l’exécution de certaines des licences contestées par la Ligue des droits de l’homme et la Coordination nationale d’action pour la paix et la démocratie. L’un de ces arrêts est accessible en cliquant ici .

Pour les licences concernées, le Conseil a en effet jugé que le troisième argument des ONG requérantes paraissait fondé, dans la mesure où la Région wallonne n’avait pas démontré concrètement, avant d’octroyer les licences, avoir procédé à un examen minutieux et prudent de certains des critères prévus par le décret wallon du 21 juin 2012 ‘relatif à l’importation, à l’exportation, au transit et au transfert d’armes civiles et de produits liés à la défense’, qui est le décret qui règle la procédure de délivrance des licences d’exportation d’armes par la Région wallonne.

Parmi ces critères, figure le « comportement du pays acheteur à l’égard de la communauté internationale et notamment son attitude envers le terrorisme, la nature de ses alliances et le respect du droit international ».
Par ses quatre autres arrêts, le Conseil d’État a au contraire rejeté les demandes de suspension encore pendantes devant lui, en considérant que la condition de l’urgence n’était plus remplie dès lors que les licences attaquées avaient entretemps été entièrement exécutées ou étaient venues à expiration.

5. Les affaires examinées ont, par ailleurs, également été l’occasion pour le Conseil d’État de se prononcer sur une autre question sensible, à savoir l’équilibre devant s’établir entre le droit au procès équitable et la protection des secrets d’affaires et des relations internationales de la Région wallonne.
En principe, les pièces d’un dossier administratif sur la base duquel une décision contestée devant le Conseil d’État a été adoptée doivent être soumises à la contradiction des parties à la procédure.

Par exception, les parties peuvent cependant demander au Conseil d’État de préserver la confidentialité de certaines pièces, ce qui a été le cas dans l’affaire des licences d’exportation d’armes vers l’Arabie Saoudite. La Région wallonne a en effet demandé que certaines pièces relatives aux licences octroyées soient maintenues confidentielles, « compte tenu des enjeux liés notamment aux relations internationales de la Région wallonne », ainsi qu’« au secret des affaires », qui seraient menacés, selon la Région wallonne, si ces pièces étaient rendues publiques.
Par ses décisions du 29 juin 2018, le Conseil d’État a partiellement fait droit à cette demande de confidentialité de la Région wallonne en admettant que, si les éléments justifiant la position de la Région wallonne concernant les exportations d’armes vers l’Arabie Saoudite étaient révélés, ils seraient de nature à entraîner des répercussions sur les relations internationales et économiques de cette Région.

Le Conseil d’État a cependant aussi jugé que ces raisons ne justifiaient pas que la confidentialité aille jusqu’à empêcher les ONG requérantes d’identifier correctement la nature du matériel concerné par chaque licence et a, partant, décidé que la Région wallonne devait leur transmettre ces informations.

6. Les décisions du 29 juin 2018 du Conseil d’État constituent la dernière réponse de la haute juridiction administrative aux demandes de suspension de l’exécution des licences d’exportation d’armes vers l’Arabie Saoudite qui avaient été introduites par la Ligue des droits de l’Homme et la Coordination nationale d’action pour la paix et la démocratie.
En définitive, ce sont donc cinq licences d’exportation – sur un nombre total bien plus élevé – dont l’exécution a été suspendue par le Conseil d’État, conformément à la demande des deux ONG, dans le cadre de la procédure en référé. Ces licences ne peuvent donc plus être exécutées et les armes visées par ces licences ne peuvent pas non plus être livrées, en tout cas jusqu’à l’issue de la procédure en annulation.

Il reste en effet au Conseil d’État à statuer sur les requêtes en annulation encore pendantes devant lui contre ces mêmes licences d’exportation d’armes, ce qu’il devrait faire dans les prochains mois. L’affaire n’est donc (toujours) pas close !

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