La « loi Salduz » passée au crible de la Cour constitutionnelle : trois annulations, deux interprétations et plusieurs rejets

par Laurent Kennes - 28 février 2013

Justice-en-ligne consacré déjà de nombreux articles et même un dossier à l’arrêt Salduz de la Cour européenne des droits de l’homme et à l’obligation faite à la Belgique, comme aux autres Etats membres du Conseil de l’Europe, de mettre sa législation en conformité avec cette jurisprudence, qui impose en principe la présence d’un avocat aux côtés de tout suspect interrogé, spécialement lorsqu’il est privé de liberté.

La loi du 13 août 2012 ‘modifiant le Code d’instruction criminelle et la loi du 20 juillet 1990 relative à la détention préventive afin de conférer des droits, dont celui de consulter un avocat et d’être assistée par lui, à toute personne auditionnée et à toute personne privée de liberté’, dite aussi « loi Salduz », a été adoptée à cet effet.

La Cour constitutionnelle a été saisie d’un recours en annulation et vient de prononcer son arrêt, portant le n° 7/2013, ce 14 février 2013.

La Cour y a accueilli trois des moyens d’annulation soulevés et a écarté les autres, précisant utilement l’interprétation à réserver à la loi, imposant une interprétation conforme à la Constitution de deux des dispositions querellées.

Explications de Laurent Kennes, avocat au barreau de Bruxelles et chargé de cours à l’Université libre de Bruxelles.

Trois annulations partielles

1. Les recours en annulation, initiés par l’Ordre français des avocats du barreau de Bruxelles, Avocats.be, la Ligue des droits de l’homme et la Liga voor Mensenrechten portaient sur les articles 2, 3, 4 et 7 de la loi précitée du 13 août 2011, dite loi « Salduz », en référence à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme quant à l’assistance d’un avocat avant et pendant l’audition d’un suspect en matière pénale.

Ainsi la Cour constitutionnelle renforce-t-elle en premier lieu la position du suspect auditionné qui n’est pas privé de sa liberté. La Cour annule une disposition en ce qu’elle ne prévoit pas que la personne qui est interrogée au sujet des infractions qui peuvent lui être imputées doit être informée qu’elle n’est pas arrêtée et qu’elle peut en conséquence quitter l’interrogatoire à tout moment.

La Cour maintient la disposition annulée jusqu’à l’intervention du législateur, ou, à défaut, jusqu’au 31 août 2013.

2. La Cour constitutionnelle trouve également problématique une des exceptions au droit de la personne non privée de sa liberté à une concertation confidentielle avec un avocat avant l’audition. En effet, ce droit n’est pas applicable lorsque l’audition porte sur certaines infractions en matière de roulage. Selon la Cour, l’exclusion de tout un contentieux, en ce compris les infractions les plus graves pouvant se produire en cette matière, n’est pas justifiée raisonnablement. C’est pourquoi la Cour constitutionnelle annule cette exception au droit de la personne non privée de sa liberté à une concertation confidentielle préalable avec son avocat. Elle maintient jusqu’à l’intervention du législateur, ou, à défaut, jusqu’au 31 août 2013 les effets des mots annulés.

3. La Cour constitutionnelle a également censuré la sanction qui doit être appliquée en cas de violation du droit à l’assistance d’un avocat avant ou au cours de l’audition. En permettant que des déclarations auto-incriminantes recueillies en violation du droit à l’assistance d’un avocat, tel qu’il est organisé par la loi attaquée, soient utilisées pour fonder une condamnation, fût-ce en combinaison avec d’autres éléments de preuve, la disposition attaquée est inconstitutionnelle et le mot « seul » contenu dans cette disposition, qui est à l’origine de cette inconstitutionnalité, doit être annulé.

En d’autres termes, le juge du fond ne peut pas avoir égard à une déclaration auto-incriminante réalisée en violation du droit d’être assisté d’un avocat avant ou pendant l’audition. Celle-ci est dénuée de toute valeur probante.

Deux interprétations étendant les garanties au profit du suspect

4. En ce qui concerne l’impossibilité d’accéder au dossier pénal avant la concertation préalable avec l’avocat, la Cour juge qu’un avocat ne peut conseiller utilement la personne qui va être auditionnée s’il n’a aucune compréhension des faits et du contexte dans lequel cette personne est amenée à être interrogée ou lorsqu’il n’a pas été correctement informé par son client. Il faut dès lors admettre qu’en vue de lui permettre de remplir sa mission et suivant les circonstances et les caractéristiques de la personne concernée, les officiers de police, le procureur du Roi ou le juge d’instruction doivent également informer eux-mêmes l’avocat des faits au sujet desquels a lieu l’audition.

5. La limitation selon laquelle la concertation confidentielle du suspect privé de liberté avec un avocat sera « d’une durée maximale de trente minutes » est admise en principe par la Cour. La disposition en cause doit toutefois être interprétée en ce sens qu’elle permet à la personne arrêtée d’avoir avec son avocat une concertation qui dure plus de trente minutes, tout en étant limitée à la lumière des exigences de l’enquête, lorsque, eu égard aux circonstances concrètes, le respect du droit à un procès équitable l’exige. Cette interprétation doit être appliquée à chaque concertation qui a lieu après la publication de l’arrêt au Moniteur belge.

Plusieurs rejets des moyens invoqués

6. Pour le surplus, les dispositions attaquées résistent, selon la Cour constitutionnelle, au contrôle au regard des droits fondamentaux. En voici un aperçu :

 les notions d’« audition », de « suspect » et de « toute personne privée de liberté » sont suffisamment claires ;

 le critère de privation de liberté pour déterminer le droit à l’assistance à l’avocat pendant l’audition a été jugé proportionné aux objectifs poursuivis : cela signifie, en substance, que l’interprétation extensive de la jurisprudence « Salduz » par les parties requérantes, pas très claire sur ce point, selon laquelle les conditions de la présence de l’avocat aux côtés du suspect devaient être les mêmes selon que ce dernier est ou non privé de sa liberté, n’est pas retenue ;

 le droit à l’assistance d’un avocat peut être limité à la première période de privation de liberté avant la délivrance du mandat d’arrêt (et il ne doit donc pas être étendu à la situation du suspect en détention préventive), sans préjudice de la possibilité pour le juge d’instruction d’autoriser l’avocat à assister aux interrogatoires tenus après la délivrance du mandat d’arrêt, à sa demande ou à celle de l’inculpé ;

 l’assistance d’un avocat peut être limitée aux auditions (la confrontation avec un tiers étant considérée comme une forme d’audition) et aux descentes sur les lieux ;

 la concertation confidentielle préalable avec un avocat peut être exclue lorsqu’il s’agit d’une infraction dont la sanction ne peut pas donner lieu à la délivrance d’un mandat d’arrêt, c’est-à-dire pour des faits paraissant peu importants ;

 le rôle de l’avocat peut être limité au cours de l’audition _ Il ne s’agit pas de « plaider » comme devant un tribunal , étant donné qu’il est suffisamment substantiel pour veiller au respect des droits fondamentaux de son client ; la Cour ne détermine pas le rôle exact de l’avocat mais le qualifie d’« actif » ;

 dans des circonstances particulières et pour autant qu’il existe des raisons impérieuses, il peut être dérogé au droit du suspect privé de liberté à une concertation confidentielle avec un avocat et au droit d’être assisté, à condition que cette dérogation fasse l’objet d’une interprétation restrictive ;

 le suspect majeur peut renoncer au droit à une concertation préalable avec un avocat et au droit à l’assistance d’un avocat au cours de l’audition (sauf s’il s’agit d’une personne faible ou vulnérable) ;

 aucun droit fondamental n’est violé ni par l’absence d’une sanction pour violation du droit à l’assistance d’un avocat en cas de descente sur les lieux en vue de la reconstitution des faits, sans préjudice du fait qu’il revient au juge du fond (c’est-à-dire celui qui, le cas échéant, jugera l’intéressé plus tard) d’examiner la régularité des preuves sur lesquelles est fondée l’action publique et de garantir le droit du prévenu au procès équitable, ni par l’absence de sanction de la violation des droits des personnes qui sont auditionnées dans une autre qualité que celle de suspect (à condition que les droits garantis par la loi soient accordés lorsque l’intéressé vient à être soupçonné au cours de l’interrogatoire) ;

 le bénéfice de l’aide juridique, en ce qui concerne l’assistance d’un avocat avant la délivrance éventuelle d’un mandat d’arrêt, peut être réservé au suspect privé de liberté qui ne dispose pas de revenus suffisants ; le fait que le législateur ne prévoit pas de présomption d’indigence, au contraire de la situation actuelle de la personne placée sous mandat d’arrêt, n’est pas considéré comme une violation d’une disposition constitutionnelle ; relevons à cet égard que la Cour rappelle la possibilité inscrite dans le Code judiciaire de procéder à une désignation d’un avocat « pro deo » dans l’urgence ; elle se considère, enfin, incompétente pour connaître des difficultés pratiques liées à la rémunération des avocats ;

 la Cour constitutionnelle rejette également l’interprétation de la loi attaquée en vertu de laquelle les mineurs soupçonnés d’avoir commis une infraction auraient moins de droits que les majeurs qui se trouveraient dans la même situation.

Votre point de vue

  • Didier De Ketelaere
    Didier De Ketelaere Le 3 février 2017 à 21:19

    Évolution du droit. Cette moi permet aussi de lutter contre certains abus et attitudes douteuses dans le chef de certains policiers et magistrats. Malgré cette loi force est de constater que par manque de formation juridique nombreux services de police bafouent les droits et rendent les procédures et poursuites nuls.

    Répondre à ce message

  • Gisèle Tordoir
    Gisèle Tordoir Le 2 mars 2013 à 17:46

    La loi Salduz est une aberration de plus dans le système judiciaire : pourquoi ce droit automatique à l’assistance d’un avocat ? A la demande expresse et seulement si justifiée, pourquoi pas... Mais encore faut-il que l’avocat soit bel et bien payé...De plus, pour avoir subi une audition par la police très récemment, je peux témoigner du mécontentement mais aussi de l’étonnement, de l’incompréhension de la police quant à cette décision d’octroyer ce service supplémentaire. Petit détail mais qui a son importance : les documents d’audition ont dû être adaptés à cette nouvelle clause : quel coût pour cette correction ? Et pour quelle réelle efficacité ? Que sont devenus les anciens formulaires ? Il faut aménager un(des) local (-ux) aussi : combien ça coûte ? Alors que tous se plaignent de manque de moyens, manque de places et manque de personnel : quelle stupide initiative encore. Quand des personnes réellement compétentes se mêleront-elles de la gestion, de la révision totale du fonctionnement de la justice ? A ce jour, cela semble utopique voire surréaliste. Et dire que certains disent le simple citoyen incapable de comprendre...Je suis persuadée que la plupart d’entre nous pourraient aider la justice.

    • Bargibant
      Bargibant Le 5 février 2014 à 18:30

      Vous n’y connaissez rien et vous critiquez.Sachez que l’article 6 de la convention des droit de l’homme existe depuis 1948 et que seul la justice belge ne l’applique pas.La loi Salduz remet juste les pendules à l’heure.Les droits des belges ont été bafoués depuis tout ce temps.

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  • skoby
    skoby Le 2 mars 2013 à 16:43

    Je pense que la loi Salduz va trop loin. C’est à l’accusé de décider s’il veut oui ou non l’assitance d’un avocat pendant son interrogatoire, et même de le réclamer à la fin de l’interrogatoire, s’il est effectivement prévu de le priver de liberté.
    2° Il est clair que les avocats pro-deo doivent être indemnisés rapidement par la Justice et que le montant doit être fixé légalement.
    D’aillleurs la Justice n’est pas le seul domaine où les intervenants sont payés avec de nombreux mois de retard. Vérifiez seulement combien de mois les médecins des hôpitaux doivent attendre avant d’être payés pour leurs prestations.
    L’Etat est dans un grand nombre de cas un mauvais payeur, donc un mauvais employeur.
    Il n’y a que les politiciens qui ne semblent pas avoir ce problème. On se demande pourquoi ?

    Répondre à ce message

  • Docteur LOUANT
    Docteur LOUANT Le 2 mars 2013 à 13:23

    Les Avocats désignés comme "pro deo" devraient être rémunérés correctement et EFFECTIVEMENT.
    Pour celà il faut un Budget alimenté effectivement par de l’argent et pas seulement par des promesses et des engagements sans suite.

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Laurent Kennes


Auteur

Avocat aux barreaux de Bruxelles et de Namur,
Maître de Conférences à l’Université libre de Bruxelles

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