L’affaire Conner Rousseau et l’interdiction de la censure, ou la fronde d’un juge

par Audrey Adam - 6 décembre 2023

Photo @ PxHere

Après des propos visant des Roms lors d’une soirée à Saint-Nicolas, Conner Rousseau, alors président du parti Vooruit, a obtenu d’un juge que le procès-verbal policier de ces faits ne soit pas publié dans la presse.
Pareille mesure est-elle compatible avec l’interdiction de la censure en Belgique ?
Audrey Adam, Avocate au barreau de Namur et professeure à la Brussels School of Journalism & Communication (IHECS), nous donne sa réponse.

1. « La censure ne pourra presque jamais être établie ».
Ce n’est pas en ces termes qu’est rédigée la Constitution. Selon un juge de Termonde, il est désormais des cas où une mesure de censure préventive peut être prononcée contre un média et ce malgré la limpide clarté de l’article 25 de la Constitution qui énonce que « [l]a censure ne pourra jamais être établie ».

2. Ce qu’il fallait absolument garder secret dans l’affaire Conner Rousseau, sous prétexte du secret de l’enquête et de garantir le droit à un procès équitable, ce sont les extraits d’un procès-verbal relatant les faits qui se sont produits dans la nuit du 1er au 2 septembre 2023 dans un café de Saint Nicolas où, éméché, Conner Rousseau aurait interpelé les policiers présents sur les lieux en disant notamment :

  • « Ces Roms ou autres gitans sont là chaque putain de jour avec leur friteuse, leurs matelas, à proximité de la bulle en verre. Vraiment, ces Roms, il faut s’en débarrasser. On ne peut pas déconner avec ces gars-là ».
  • « D’après moi, vous devriez vous attaquer à eux plus durement. Vous devriez utiliser votre matraque beaucoup plus souvent ».

3. Après avoir contacté, dès le lendemain des faits, le bourgmestre et le chef de corps de la police de Saint Nicolas, Conner Rousseau avait apparemment été assuré que l’affaire ne connaîtrait pas de suite, qu’aucun procès-verbal ne serait dressé. Toutefois, le 28 septembre 2023, la réaction de Conner Rousseau quant au procès-verbal (finalement) dressé a été sollicitée par un journaliste de Het Laatste Nieuws et VTM Nieuws.
Au lieu de répondre à cette interpellation, Conner Rousseau a saisi sur requête unilatérale le Président du Tribunal de première instance de Termonde pour qu’il prononce une interdiction de diffusion à DPG Media, groupe de presse possédant notamment Het Laatste Nieuws et VTM. Ce qui a été fait le jour même, sous astreinte de 1.000 € par heure de diffusion et en étendant l’interdiction à l’ensemble des médias.

4. Sur la tierce opposition de DPG Media, le même juge a détaillé le raisonnement qui l’a amené à prononcer l’ordonnance contestée.
Il écarte l’application de l’article 25 de la Constitution car « la presse » telle qu’elle est protégée par la Constitution viserait uniquement la diffusion d’opinions et non la simple transmission de faits et il constate qu’en soi l’article 25 n’interdit pas qu’un juge des référés puisse prononcer une interdiction de publication.
Pour ce faire, et c’est un comble, il se base notamment sur l’arrêt RTBF c. Belgique du 29 mars 2011 de la Cour européenne des droits de l’homme qui, justement, a donné un coup d’arrêt au contrôle judiciaire préventif, en référé, des médias (pour reprendre la formule utilisée par B. Frydman et C. Bricteux, « L’arrêt RTBF c. Belgique : un coup d’arrêt au contrôle judiciaire préventif de la presse et des médias », Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2013, n° 94, pp. 331-350).
Depuis cet arrêt, la doctrine relevait deux possibilités pour encore censurer un média : modifier la Constitution (Q. Van Enis, « Observations. Ingérences préventives et presse audiovisuelle : la Belgique condamnée, au nom de la ‘loi’ », Revue de jurisprudence de Liège, Mons et Bruxelles, 2011/26, p. 1270.) ou obtenir la fronde des juges (Fr. Jongen, « Préventif, répressif ou curatif ? Le juge des référés et la liberté des médias en Belgique », Auteurs et Media, 2013/5, p. 332).

En oubliant que l’interdiction constitutionnelle de la censure n’avait jusqu’à présent donné lieu à aucune controverse (à l’exception d’une seule, visant un article du Soir illustré : voy. J. Englebert, « Lorsqu’un juge viole la Constitution », Auteurs et Media, 2013/6, pp. 427 et suivantes) lorsqu’elle s’adressait à la presse écrite (la question de la possibilité d’interdire préventivement une diffusion en référé ne se posait que pour la presse audiovisuelle : à l’égard de la presse écrite le doute n’existait pas) et en estimant qu’un autre cadre législatif et jurisprudentiel (lequel ?) que celui invoqué dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt du 29 mars 2011 pouvait être invoqué en Belgique afin de prononcer une mesure de censure, le juge de Termonde a manifestement frondé en privant les citoyens, ne fût-ce que momentanément, de leur droit fondamental à recevoir de l’information.

5. Au-delà de la violation manifeste de la Constitution, imposer une mesure de censure à un média sous prétexte de préserver le secret d’une enquête (à l’information ou à l’instruction judiciaires) ne peut être considéré comme une mesure proportionnée dès lors que ladite enquête vise le président d’un parti de gauche pour des propos incitant à la haine et à la violence, ayant donc un impact direct sur sa fonction. La preuve en est que le travail de la Justice suit son cours et que Conner Rousseau a démissionné de son poste de président de parti.

Votre point de vue

  • Ancre
    Ancre Le 8 décembre 2023 à 00:34

    "L’affaire Conner Rousseau et l’interdiction de la censure, ou la fronde d’un juge"

    Le titre de la note de Mme Audrey Adam du 6 décembre 2023 contredit le corps de son texte.
    Ah ! Les étranges pouvoirs de la distraction !

    Il convient de lire "L’affaire Conner Rousseau et l’autorisation de la censure, ou la fronde d’un juge".

    "Bien vu, bien pris, personne n’en dit mieux"... adjugé !

    Répondre à ce message

  • Denis Luminet
    Denis Luminet Le 7 décembre 2023 à 21:32

    1.Re : "En oubliant que l’interdiction constitutionnelle de la censure n’avait jusqu’à présent donné lieu à aucune controverse..."
    Selon Wikipedia :
    "Plus tard, ayant publié un éditorial résolument insultant pour Mobutu Sese Seko, le journal [Pourquoi Pas ?] fut saisi pour "injure à chef d’Etat". Aussitôt, une nouvelle édition fut publiée, toutes les pages litigieuses (incluant la couverture) étant blanches et barrées de la mention ’Censuré !’ ".

    2. Quant à l’arrêt strasbourgeois, notons
    * d’une part, que le procureur général, cf. p. 10 de https://www.lachambre.be/FLWB/PDF/53/1414/53K1414007.pdf , se permettait de considérer la CEDH comme une bande de d’abrutis,
    * d’autre part, que, dans son dispositif électoral, la RTBF se proclame au-dessus de la Justice :
    "en cas d’obligation judiciaire de diffuser des débats auxquels devraient être invités des candidats ou des représentants de listes de candidats
    prônant ou ayant prôné des doctrines ou messages contraires aux principes énoncés au point
    1. ci-avant, que :
     lesdits débats seront préenregistrés,
     et que la RTBF se réserve le droit [...] de ne pas diffuser semblables débats [...]"

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