1. L’an dernier, dans son fameux arrêt Dobbs du 24 juin 2022, la Cour suprême des États-Unis renvoyait la question de la légalisation de l’avortement aux États, mettant fin à une garantie fédérale établie dans son arrêt Roe v. Wade du 22 janvier 1973.
2. Subséquemment, de nombreuses lois sont rapidement entrées en vigueur dans plusieurs États ou ont été proposées, allant soit dans le sens d’une plus grande protection du droit à l’avortement soit au contraire dans le sens de plus grandes restrictions, voire d’une interdiction.
Ces (propositions de) lois sont attaquées en justice, créant un paysage juridique incertain et complexe à naviguer.
3. L’Ohio est l’un de ces États ayant adopté une loi (SB 23) interdisant l’avortement dès qu’une activité cardiaque fœtale est détectée (sans prévoir d’exception en cas de malformation mortelle ou de viol).
Attaquée devant la Cour suprême de l’Ohio, cette législation est pour l’instant suspendue. Les plaidoiries se sont déroulées le 27 septembre 2023.
4. L’initiative citoyenne lancée entre autres par des médecins en Ohio vise à modifier la Constitution de l’État en y introduisant un article établissant « le droit de prendre et mener à bien ses propres décisions en matière de reproduction, y compris, mais sans s’y limiter, les décisions relatives à l’avortement, à la contraception, au traitement de la fertilité, à la prise en charge des fausses couches et à la poursuite de la grossesse ».
L’amendement autorise explicitement l’État à interdire l’avortement après la viabilité, c’est-à-dire vers 23 semaines, sauf si le médecin traitant estime que la procédure « est nécessaire pour protéger la vie ou la santé de la patiente enceinte ».
Ayant obtenu une majorité de votes, cette nouvelle disposition rendra clairement la loi SB 23 mentionnée ci-dessus inconstitutionnelle.
5. Les enjeux étaient de taille pour plusieurs raisons.
En témoigne entre autres les sommes astronomiques dépensées par les camps pro- et anti-avortement (plus de 60 millions d’euros pour un État qui compte 8 millions d’électeurs).
Le camp pro-avortement surfe pour l’instant sur une vague de succès et cette victoire en Ohio est prometteuse pour les scrutins à venir.
L’Ohio présentait néanmoins une particularité par rapport aux scrutins précédents, en plus d’être un État « rouge » : il ne s’agissait pas ici de bloquer une mesure restrictive ou de revenir au statu quo, mais d’introduire un nouveau droit constitutionnel. Un bref aperçu du déroulé et des échanges de cette campagne sert de leçon aux militantes et militants, juristes et responsables politiques se présentant dans les scrutins futurs similaires planifiés dans une dizaine d’autres États.
6. Un premier élément de la stratégie des Républicains, au pouvoir en Ohio et opposés à l’avortement, a été de tenter d’élever le seuil d’adoption des amendements (de 50 % à 60 % pour les initiatives référendaires) en convoquant une élection spéciale en août. Cette tentative a échoué.
Des démarches similaires visant à limiter les initiatives populaires sont observées ailleurs, comme par exemple dans l’Arkansas.
7. Un autre point de contention concernait la formulation du résumé accompagnant la mesure proposée sur le bulletin de vote, un pouvoir attribué au Ballot Board, une commission au sein de laquelle les Démocrates étaient en minorité.
Cette commission a par exemple remplacé le terme « fœtus » de l’initiative par « enfant non-né ». Là où le texte de l’amendement indique que l’État peut interdire l’avortement après la viabilité, le texte explicatif suggère que l’amendement « permettrait toujours à un enfant à naître d’être avorté à n’importe quel stade de la grossesse, indépendamment de la viabilité ».
Un comité d’action politique soutenant l’initiative a introduit une action judiciaire contre ce libellé qu’il estimait inexact et trompeur mais n’a pas obtenu gain de cause devant la Cour Suprême de l’Ohio.
8. Il est également opportun de s’intéresser à l’argumentaire déployé par les personnes opposées à l’initiative pour façonner l’ampleur et le libellé des initiatives à venir dans d’autres États.
L’accent a d’une part été mis sur le risque (supposément) encouru pour les droits parentaux et d’autre part à soulever l’implication (prétendue) de cet article dans les traitements de transition de genre pour les enfants mineurs. L’amendement mentionne le droit pour « chaque individu » de faire ses choix reproductifs, aussi parce que les hommes sont concernés par la contraception ou les traitements de fertilité. Mais ces personnes opposées à l’initiative suggéraient qu’en visant les individus, les mineures pourraient désormais interrompre leur grossesse sans l’autorisation de leurs parents (en réalité toujours requise par la loi en Ohio et réglée par des précédents, c’est-à-dire par des décisions judiciaires antérieures).
Afin de prévenir ces attaques, les auteurs des initiatives à venir (en Floride, en Arizona) circonscrivent davantage leurs propositions ou indiquent expressément que l’État est toujours compétent pour exiger le consentement parental en cas d’avortement par une mineure.
9. L’an dernier, la super majorité conservatrice de la Cour suprême des États-Unis a mis fin au droit constitutionnel à l’avortement conféré par l’arrêt Roe v. Wade précité de 1973 en précisant vouloir rendre la règlementation « au peuple et à ses représentants élus ».
C’est exactement ce que les Ohioains et Ohioaines ont fait cet automne, malgré l’opposition de leurs représentants élus, puisque l’amendement constitutionnel confirmant le droit à l’avortement a obtenu une majorité de 56,6 % des voix.
10. Au vu de ces évènements, les deux camps vont désormais affiner leurs stratégies, en particulier le camp anti-avortement, qui a perdu en Ohio, mais également ailleurs. Le même jour, la voie moins radicale proposée par le gouverneur de Virginie (une interdiction de l’avortement après 15 semaines de grossesse) ne lui a pas permis de regagner le contrôle des deux chambres législatives.
En plus d’avoir déplacé le centre de la prise de décision en matière d’avortement du niveau fédéral au niveau étatique, l’arrêt Dobbs a pour effet que les militants et militantes pro et contre se tournent davantage vers les procédures d’amendement des Constitutions des États, souvent plus accessibles que la procédure d’amendement de la Constitution fédérale et que les candidats et candidates aux prochaines élections axent leur campagne autour de ce sujet brûlant.