8 décembre 2010 : premier jugement belge dans l’affaire dite de l’ETO (Ecole technique officielle) au Rwanda

par Éric David - 10 janvier 2011

Le 8 décembre 2010, le Tribunal de première instance de Bruxelles a rendu sa décision (voir ci dessous) en l’affaire dite de l’ETO (Ecole technique officielle). Cette affaire concerne un triste épisode du génocide des tutsi au Rwanda où la Belgique n’a, hélas, pas joué un très beau rôle.

Eric David, spécialiste du droit humanitaire, explique et commente ce jugement.

Il faut savoir que cette affaire a été frappée d’appel et sera donc rejugée par la Cour d’appel de Bruxelles. Justice-en-ligne y reviendra lorsque l’arrêt d’appel sera prononcé.

Les faits

Pour rappel, entre le 7 et le 11 avril 1994, peu après la destruction en vol du président rwandais Habyarimana, environ deux mille Tutsi et quelques Hutu modérés avaient cherché refuge à I’ Ecole technique officielle (ci-après : ETO), où se trouvaient 143 expatriés européens sous la protection de 90 soldats belges de la MINUAR (casques bleus de l’ONU), commandés par des officiers belges. A quelques dizaines de mètres de l’ETO, des milices rwandaises Interahamwe attendaient patiemment que le détachement belge quitte l’Ecole pour donner l’assaut et massacrer les réfugiés tutsi et hutu qui s’y trouvaient. Le 11 avril, lorsque les 143 expatriés ont été transférés, en sécurité, à l’aéroport de Kigali où les attendaient des avions pour les rapatrier, le contingent belge de la MINUAR a quitté l’ETO malgré les supplications des Tutsi et Hutu de pouvoir continuer à bénéficier de leur protection, certains n’hésitant pas à se mettre en travers de la route pour empêcher le départ des véhicules de la MINUAR ; les Belges durent tirer en l’air pour se frayer un passage. Après leur départ, ce fut la curée : les milices Interahamwe, assistés par la gendarmerie rwandaise, massacrèrent systématiquement les 2000 Tutsi et Hutu modérés encore présents à l’ETO.

Le 7 avril 2004, quelques rares victimes survivantes ont introduit une action civile en réparation contre l’Etat belge et les officiers belges à la tête du contingent belge pour leur responsabilité dans les dommages qu’elles avaient subis à la suite de l’abandon de l’ETO par la force belge.

Les moyens (les arguments des demandeurs)

En substance, les demandeurs mettaient en cause la responsabilité civile de la Belgique et des officiers belges de la MINUAR pour l’abandon des 2000 Tutsi et Hutu modérés qui avaient été massacrés dès que le contingent belge avait quitté l’ETO. Les défendeurs (l’État belge et les officiers en question) prétendaient faire échec à l’action civile en soutenant qu’elle était prescrite (1.), que les faits en cause étaient imputables non à la Belgique mais à la MINUAR, donc à l’ONU (2.), que les conséquences du départ des militaires belges étaient imprévisibles (3.), que, de toute façon, ils ne pouvaient rien faire en droit comme en fait (4.) et que leur départ n’était pas la cause du massacre (5.).

1. La prescription des actions civiles

La Belgique et les officiers mis en cause prétendaient que l’action était prescrite en raison de l’article 2262bis du Code civil qui prévoit que l’action en responsabilité civile doit être introduite dans les 5 ans qui suivent soit le jour du dommage, soit le jour où l’identité de l’auteur de la faute est connue.

Le tribunal repousse l’exception après avoir constaté que le massacre de l’ETO était un crime de droit international humanitaire visé aux articles 136bis à 136quater du Code pénal (génocide, crimes contre l’humanité, crimes de guerre), que la responsabilité des défendeurs pourrait être engagée pour omission à agir, que l’action publique pour de tels crimes était imprescriptible et que l’action civile ne pouvant se prescrire avant l’action publique (c’est-à-dire l’action pénale proprement dite, visant au prononcé de sanctions pénales à charge des prévenus) (titre préliminaire du Code de procédure pénale, articles 21 et 26), elle devenait elle-même imprescriptible.

Le tribunal limite toutefois la portée de l’imprescriptibilité à l’action dirigée contre les officiers belges et ne l’étend pas à l’action dirigée contre l’Etat belge car celui-ci ne peut encourir de responsabilité pénale. Dès lors, en effet, que la faute est, ici, un crime imprescriptible imputable à des personnes physiques, l’action civile ne se prescrit pas ; mais comme l’Etat, personne morale de droit public, ne peut, juridiquement, se voir imputer un tel crime (spécialement parce qu’en droit belge l’État ne peut être condamné pénalement, contrairement aux personnes morales de droit privé), il bénéficie de la prescription de droit commun.

La responsabilité civile de l’Etat n’est cependant pas tout à fait écartée : dans la mesure où les conséquences civiles des infractions reprochées aux défendeurs militaires peuvent incomber à l’Etat, il s’agit de savoir si l’imprescriptibilité des fautes imputées aux militaires peut s’étendre à l’Etat. C’est un point que les parties devront traiter lorsque le tribunal rouvrira les débats (voy. plus loin).

2. L’imputabilité des faits

La mise en cause de la responsabilité des militaires dépendait encore du point de savoir s’ils avaient agi comme organes de la Belgique ou comme organes de la MINUAR. Le tribunal constate que l’ordre d’évacuer l’ETO n’a donné lieu à aucune concertation entre le colonel Marchal qui commandait le détachement belge et le général Dallaire qui dirigeait la MINUAR, alors que la concertation entre le premier et l’état-major belge était permanente.

Pour le tribunal, la décision d’évacuation incombait donc à la Belgique et non à la MINUAR.

3. L’ignorance des conséquences du départ de l’ETO

Le tribunal rejette l’allégation des défendeurs selon laquelle les conséquences du départ des Belges auraient été imprévisibles : les crimes commis contre les victimes se commettaient déjà à grande échelle sur le territoire rwandais et il était évident que les réfugiés de l’ETO en seraient aussi victimes dès que cesserait la protection accordée par les militaires belges.

4. L’incapacité en fait et en droit

Les défendeurs prétendaient qu’ils ne pouvaient pas agir autrement car toute attitude offensive eût contrevenu aux règles d’engagement de la MINUAR et mis celle-ci en danger vis-à-vis des belligérants.
L’argument est rejeté dès lors que la simple présence passive des militaires assurait déjà la sécurité des réfugiés et qu’ils étaient autorisés à exercer la légitime défense s’ils étaient attaqués.

Le fait d’avoir obéi à des ordres n’excluait pas la responsabilité des subordonnés, dès lors que ces ordres étaient de nature à entraîner des crimes de guerre.

5. L’absence de causalité entre l’évacuation de l’ETO et le massacre subséquent

Le tribunal rejette l’affirmation des défendeurs que le départ des militaires n’est pas la cause du massacre des réfugiés : le tribunal observe que les réfugiés n’ont pas été mis en danger tant que les militaires belges sont restés à l’ETO et que d’autres tutsi et hutu modérés ont eu la vie sauve tant qu’ils étaient sous la protection de la MINUAR.

La réouverture des débats

Le tribunal ne s’est cependant pas prononcé définitivement sur la responsabilité des militaires et de l’Etat belge, par manque d’éléments factuels à sa disposition. Le tribunal était en effet confronté à deux thèses radicalement opposées.

Selon les demandeurs, les officiers belges disposaient de troupes d’élite mieux armées que les milices interahamwe et ils n’ont pas cherché de solution alternative, soit en demandant un renfort à la MINUAR, soit en conduisant les réfugiés à un autre endroit tenu par les troupes bangladaises de la MINUAR, soit encore en les confiant aux troupes du Front patriotique rwandais (FPR), qui progressaient rapidement et qui avaient investi la colline où ils se trouvaient le lendemain même du massacre. De toute façon, en cas d’attaque des milices interahamwe, le contingent belge aurait été immédiatement assisté par les troupes belges cantonnées près de l’aéroport.

Les défendeurs répondaient qu’ils n’avaient pas vraiment le choix, vu la pauvreté de leur armement et de leurs munitions ainsi que le climat d’hostilité à leur égard comme le montrait le meurtre des 10 para commandos belges quatre jours plus tôt. Quant à envisager l’évacuation des réfugiés, une demande de renforts à la MINUAR ou une éventuelle intervention du FPR déjà fort accaparé par sa lutte contre les Forces armées rwandaises, il ne s’agissait que d’hypothèses aléatoires.

Eu égard à ces problèmes d’établissement des fait, le tribunal accepte la requête d’une des parties demanderesses de projeter au tribunal le film Shooting Dogs. Ce film, que les parties pourront commenter, permettra, selon le tribunal, de mieux appréhender la situation in concreto. La projection est fixée au 14 février 2011.

Commentaire

Bien que cette décision ne mette pas fin à l’affaire, elle est extrêmement intéressante aux plans juridique, méthodologique et moral.

1. Le droit

A la connaissance du soussigné, c’est une des toutes premières fois qu’un juge condamne, au plan des principes (non en fait car cela dépendra de la suite des débats), l’omission de militaires à agir pour sauver des personnes contre un danger extérieur. La jurisprudence des juridictions pénales internationales dans le cas de la deuxième guerre mondiale, de l’ex-Yougoslavie ou du Rwanda, jurisprudence substantielle dans cette matière, concernait presqu’uniquement l’abstention d’un supérieur à prévenir les crimes de ses propres subordonnés, non ceux des troupes adverses ; c’est d’ailleurs un peu ce que les défendeurs plaidaient.

Le tribunal va plus loin et n’hésite pas à condamner, en théorie, l’abstention d’officiers à empêcher non les exactions de leurs troupes mais celles de forces armées externes. On ne peut que saluer un raisonnement en parfaite harmonie avec le texte des statuts de diverses juridictions pénales internationales lorsqu’ils codifient les principes de responsabilité pénale des accusés.

Dans le même ordre d’idées, mais plus classiquement, le tribunal exclut la justification tirée de l’ordre supérieur dès lors que celui-ci peut conduire à un crime de guerre : les baïonnettes intelligentes l’emportent sur les baïonnettes aveugles – un rappel précieux dont il faut se féliciter.

2. La méthodologie

Le tribunal raisonne en bon sens lorsqu’il écarte des moyens fondés sur une prétendue imprévisibilité des conséquences qui pouvaient résulter du départ de la force belge de l’ETO. C’est une évaluation logique fondée sur la conscience et l’intime conviction du juge dans des circonstances de fait qui, à l’époque, étaient d’ailleurs connues du monde entier.

Par contre, la décision de projeter un film de fiction inspiré par ces événements pour mieux apprécier les éléments factuels de la cause est plus inattendue. Bien que le tribunal reconnaisse qu’il ne s’agit pas d’un témoignage à valeur scientifique ou historique, on se demande comment l’interprétation artistique et forcément subjective d’un événement peut contribuer à la manifestation de la vérité.

Le poids des images et leur charge émotive paraissent difficilement compatibles avec l’objectivité de la justice.

3. La morale

Dans les quelque 164 années d’histoire de la Belgique indépendante, les événements du Rwanda de 1994 ont été une occasion unique pour notre pays de se couvrir de gloire et il a seulement réussi à se couvrir de honte : si la décision de retirer du Rwanda les soldats belges de la MINUAR pouvait, politiquement, se comprendre après le massacre des 10 para commandos belges au camp militaire de Kigali, le 7 avril 1994, en revanche, en encourageant les Nations Unies à quitter également le Rwanda (Rapport Mahoux-Verhofstadt de la Commission d’enquête parlementaire concernant les événements du Rwanda, Documents parlementaires, Sénat, 1997-1998, n° 1-611/7, 6 décembre 1997, pp. 546 et s.), la Belgique est devenue la tenante d’un libéralisme nouveau mais peu glorieux, celui du « laissez faire laissez tuer ».

L’abandon des 2000 réfugiés de l’ETO par le contingent belge de la MINUAR, dans l’indifférence du sort tragique qui allait leur être réservé et qu’il était impossible de ne pas prévoir, va plus loin que l’aphorisme précité puisqu’on est passé de la métaphore aux actes. Le jugement du 8 décembre dernier ne rendra sans doute pas la vie aux 2000 personnes abandonnées aux machettes des génocidaires mais il est une première étape dans la restauration de l’honneur perdu par la Belgique le 11 avril 1994. Il n’y a pas qu’à Berlin qu’il y a des juges (sur la célèbre réponse « es gibt noch Richter in Berlin » du meunier à Frédéric II de Prusse qui voulait agrandir son domaine au détriment du terrain de son voisin, voy. Frédéric II de Prusse), il y en a aussi à Bruxelles, et ce sont eux qui permettront, peut-être, à la Belgique de se refaire une virginité humanitaire.

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