Accès aux cinémas des personnes handicapées : limites et perspectives par la Cour européenne des droits de l’homme

par Vanessa De Greef - 23 mars 2021

La décision Glaisen c. Suisse du 25 juin 2019 de la Cour européenne des droits de l’homme date un peu mais il mérite une présentation sur Justice-en-ligne.

Il concerne les droits des handicapés au départ du refus opposé à l’intéressé, paraplégique, d’entrer dans une salle de cinéma.

Vanesse De Greef, chargée de recherches FNRS et professeure à l’ULB, analyse la décision ci-dessous. Même si La Cour rejette le recours de M. Glaisen, il n’en comporte pas moins des enseignements importants.

1. M. Glaisen souffre de paraplégie et l’accès à un cinéma d’art et d’essai lui a été refusé, l’empêchant de voir un film ne figurant à l’affiche d’aucune autre salle de la ville. Dans le cinéma en question, il n’y a pas d’accès pour les fauteuils roulants et le requérant n’a pas été autorisé à être porté à l’intérieur ni même, avant cela, à acheter un billet.

2. Il déposa des recours en indemnisation contre la société exploitant le cinéma. Ces recours furent tous rejetés par les juridictions internes en 2011 et 2012.
Monsieur Glaisen introduisit ensuite une requête devant la Cour européenne des droits de l’Homme pour violation de plusieurs dispositions de la Convention, à savoir les articles 8 (droit à la protection de la vie privée et familiale), 10 (liberté d’expression) et 14 (principe de non-discrimination).

Malgré la décision d’irrecevabilité de la Cour, l’affaire nous incite à vérifier à l’avenir le pourcentage de films auxquels ont accès les personnes handicapées pour augmenter leur participation à la vie sociale.

3. Dans cette décision, le débat est centré sur le droit au respect de la vie privée.
Comme souvent devant la Cour européenne des droits de l’homme, ce qu’on appelle « le droit au respect de la vie privée et familiale » est la porte d’entrée pour faire valoir des droits sociaux qui, eux, ne sont pas formellement repris dans la Convention européenne.

Comment cela se fait-il ? Parce que la Cour estime que la notion de vie privée « est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive » et qui peut parfois englober « des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu ».
Elle rappelle encore dans cet arrêt que cette notion « recouvre également le droit au développement personnel et le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur ».

4. Cette position de la Cour a permis des avancées mais elle a également des indéniables limites.

Les limites de la décision Glaisen c. Suisse

5. Dans cet arrêt, on perçoit initialement surtout les limites : la Cour a réduit la portée de l’article 8 (le droit au respect de sa vie privée et familiale) ou du moins elle ne l’a pas suffisamment élargie en déclarant, à nouveau, après sa décision Zehnalová et Zehnal c. République tchèque du 14 mai 2002 , que l’article 8 de la Convention européenne entre en jeu seulement
« dans les cas exceptionnels où un manque d’accès aux établissements publics et ouverts au public empêcherait la requérante de mener sa vie de façon telle que le droit à son développement personnel et son droit d’établir et d’entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur soient mis en cause ».
Par conséquent, en raison de la nécessité de se trouver dans des « cas exceptionnels », le droit au respect de la vie privée n’est qu’une porte d’accès limitée pour que les personnes handicapées puissent exiger que l’État contraigne les particuliers à rendre leurs bâtiments accessibles aux personnes handicapées.

6. La Cour va ensuite rappeler que les États jouissent d’une marge d’appréciation généralement étendue lorsqu’ils doivent ménager un équilibre entre des intérêts privés et des intérêts publics concurrents ou différents droits protégés par la Convention.

C’est sur la base de cet argument que la Cour va admettre que la disposition légale suisse relative à la participation des personnes handicapées à la vie en société a uniquement « pour but de prévenir des comportements ségrégationnistes graves qui tendent à exclure les personnes handicapées de certaines activités ».
Concrètement, il n’y a pas de problème, d’après la Cour, que les mesures d’accessibilité que doivent prendre les personnes privées en Suisse pour limiter la discrimination des personnes handicapées soient limitées et elles ne requièrent pas, hormis certaines situations de discriminations jugées comme étant très graves, de donner accès à une personne handicapée à un bâtiment ouvert au public, tel qu’une salle de cinéma d’art et d’essai.

7. Au-delà du désaccord qu’on peut avoir à ce sujet, il y a tout d’abord un problème dans les étapes du raisonnement de la Cour : comme l’explique Michel Vanderstraeten, cet argument de la marge d’appréciation nationale n’aurait pas dû intervenir à ce stade-ci étant donné que la Cour décide que le droit au respect de la vie privée ne s’applique pas à la situation en question. Autrement dit, on doit s’intéresser à la marge d’appréciation nationale non pas pour décider d’appliquer ou non le droit au respect de la vie privée et familiale mais uniquement lorsqu’on sait que ce droit s’applique à la situation et que l’État est « amené à justifier son inaction » (M. Vanderstraeten, « 7.1. Obligations anticipatives d’accessibilité » article dans l’ouvrage collectif dirigé par I. Hachez et J. Vrielink, Les grands arrêts en matière de handicap, Bruxelles, Larcier, 2020, p. 610).

Les perspectives intéressantes de la décision Glaisen c. Suisse

8. Il faut toutefois souligner deux éléments qui pourraient, dans cette décision, permettre une évolution jurisprudentielle favorable à la situation des personnes souffrant d’un handicap.

9. Tout d’abord, même si elle le fait de façon encore fort timide, la Cour se réfère à la Convention des Nations Unies ‘relative aux droits des personnes handicapées’ du 13 décembre 2006, qui énonce le principe de la « participation et [de] l’intégration pleines et effectives à la société » des personnes handicapées (article 3, lettre c).
Il faut cependant regretter qu’elle n’ait pas fait référence à l’article 9 de cette Convention, qui est relatif à l’accessibilité et qui prévoit des obligations beaucoup plus précises.

En effet, cette disposition requiert concrètement que les États partie doivent
« faire en sorte que les organismes privés qui offrent des installations ou des services qui sont ouverts ou fournis au public prennent en compte tous les aspects de l’accessibilité par les personnes handicapées » (article 9, point 2, lettre b).

10. Ensuite, la Cour va analyser le pourcentage de films auxquels le requérant a accès pour déterminer l’accès général aux cinémas environnants. Elle déclare ainsi qu’
« il ne découle pas de l’article 8 un droit d’avoir accès à un cinéma particulier pour y voir un film spécifique, aussi longtemps qu’est assuré un accès général aux cinémas se trouvant dans les environs proches. Or d’autres cinémas exploités par la société en question seraient adaptés aux besoins du requérant. Le pourcentage de films uniquement projetés au cinéma en cause s’élevait seulement à environ 10 à 12 % en 2009 et 2010. Il s’ensuit que le requérant avait généralement accès aux cinémas de sa région ».

Conclusion

11. Pour conclure, cette analyse du pourcentage de films auxquels ont accès les personnes handicapées pourrait être gage d’avancées sociales.

Il faut cependant regretter que la Cour n’ait pas une interprétation plus extensive d’autres droits fondamentaux que le droit au respect de la vie privée pour rendre les droits des personnes handicapées plus effectifs (comme le droit de recevoir de l’information prévu à l’article 10, que le requérant avait également invoqué). Tous les droits sociaux ne peuvent pas être pensés en partant du droit au respect de sa vie privée et familiale.

Votre point de vue

  • Skoby
    Skoby Le 25 mars 2021 à 12:52

    Je pense que le refus d’accès à un cinéma à un handicapé, ne fait pas partie de la

    vie privée, ni de discrimination mais d’accessibilité possible et d’un personnel
    adéquat. Ou alors il faut que la loi oblige les cinémas à s’équiper pour recevoir
    des invalides.

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