Entre dénigrement d’une religion et liberté religieuse, la Cour européenne des droits de l’homme fait prévaloir celle-ci sur la liberté d’expression

par Baptiste Nicaud - 15 janvier 2019

Une Autrichienne ayant insinué que Mahomet avait des tendances pédophiles s’est vue condamnée dans son pays pour dénigrement de la doctrine religieuse.

Dans son arrêt E.S. c. Autriche du 25 octobre 2018 , la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que cette condamnation ne constituait pas une violation du droit à la liberté d’expression.

Cet arrêt, en faisant primer la liberté religieuse garantie par l’article 9 de cette même convention, a rapidement suscité la controverse. Constitue-t-il pour autant un recul en matière de la liberté d’expression ?
Baptiste Nicaud, Maître de conférences à l’Université de Limoges et avocat au barreau de Paris, nous propose sa réponse.

1. La jurisprudence fournie de la Cour européenne en matière de liberté d’expression a particulièrement mis en lumière qu’il n’y a guère de place pour des restrictions dans le domaine du débat d’intérêt général.

Toutefois, la jurisprudence démontre que ces restrictions varient en fonction du domaine concerné. La Cour avait déjà pu affirmer des arrêts Otto-Preminger Institut c. Autriche du 20 septembre 2004 et I.A. c. Turquiedu 20 septembre 2005 que la marge d’appréciation des États est en revanche élargie lorsqu’ils réglementent la liberté d’expression dans des domaines susceptibles d’offenser des convictions personnelles relevant de la religion.

Lorsque la Cour de Strasbourg évoque la « marge nationale d’appréciation », elle analyse la possibilité, plus ou moins large selon les droits et les problématiques en cause, qu’auraient les États à restreindre les libertés en cause.

L’arrêt E.S. c. Autriche, dont il est question à présent, reprend ces principes tout en faisant une application contestable.

2. Dans cette affaire, la requérante se présentait comme une experte dans le domaine de la doctrine islamique et tenait des séminaires intitulées « Informations de base sur l’Islam ».

Lors d’un séminaire, la requérante affirma que Mahomet s’était marié à Aïcha alors qu’elle avait six ans et que ce mariage avait été consommé alors qu’elle n’avait que neuf ans pour ensuite insinuer que Mahomet avait des tendances pédophiles et qu’il n’était pas digne d’être l’objet d’une vénération religieuse.

3. Les juridictions nationales ont retenu que les propos de la requérante ne pouvaient pas s’inscrire dans un débat d’intérêt général, notamment sur la question du mariage des enfants. Au contraire, elles ont estimé que les allégations n’avaient que pour objectif de dénigrer Mahomet.

Ces propos relevaient donc d’une attaque abusive à l’encontre du Prophète de l’Islam et constituaient un dénigrement de la doctrine religieuse susceptible de provoquer une indignation justifiée des croyants.

Ainsi, selon la Cour européenne des droits de l’homme, la condamnation de la requérante était justifiée et notamment fondée sur la protection de la paix religieuse en Autriche.

La requérante a alors saisi la Cour européenne de Strasbourg.

4. Devant celle-ci, la requérante a maintenu que son discours participait d’une critique de la religion s’inscrivant dans un débat d’intérêt général et que, dans un tel contexte, elle ne faisait qu’émettre un jugement de valeur à partir de faits prouvés. Elle faisait par ailleurs valoir, à l’appui d’une jurisprudence plus permissive de la Cour européenne, tel que l’arrêt Gündünz c. Turquie du 4 décembre 2003 , que les attaques injustifiées contre des groupes religieux devaient être tolérées même si elles étaient fondées sur des faits inexacts, tant qu’elles n’incitaient pas à la violence.
La requérante invoquait ainsi une interprétation plus permissive de la liberté d’expression, qui ne fut pas retenue par la Cour.

5. Dans sa motivation, celle-ci rappelle que l’exercice de la liberté d’expression doit se concilier avec le respect de la liberté religieuse garantie à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme. Si la critique des croyances religieuses est possible, elle ne saurait conduire à des expressions gratuitement offensantes ou des attaques abusives des objets de vénérations susceptibles d’inciter à l’intolérance religieuse.
Forte de ces principes, la Cour rappelle sa jurisprudence précitée selon laquelle un tel contexte justifie une large marge d’appréciation des États.

6. S’agissant du contenu du propos, la Cour les replace tout d’abord dans leur contexte pour ensuite les analyser.

Elle rappelle que la requérante avait tenu ces propos dans un séminaire d’information sur l’Islam adressé spécialement à des jeunes adultes. La Cour retient que, lors de ce séminaire, la requérante avait émis un jugement de valeur offensant sur les tendances pédophiles de Mahomet qui était fondé sur des faits en partie faux. La Cour en conclut que la requérante n’avait pas informé de manière neutre son audience en formulant des attaques qu’elle estime de nature à justifier l’indignation d’autrui.

Dans ces conditions, la Cour refuse de reconnaître que les propos de la requérante puissent constituer une contribution objective à un débat d’intérêt général. Au contraire, les propos étaient une attaque injustifiée incitant à l’intolérance religieuse qui avaient dépassé le cadre de la libre critique.

Pour la Cour, la condamnation des juridictions autrichiennes, fondée sur la protection du sentiment et de la paix religieuses répondait à l’exigence de nécessité dans une société démocratique, qui est une des conditions mises par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme pour qu’une restriction à la liberté d’expression soit admissible.
Cette solution appelle à quelques réflexions expliquant pourquoi cette décision peine à convaincre.

7. Tout d’abord, la Cour justifie sa décision sur le caractère partiellement faux des faits rapportées par la requérante pour justifier du caractère excessif du jugement de valeur sans pour autant s’aventurer dans la précision.

S’il s’agit des faits relatifs au mariage de Mahomet et d’Aïcha, il semblerait que les faits avancés peuvent être largement contestées et font l’objet d’un débat. Pour autant, il apparaît hasardeux que la Cour se place en détentrice de la vérité sans même la préciser, alors qu’elle a déjà affirmé « qu’il ne lui revient pas d’arbitrer une question historique de fond » (Cour eur. D.H., Giniewski c. France, 31 janvier 2006 ).

8. Par ailleurs, la Cour reproche à la requérante l’absence de contribution objective au débat d’intérêt général notamment en raison de l’absence de neutralité des informations fournies.

Ce reproche peut se comprendre par le contexte spécifique de l’affaire. En effet, la requérante s’étant elle-même contrainte à cette exigence d’une information neutre par la vocation et le titre de son séminaire, la Cour pouvait possiblement lui reprocher une utilisation détournée de sa liberté d’expression pour aboutir à de telle attaques.

Ce contexte est d’autant plus particulier qu’il se différencie de celui de l’affaire Gündünz c. Turquie du 4 décembre 2003, citée plus haut (sous le n° 

4), invoquée par la requérante dans lequel les propos du requérant dans une émission télévisuelle avaient pu être directement contrebalancés par d’autres participants à l’émission.

Toutefois, l’existence d’un sujet d’intérêt général suppose le débat. Ce dernier nécessite la confrontation d’idées et d’opinion diverses, impliquant de contributions non-neutres et non forcément objectives.

Dès lors, l’émergence possible de ces critères d’objectivité et de neutralité pour déterminer l’existence d’une telle contribution hors d’un tel contexte est dangereuse car elle risque de limiter la diversité des opinions, ainsi d’affaiblir la liberté de s’exprimer.

9. Enfin, la Cour intègre dans son analyse des limites à la liberté d’expression, non plus le seul respect du droit individuel à la jouissance paisible de la liberté religieuse, mais l’obligation générale d’assurer la paix religieuse.

Ce principe peut être perçu comme une suite logique de la construction de la jurisprudence de la Cour. En effet, cette dernière avait déjà affirmé sous l’angle de l’article 9, notamment dans un arrêt S.A.S. c. Francedu 1er juillet 2014, le devoir de l’État de promouvoir une tolérance mutuelle entre des groupes opposés et dont « le rôle ne consiste pas à éliminer la cause des tensions en supprimant le pluralisme mais à veiller à ce que les groupes concurrents se tolèrent les uns les autres » (sur cet arrêt, il est également renvoyé à l’article de Guy Haarscher publié dans Justice-en-ligne, « Le ‘voile intégral’ dans l’espace public à Strasbourg : la Cour européenne juge son interdiction dans l’espace public conforme à la Convention européenne des droits de l’homme » ).

Or, en mettant ici sur le même plan le fait d’éviter que des personnes puissent être directement touchées par un propos offensant et l’obligation pour l’État d’assurer une paix religieuse qui est par essence collective, la Cour offre ici une large justification à la censure de la critique religieuse. En effet, elle envoie le signal selon lequel, peu important l’impact de diffusion d’un message sur les individus, l’État peut légitimement censurer les contenus qui risqueraient, en général, de ne pas aller dans le sens de la tolérance vis-à-vis de certaines croyances.

10. Cet arrêt offre une lecture très restrictive de la liberté d’expression en confrontation avec la liberté religieuse. Les critères utilisés par la Cour semblent démontrer qu’en la matière les responsabilités priment sur la liberté et que le devoir de tolérance repose plus largement sur ceux qui s’expriment que sur ceux susceptibles d’être visés par le message.

En définitive, soit la Cour affirme un recul en matière de liberté d’expression, soit elle fait plus largement le constat du recul de la notion même de société démocratique apte à débattre sans régulation répressive.

Mots-clés associés à cet article : Islam, Liberté d’expression, Liberté de religion, Religion, Mahomet,

Votre point de vue

  • Amandine
    Amandine Le 16 janvier 2019 à 16:25

    Si j’ai bien compris, cette dame a été condamnée à une peine sous forme d’amende et, à défaut de paiement, à une peine de 120 jours de prison. https://hudoc.echr.coe.int/fre#{%22itemid%22:[%22001-187188%22]}
    Il ne semble pas qu’il y ait eu constitution de partie civile et donc pas de condamnation à des dommages et intérêts à une victime.

    Il me semble que l’exercice de la liberté d’expression en matière religieuse soit de plus en plus balisé par le pouvoir judiciaire ; alors que, par contre, une très grande liberté d’expression reste de mise en ce qui concerne les convictions politiques, du moins si j’en juge par les qualificatifs et les jugements qui sont énoncés, y compris publiquement par les médias officiels, à l’encontre de certains chefs d’états, passés et actuels.

    .

    • Christianedh
      Christianedh Le 23 janvier 2019 à 17:50

      " Il me semble que l’exercice de la liberté d’expression en matière religieuse soit de plus en plus balisé par le pouvoir judiciaire".... c’est même choquant et ahurissant ! Il semble que la Cour intègre dans son analyse des limites à la liberté d’expression pour une obligation générale d’assurer la paix religieuse.

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Maître de Conférences à l’Université de Limoges
Avocat au barreau de Paris

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